Le tunnel de base du Saint-Gothard, réussite humaine et technique
Les défis posés par la réalisation du tunnel de base du Saint-Gothard, un tunnel de 57 km, sont à la taille de l’ouvrage. Ils ont pu être relevés grâce au respect de règles éprouvées, en particulier en matière de gestion, de communication et de gouvernance, ce qui a permis de tenir les coûts et les délais.
Au cœur de l’Europe, la Suisse est traversée par l’un des quatre plus importants corridors de fret reliant les ports du nord de l’Europe avec la Méditerranée. Sa politique de mobilité a toujours voulu favoriser le transport ferroviaire par rapport au transport routier, cela afin de protéger la région alpine des méfaits de la pollution atmosphérique provoquée par les gaz d’échappement des camions. Il aura fallu près d’un quart de siècle pour que l’on passe d’une volonté politique du gouvernement suisse de se doter des infrastructures ferroviaires nécessaires pour répondre de manière écologique à l’augmentation du trafic de transit à travers les Alpes à l’inauguration, le 1er juin 2016, du tunnel de base du Saint-Gothard, le plus long tunnel ferroviaire au monde.
La NLFA (nouvelle ligne ferroviaire à travers les Alpes) du Saint-Gothard est constituée pour cette première étape de réalisation des tunnels de base du Gothard (57 km) et du Ceneri (15 km), chacun formé de deux tubes à simple voie distants d’environ 40 à 50 mètres et reliés entre eux par des rameaux de communication situés tous les 325 mètres. La réalisation par modules et en étape doit être assurée afin de compléter à l’avenir l’entier de la ligne de base qui s’étendra dans sa forme finale sur près de 160 km entre Zurich et Chiasso.
L’article aborde les différents défis auxquels pareille aventure humaine et technique a dû répondre.
REPÈRES
Même si l’aventure de la traversée ferroviaire des Alpes a commencé avec le percement des tunnels de faîte du Gothard, du Simplon et du Lötschberg entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, il aura fallu plusieurs tentatives au cours des soixante-quinze dernières années, dont certaines visionnaires pour l’époque, pour que l’on puisse traverser la chaîne alpine en empruntant une ligne à une altitude de plaine, s’affranchissant ainsi des fortes pentes des voies ferrées construites quelque cent ans plus tôt.
Défis organisationnels
En mandatant les CFF pour réaliser la ligne de base du Gothard, le Conseil fédéral a demandé que soit créée la filiale AlpTransit Gotthard SA, société anonyme filiale des CFF, celle-ci ayant pour tâche la planification et la réalisation des tunnels de base du Gothard et du Ceneri, avant de remettre ces ouvrages aux CFF pour leur exploitation ferroviaire. La décision de séparer la responsabilité de la réalisation de l’infrastructure de sa future exploitation avait pour but d’assurer une conduite de projet orientée principalement sur les risques liés à la construction d’un tel ouvrage.
“Le contrat de construction de la technique ferroviaire
contenait 40 000 pages”
Pour un projet d’une telle ampleur et de si longue durée, il n’est pas possible d’engager des collaborateurs de manière temporaire. C’est donc à la création d’AlpTransit Gotthard en 1999 que la cinquantaine de collaborateurs qui étaient impliqués dans le projet depuis sa genèse ont été transférés des CFF chez ATG. Le début des travaux a ensuite nécessité une augmentation du nombre de collaborateurs et la création de quatre filiales sises proches des chantiers. Au plus fort du projet, AlpTransit Gotthard a compté jusqu’à 170 postes à plein temps. Une vingtaine de mandats de soutien à maître d’ouvrage et de maîtrise d’œuvre ont apporté les renforts nécessaires à la conduite des différents projets du génie civil et de la technique ferroviaire.
