Le transport spatial européen : un modèle de partenariat États-industrie
L’accès à l’espace constitue depuis près de trente ans la pierre angulaire de la politique spatiale européenne, lui apportant à la fois ses plus belles pages de gloire et quelques moments difficiles. Réussite technique et commerciale, le lanceur Ariane a occupé une place de choix sur un marché complexe où le partenariat États-industrie joue un rôle essentiel. Historiquement porté par un effort majoritairement français et solidement ancré autour des lanceurs Ariane 1 à 5, le transport spatial européen explore aujourd’hui des voies nouvelles avec la mise en place d’un pas de tir de lanceurs Soyouz en Guyane et le développement d’un lanceur de charges utiles légères proposé par l’Italie (le lanceur Vega).
En illustration : Lancement par Ariane 5 ECA des satellites Syracuse 3 B et JC-Sat 10, le 11 août 2006.
État des lieux : un club fermé, des approches variées
Force est de constater qu’il n’existe pas d’État ou d’association d’États ayant une politique ou une industrie spatiale significative sans maîtrise de l’accès à l’espace. Quarante ans après le début de l’exploitation de l’espace, la capacité de placer des charges utiles en orbite reste l’apanage d’un club restreint de pays. Ceux-là ont accepté d’investir longtemps, beaucoup et avec constance pour développer des technologies, des méthodes et des infrastructures souvent très spécifiques (les moteurs cryotechniques n’ont pas d’autres applications que la propulsion des lanceurs). L’investissement total des États européens dans les programmes Ariane représente à ce jour plus de 15 milliards d’euros. Aux côtés de l’Europe, seuls les États- Unis, la Russie, la Chine, l’Inde et le Japon disposent de lanceurs lourds.
Des approches variées
Arianespace, l’opérateur des systèmes de lancement européens, opère aujourd’hui la version lourde d’Ariane 5, capable de placer en orbite deux gros satellites de télécommunications, pour une masse totale de satellites de plus de 9 tonnes. Grâce à ce système et à la réussite du plan de retour en vol d’Ariane 5 ECA, mis en place après l’échec du premier lancement en décembre 2002, l’opérateur européen a pu retrouver en 2006 une part de marché représentant 60% du marché commercial, niveau qu’il avait conquis avec la génération précédente de lanceurs. Ariane 5 ECA constitue la cinquième évolution majeure des lanceurs Ariane, depuis le premier vol d’Ariane 1 le 24 décembre 1979.
Parallèlement, associé à la société eurorusse Starsem, Arianespace opère depuis Baïkonour le lanceur historique Soyouz, adapté aux missions de performance moyenne et qui totalise près de 1 800 lancements. Dans le cadre d’une coopération unique avec leurs partenaires russes, l’Agence spatiale européenne, le CNES et Arianespace travaillent aujourd’hui à la mise en place d’un pas de tir de ce lanceur au Centre spatial guyanais.
Les systèmes américains et russes sont les descendants de systèmes mis au point pendant la guerre froide, la course à l’espace en ayant été l’une des manifestations les plus spectaculaires. Raccourci surprenant de l’histoire, l’effondrement de l’Empire soviétique au début des années 1990 a donné naissance à des associations américano-russes, les premiers y voyant le moyen d’éviter la dislocation anarchique d’une industrie hautement proliférante, les seconds se voyant ouvrir les portes du marché des lancements commerciaux et ses revenus bienvenus dans un système alors en crise. Les deux géants américains Lockheed Martin et Boeing se sont ainsi respectivement associés à Khrounitchev pour commercialiser le lanceur Proton et au missilier ukrainien Youjnoe dans la mise en œuvre du lanceur Zenit à partir d’une plate-forme maritime. Signe de la fin de cette période de transition, la tendance actuelle est plutôt au repli sur soi. Les systèmes américains, Atlas 5, Delta 4 et Navette spatiale, se consacrent aujourd’hui quasi exclusivement aux missions gouvernementales et les systèmes russes ont de nouveau une activité gouvernementale soutenue, même s’ils essaient de maintenir une présence significative sur le marché commercial.
La Chine, de son côté, développe avec détermination un programme spatial ambitieux couvrant l’ensemble des domaines, y compris le vol habité. Ses lanceurs sont dédiés aujourd’hui exclusivement aux missions nationales. Leur présence sur le marché commercial est dans les faits rendue pratiquement impossible par l’interdiction imposée par Washington à ses industriels d’exporter vers la Chine des composants spatiaux fabriqués aux États-Unis, alors que la majorité des satellites, américains ou pas, en sont équipés.
