Le Varenne agricole de l’eau
Le « Varenne » agricole de l’eau et de l’adaptation au changement climatique a déjà deux ans. Il est possible de tirer quelques leçons de son application et de tracer quelques perspectives pour la suite.
Lancé en mai 2021 et conclu en février 2022, le « Varenne » est une construction originale en ce que, dès sa conception, ont été intimement liées les dimensions de gestion à court terme des conséquences des aléas climatiques (réforme de l’assurance récolte), de vision à moyen et long termes sur l’adaptation des filières agricoles au changement climatique (plans d’adaptation par filière, outils de diagnostic), de la question de l’accès à l’eau qui est le premier facteur immédiat d’adaptation (relance de l’hydraulique agricole). Ce trépied devrait théoriquement permettre qu’une vision robuste de l’adaptation au changement climatique émerge dans la durée par territoire et par filière. En pratique, le Varenne se décline en 24 mesures opérationnelles.
Une construction originale
Si la question de l’accès à l’eau a été et reste encore son point le plus controversé, il convient de noter tout de suite que les travaux du Varenne se sont en réalité inscrits en cohérence avec les assises de l’eau (2019). Ils ont ensuite alimenté le plan eau (2023). Loin de constituer une rupture doctrinale en la matière, le Varenne a mis en lumière la nécessité de revisiter la question de l’hydraulique agricole, sujet devenu désuet au fil du temps et potentiellement hautement conflictuel.
Dernier point d’originalité, la mise en œuvre des mesures du Varenne a été confiée à une structure de coordination interministérielle ad hoc sous la double tutelle des ministres chargés de l’agriculture et de l’écologie, avec la nomination d’un délégué interministériel au suivi du Varenne en avril 2022 en la personne du préfet Frédéric Veau et le soutien d’une petite équipe dédiée (septembre 2022). La mission du délégué a pris fin au 1er août 2024 et un nouveau délégué interministériel « à la gestion de l’eau en agriculture » a été institué à cette même date.
Un bilan quantitatif honorable, mais…
Le bilan de deux années de mise en œuvre du Varenne paraît honorable, avec 80 % des mesures réalisées « sur le papier ». Qu’en est-il maintenant de leur transcription opérationnelle « dans la réalité » ? Certaines mesures prendront structurellement du temps à se déployer, comme la réutilisation des eaux dans les établissements agro-industriels. Il est donc normal qu’un écart temporel subsiste entre le papier et la réalité. Pour les plans d’adaptation des filières, la situation est pour le moins contrastée.
Notons déjà que les initiatives locales se sont multipliées depuis le terrain, sans attendre les plans, les stratégies ou autres feuilles de route produits par les interprofessions agricoles. La quasi-totalité des filières ont conduit leurs réflexions et, pour les plus avancées d’entre elles, comme la viticulture ou les fruits et légumes, des plans d’action très concrets ont été adoptés. Néanmoins, l’objectivité commande de reconnaître que ces plans s’inscrivent essentiellement dans des logiques d’optimisation des systèmes existants sous contrainte du changement climatique, mais que les thématiques de rupture pour évoluer vers de nouvelles productions en sont largement absentes.
Diverses raisons aux limites observées
Ce constat peut s’expliquer pour diverses raisons. En premier lieu, le travail par interprofession induit mécaniquement une vision en silos. Ensuite, le changement culturel doit accompagner le changement climatique, et cela prend du temps. Enfin, certaines filières sont si intimement liées à des terroirs, à travers notamment des signes de qualité, que la migration géographique des productions est, structurellement, un sujet tabou. Pour l’hydraulique agricole, le constat est également mitigé. Sous l’écume des polémiques « anti-bassines », la réalité est que ne prospèrent que deux types de réalisations : d’une part, la réhabilitation ou la modernisation des systèmes d’irrigation existants ; d’autre part, la création de nouvelles réserves de petites capacités. Le bilan final laisse ainsi apparaître à l’échelle nationale une hausse marginale des stocks d’eau agricole, ce que ne cesse de déplorer la profession agricole.
Et la suite ?
Dans la logique du Varenne, il conviendrait de conserver à l’avenir un « dialogue didactique » entre les dimensions de l’eau et de l’adaptation des filières agricoles. Une « opération vérité » sur l’hydraulique agricole devient de toute façon plus que jamais indispensable. Les scénarios de projection hydroclimatiques à l’horizon 2050–2100 sont maintenant disponibles à l’échelle des différents bassins et territoires, grâce aux travaux d’Explore 2. Les bassins qui sont déjà en situation de déséquilibre quantitatif devraient globalement être soumis à l’avenir à un stress hydrique encore plus important.