Si l’intérêt technique et le prestige ont certainement joué un rôle dans la motivation des collaborateurs à s’engager chez AlpTransit Gotthard, il aura également fallu s’assurer de leur collaboration jusqu’à la fin de leurs fonctions au sein du projet. Des conditions de travail attrayantes contenues dans un contrat collectif de travail mais aussi des mesures d’accompagnement réglant la fin de la relation de travail ont été prévues très en amont et ont certainement participé à avoir un taux de rotation des collaborateurs assez bas, ce qui a permis de maintenir les connaissances et l’expérience acquises au sein de l’entreprise.
Défis liés à la gestion contractuelle
En qualité de maître d’ouvrage, AlpTransit Gotthard a contracté depuis le lancement du projet d’infrastructure pas moins de 10 000 contrats dont plus de 1 000 contrats de construction, tous adjugés sur la base de soumissions répondant aux critères d’exigence établis dans l’Ordonnance sur l’adjudication des marchés publics. Si l’un des défis principaux fut d’établir le planning des soumissions et de coordonner le début des travaux de manière optimale, il aura fallu en premier lieu obtenir les nombreuses autorisations de construire octroyées à la suite de procédures d’approbation des plans dans lesquelles les aspects écologiques mais aussi, pour les parties ferroviaires souterraines, les aspects sécuritaires ont pris une part prépondérante.
Ce ne sont pas moins de 500 projets de détails qui ont été établis par AlpTransit Gotthard, puis contrôlés et finalement validés par les autorités compétentes avec à la clé l’octroi de l’autorisation de construire. Au final, une fois les équipements ferroviaires du tunnel de base du Gothard réalisés et validés par des tests qui se seront étendus sur huit mois, l’ultime demande d’autorisation d’exploiter l’infrastructure ferroviaire a été accordée dix jours avant la mise en service commerciale.
Ce genre de procédures, tout comme les soumissions, comprend une certaine dimension « papier », même si aujourd’hui les dossiers sont envoyés électroniquement. À titre d’exemple, le contrat de construction de la technique ferroviaire, adjugé au consortium Transtec Gotthard pour la somme de 1,7 milliard de CHF, contenait 40 000 pages et utilisait une longueur de rayonnage de quelque huit mètres.
Défis techniques du génie civil et de la technique ferroviaire
Construire un tunnel de 57 km n’est pas chose aisée, d’autant plus si celui-ci se trouve sous les Alpes à une profondeur au-dessous de la surface pouvant atteindre jusqu’à 2 350 m de roche. Pour une première mondiale, on ne peut se baser que peu ou prou sur des expériences déjà faites. Bien sûr, ce n’était pas le premier tunnel que l’on excavait sous les Alpes mais avec ses 150 km de puits, galeries et tunnels de longueurs cumulées représentant un volume d’excavation correspondant à cinq fois la pyramide de Khéops, on a atteint des dimensions que l’on peut qualifier de pharaoniques.
La première étape, commencée en 1993, fut le lancement de campagnes de sondages et de forages géologiques aux endroits critiques du tracé souterrain et connus pour leur géologie particulièrement difficile. Il faut connaître l’environnement dans lequel on évolue, car la montagne peut vous réserver toutes sortes de surprises jusqu’à ce que le dernier mètre de paroi soit abattu. L’étape suivante fut la recherche de mesures permettant une optimisation du temps de construction.
« Il faut connaître l’environnement dans lequel on évolue. »
La méthode choisie fut celle des points d’attaques intermédiaires : en réalisant des galeries d’accès et des descenderies se trouvant au plus près de la surface, il était dès lors possible de percer la montagne en trois points supplémentaires, en sus des deux portails du tunnel, ce qui a permis non seulement de diminuer le temps d’excavation d’une année mais également de doter l’ouvrage souterrain de points d’alimentation en air frais, et, plus tard, permettre l’alimentation en énergie électrique pour l’exploitation de l’infrastructure. Si les points d’accès intermédiaires, dont un puits de 820 mètres de profondeur, ont été réalisés dès 1996, le percement du tunnel proprement dit a débuté en 2000 et c’est en mars 2011 que les derniers pans de montagne sont tombés.