Avec la famille de lanceurs H2, le Japon a développé un système de lancement sophistiqué, qu’il réserve lui aussi aux missions de l’Agence spatiale japonaise, son coût et les conditions réglementaires imposées à son exploitation rendant difficile son accès au marché commercial.
Enfin, dernière des grandes puissances spatiales, l’Inde a développé une famille de lanceurs utilisés pour ses satellites nationaux, son organisation industrielle et opérationnelle la limitant aujourd’hui à la seule satisfaction de cette demande.
Les grandes tendances du marché
Les missions gouvernementales représentent la majorité des lancements dans le monde (54 missions en 2006) alors que les missions pour des opérateurs de satellites commerciaux (19 missions en 2006) n’en représentent que le quart environ. Compte tenu de la fermeture des marchés gouvernementaux, le socle sur lequel s’exerce la compétition ne constitue donc qu’une part relativement marginale de l’activité de lancement.
Concentré sur les satellites de télécommunications placés en orbite géostationnaire, le marché commercial connaît de profondes évolutions : les clients répartis hier entre des opérateurs de télécommunications essentiellement régionaux et étatiques sont aujourd’hui des opérateurs privés à vocation mondiale. Les plus gros, comme SES (Luxembourg) ou Intelsat (États-Unis) mettent en oeuvre des flottes de quelque 50 satellites. Les services offerts ont évolué avec le marché des télécommunications, investissant les nouveaux secteurs dans lesquels le satellite offre des avantages par rapport aux solutions terrestres (télévision directe, haute définition, liaison mobile, zone à faible infrastructure). Ces évolutions de services se sont traduites par une augmentation des capacités, des puissances émises, des durées de vie et finalement des masses à satelliser. Le plus gros satellite de télécommunications lancé par Ariane 5 avait une masse de 6,7 tonnes et des projets au-delà de 8 tonnes sont aujourd’hui en cours de mise au point.
Les missions spatiales des acteurs gouvernementaux sont, elles, beaucoup plus diversifiées en termes de performances et d’orbite à atteindre. Si les satellites de télécommunications militaires suivent les évolutions des satellites commerciaux, ceux d’observation ou les satellites scientifiques ont, pour des missions comparables, tiré tout le bénéfice de la miniaturisation des équipements électroniques et ont vu leur taille diminuer de façon significative. Entre deux générations de satellites d’observation français, Spot 5 aujourd’hui et Pléiades demain, le rapport de masse est de l’ordre de 3. Parallèlement, les missions dans le cadre du programme de la Station spatiale internationale demandent des performances de l’ordre de 20 tonnes en orbite basse.
Les spécificités du modèle européen
Un modèle économique original : à la différence des autres systèmes, le transport spatial européen trouve son équilibre sur les deux piliers que sont d’un côté les financements publics et de l’autre, ceux provenant du marché commercial. L’investissement des États se concrétise dans les programmes de recherche et développement, dans la participation au financement d’un certain nombre d’infrastructures comme le Centre spatial guyanais, et enfin dans les missions de lancement réalisées pour des clients étatiques. Les missions commerciales représentent 80% de l’activité des lanceurs européens. La répartition entre financement public et financement par le marché a évolué avec le temps. Si le temps des pionniers, jusqu’aux premiers lancements commerciaux, a été entièrement à la charge des États, le marché a progressivement gagné du terrain pour atteindre un niveau de financement de l’activité de 60%.
L’accès au marché commercial est en fait une condition nécessaire pour l’existence, la fiabilité et la disponibilité du système industriel et technique européen, qui ne pourrait être opérationnel avec une activité réduite aux seules missions gouvernementales (une à deux missions par an pour Ariane 5).
Afin de gérer cette situation, un partenariat États-industrie s’est imposé dès le début des opérations Ariane entre l’Agence spatiale européenne, le CNES et l’ensemble des États membres d’une part, Arianespace et l’industrie d’autre part. Ce partenariat est régi par une Convention qui organise la mise à disposition des moyens développés par les États au profit de l’opérateur. Elle permet l’organisation de l’exploitation, la définition des évolutions et la gestion des situations de crise inhérentes à l’activité de transport spatial et que, seule, l’industrie ne pourrait assumer.
L’ouverture du marché gouvernemental européen, ou plutôt sa non-fermeture constitue un autre élément de spécificité du modèle européen. Si, d’une façon générale en dehors de l’Europe, les puissances spatiales confient leurs missions à leurs lanceurs nationaux, la mise en place d’une telle politique a mis du temps à progresser en Europe et ne fait pas encore l’unanimité.