“Une « opération vérité » sur l’hydraulique agricole plus que jamais indispensable.”
À l’inverse, des marges de manœuvre pour du développement de l’irrigation pourraient exister dans d’autres bassins. Cela suppose une vision géographique plus dynamique de l’hydraulique agricole, avec d’un côté de réels efforts pour résorber les déséquilibres quantitatifs actuels et futurs (réduire les prélèvements agricoles) là où ils existent, de l’autre un peu de bonne volonté pour faciliter un développement raisonnable de l’irrigation là où c’est possible. Cette approche territoriale prospective serait parfaitement cohérente avec le plan eau de 2023, dont l’objectif est de « geler » à son niveau actuel le volume global des prélèvements agricoles à l’échelle tout en ayant des surfaces irriguées plus nombreuses.
Les coûts-bénéfices
Cette opération vérité ne pourra échapper à la nécessité d’aborder plus frontalement la question des « coûts-bénéfices » de l’irrigation agricole pour un développement durable qui, au regard des externalités qu’elle procure, ne se limite pas à la vérité première du « pas d’agriculture sans eau ». La récente Planification écologique illustre, à travers les objectifs autres qu’alimentaires fixés à l’agriculture, que la production de biomasse concourt de façon impérative à l’atténuation du climat. La conversion des exploitations aux matériels et aux techniques d’économie d’eau et d’irrigation de précision en est un point de passage obligé, mais ne peut se suffire en elle-même.
La logique de l’efficience de l’usage de la ressource devra être conduite également à son terme, en intensifiant systématiquement la rétention et l’infiltration d’eau pluviale dans les soles et les sols agricoles, par des aménagements d’hydraulique douce comme les haies, les talus, les fossés, les mares, les bandes enherbées, et par la mise en œuvre des techniques de l’agriculture de conservation des sols, également facteur d’atténuation climatique. Ces techniques concourent, entre autres intérêts, à la rétention d’eau à la parcelle et à la limitation de son évapotranspiration ; elles améliorent le stockage du carbone dans le sol nécessaire à l’atteinte des objectifs climatiques. Les polémiques sur « l’accaparement » de l’eau devraient pouvoir s’infléchir avec la réservation de quotas d’eau agricole à des nouveaux arrivants, afin d’éviter des effets de barrière à l’installation ou au développement de nouvelles activités.
Choisir ses priorités
Il n’est pas exclu que, au terme de cette opération vérité, la question de la priorisation des usages de l’eau entre productions agricoles finisse par se poser dans certains bassins. Il est plus que jamais nécessaire de préparer dès maintenant les prises de décisions correspondantes, en définissant positivement à l’échelle nationale les quelques filières stratégiques pour l’autonomie alimentaire et, à l’échelle plus locale, celles qui jouent un rôle important pour l’emploi. Enfin, il est indispensable d’éclairer par des travaux plus scientifiques le sujet tabou de la valorisation économique de l’eau agricole suivant ses usages et ses finalités, dans un contexte élargi à l’économie des externalités.
La question de la valorisation se pose différemment s’il s’agit de permettre la survie de l’activité agricole en protégeant le capital animal ou végétal, s’il s’agit d’assurer la régularité des productions en lissant les à‑coups climatiques, s’il s’agit de garantir une qualité minimale permettant la commercialisation ou la transformation, ou encore s’il s’agit de maximiser les rendements. Bien entendu, la valeur ajoutée créée par le mètre cube d’eau sera différente d’une spéculation à l’autre. Si les services d’approvisionnement (pour l’alimentation, l’énergie, les matériaux) sont l’objet de marchés, les externalités, à savoir les services environnementaux (carbone, biodiversité…) et également sociaux (paysages, dynamisme des territoires) produits par l’agriculture, sont encore peu valorisées.
Ne pas perdre de temps
Cette opération vérité aurait le mérite de poser explicitement sur la carte les territoires où l’irrigation serait structurellement en réduction et ceux où des espaces de développement demeureraient possibles. Sur le fondement de cette vision stabilisée de l’hydraulique agricole, il serait alors possible de créer le lien de l’adaptation des filières agricoles avec une modulation territoriale possible entre le confortement des systèmes existants, la reconversion ou la conquête de nouvelles filières. Cette approche dynamique serait facilitée par l’instauration d’un trilogue institutionnel associant les instances de l’eau, les régions (chargées du développement économique et de l’aménagement de leur territoire) et les acteurs locaux des différentes filières agricoles. Toutes les actions structurelles sur les filières s’opèrent dans le temps long, aussi doit-on recommander que l’opération vérité sur l’hydraulique agricole se produise le plus rapidement possible.