L’une des phases de chantier les plus critiques a été rencontrée alors que les travaux de génie civil étaient en phase terminale et que les équipements ferroviaires commençaient à être installés, d’autant qu’une partie de ces travaux avaient lieu au droit des portails, à proximité immédiate de la ligne ferroviaire existante et de l’autoroute, toutes deux en exploitation. Ce cumul d’activités concentrées sur un petit territoire a nécessité la mise en place de solutions logistiques originales permettant l’accélération des travaux de finition du génie civil. Ainsi, une fois la partie de l’armement ferroviaire réalisé, on a utilisé les rails posés définitivement dans l’un des tubes pour effectuer les transports alimentant le chantier génie civil se trouvant à 15 km du portail sud.
« La mise en place de solutions logistiques originales
permet l’accélération des travaux de finition du génie civil. »
Cette priorisation des disponibilités a bien entendu engendré des coûts supplémentaires et nécessité des négociations avec toutes les entreprises impliquées dans la construction, la solution finalement choisie ayant été déterminée après l’adjudication de tous les mandats. Mais elle a permis de gagner une année pour la mise en service du tunnel de base du Gothard.
Comme dans beaucoup de projets souterrains, la partie génie civil du tunnel représente environ 80 % des coûts finaux de l’ouvrage. Mais ce n’est qu’une fois l’armement ferroviaire réalisé que l’ouvrage acquiert sa fonction principale, à savoir de permettre la circulation des trains de marchandises et de voyageurs.
La pose des rails, le tirage des milliers de kilomètres de câbles électriques, fibres optiques, la pose de la caténaire et les systèmes de signalisation, de radiocommunication et contrôle-commande dans un environnement confiné tel que l’est un tunnel à simple voie d’un diamètre de 8,40 mètres posent un défi logistique de taille. C’est la raison pour laquelle les ingénieurs de la technique ferroviaire avaient choisi la philosophie keep it simple dans le dimensionnement des équipements, partant du principe que tout ce qui n’est pas construit ne coûte rien, ne doit pas être maintenu et a une fiabilité et une disponibilité égales à 100 %.
“Aucun prototype n’est autorisé dans le plus long tunnel du monde”
Bien entendu, cette règle théorique et fort simple a ses limites car l’environnement mais aussi les contraintes sécuritaires et d’exploitation d’un tunnel ferroviaire de cette longueur imposent des solutions techniques éprouvées. Cette exigence primordiale pour un ouvrage d’une telle envergure et d’une si grande complexité a conduit à définir une autre règle d’or dans la conception et la planification des équipements ferroviaires, à savoir qu’aucun prototype n’est autorisé dans le plus long tunnel du monde et seuls des systèmes testés en exploitation et éprouvés ont leur place car en cas de panne d’un système non éprouvé, l’impact sur l’exploitation ferroviaire et les coûts inhérents à l’interruption de l’exploitation ferroviaire en cas de défaillance peuvent être très importants.
Un strict respect des délais et des coûts
Si l’inauguration du tunnel de base du Gothard a pu avoir lieu le 1er juin 2016, dans le respect des délais et des coûts, ce n’est pas parce que les Suisses ont trouvé une formule magique connue d’eux seuls pour réaliser un tel ouvrage. Les méthodes de gestion de projets et d’analyse de risques ou encore des modèles de gouvernance déjà connus et éprouvés par d’autres ont simplement été appliqués en les adaptant à l’environnement du projet. Cela nécessite de déterminer au tout début du projet ce que l’on veut, dans le respect de quelles règles et avec quels moyens.
La communication entre toutes les parties impliquées, la transparence mais aussi la rigueur sont des éléments clés du succès de l’aventure technico-humaine que représente un tel projet. Et les pronostics des coûts finaux, pour l’heure estimés à 12,1 milliards de francs suisses, sont là pour le prouver car pour l’heure, le crédit-cadre de 13, 2 milliards de francs suisses est toujours respecté, même si le projet n’arrivera à son terme qu’une fois le tunnel de base du Ceneri réalisé et mis en service, ce qui sera le cas au changement d’horaire en décembre 2020.