Une activité industrielle exclusivement en zone Europe. Les programmes de développement, financés par les États européens au travers de l’Agence spatiale européenne, sont contraints par la règle du juste retour qui impose que les pays participant financièrement au programme se voient octroyer des contrats de développement pour un montant équivalent. En fin de programme, la production des différents éléments du lanceur, du fait même de leur grande spécificité, se met naturellement en place autour de cette même organisation. La conséquence est que la production des lanceurs européens se fait intégralement en zone euro, ce qui l’expose aux aléas liés au taux de change euro-dollar.
La parcellisation de l’activité industrielle en Europe imposée dès l’origine par le financement et l’organisation des programmes de développement de l’Agence spatiale européenne constitue une caractéristique originale du secteur du transport européen. La mise en place d’un opérateur européen comme Arianespace a permis d’assurer la coordination de cette activité en phase d’exploitation. Aujourd’hui la consolidation de l’industrie, notamment autour d’EADSAstrium, permet un début de rationalisation des activités.
Les enjeux
Consolider l’autonomie d’accès à l’espace, le caractère stratégique des missions spatiales se développera avec l’élargissement de leurs objectifs : observation de la Terre, que ce soit à des fins militaires ou environnementales, navigation et positionnement à usage civil et militaire, télécommunications civiles et militaires, exploration de l’Univers. Si l’Europe veut tenir son rang sur l’échiquier mondial dans ces domaines, elle devra continuer à maîtriser sa capacité d’accès à l’espace.
Minimiser le coût de possession pour les États : cela étant posé, un deuxième objectif doit être de garantir cette autonomie de la façon la plus efficace possible en minimisant son coût pour les États. Cet objectif sera atteint en assurant une cadence de lancement aussi importante que possible à des niveaux de prix permettant de répartir les coûts fixes d’exploitation. La réussite technique et la régularité des lancements constituent dans ce contexte des objectifs cruciaux.
La mise en place d’un outil industriel efficace est le passage obligé pour atteindre ce régime de croisière. Cette consolidation passe par l’industrialisation du processus de production et de mise en oeuvre : maîtrise des procédés de fabrication, minimisation des configurations exploitées, limitation et maîtrise des modifications, retour d’expérience, standardisation des opérations.
Parallèlement, le développement des coopérations internationales constitue un élément essentiel à une politique basée sur des systèmes nationaux parce qu’il permet l’accès à des systèmes mieux adaptés et donc plus économiques pour certaines missions. C’est bien avec cet objectif que l’Europe s’est lancée en mai 2003 dans l’installation d’un pas de tir du lanceur Soyouz au Centre spatial guyanais. Ce programme se concrétisera fin 2008 par le premier lancement de ce lanceur russe historique depuis Kourou.
Une gamme de lanceurs : la constitution d’une gamme de lanceurs européens commercialisée et mise en oeuvre par un opérateur unique, Arianespace, est le dernier développement original de l’organisation européenne. Elle permet de répondre à la diversité des demandes tout en assurant, dans une certaine mesure, des solutions alternatives en cas de difficultés sur un système. D’ici 2008, Ariane, Soyouz et Vega, trois lanceurs aux missions et aux histoires différentes, seront ainsi opérés en synergie par un même opérateur selon des méthodes et des schémas organisationnels cohérents depuis le Centre spatial guyanais.
Poursuivre l’effort de recherche et développement : si le succès des programmes européens passe par une industrialisation et une stabilisation des configurations exploitées, il n’en demeure pas moins vrai que la force des bureaux d’études est un facteur clef pour la réussite de l’exploitation et pour le maintien de programmes de développement majeurs. Il faut donc en parallèle des programmes décrits plus haut maintenir les compétences industrielles en Europe dans les métiers spécifiques aux systèmes de transport spatiaux.
Finalement, à l’image de la propulsion cryotechnique qui associe le froid extrême des ergols et la chaleur de la combustion, le programme de transport spatial européen a construit sa dynamique en conciliant sous bien des aspects des énergies opposées : la vision à long terme associée aux enjeux stratégiques et les opportunités et la dynamique du marché commercial, la rationalisation nécessaire d’une organisation industrielle et la nécessité d’associer un large tissu industriel européen, la volonté d’autonomie et l’intérêt des coopérations internationales, l’industrialisation d’un processus d’exploitation et le besoin de maintenir des bureaux d’études. Cette synthèse s’est construite dans un partenariat étroit entre la puissance publique et l’industrie. Son avenir en dépend aussi.