Le Varenne agricole de l’eau

Le Varenne agricole de l’eau

Dossier : Les politiques publiques de l'eauMagazine N°798 Octobre 2024
Par Emmanuelle BOUR POITRINAL

Le « Varenne » agri­cole de l’eau et de l’adaptation au chan­ge­ment cli­ma­tique a déjà deux ans. Il est pos­sible de tirer quelques leçons de son appli­ca­tion et de tra­cer quelques pers­pec­tives pour la suite.

Lan­cé en mai 2021 et conclu en février 2022, le « Varenne » est une construc­tion ori­gi­nale en ce que, dès sa concep­tion, ont été inti­me­ment liées les dimen­sions de ges­tion à court terme des consé­quences des aléas cli­ma­tiques (réforme de l’assurance récolte), de vision à moyen et long termes sur l’adaptation des filières agri­coles au chan­ge­ment cli­ma­tique (plans d’adaptation par filière, outils de diag­nos­tic), de la ques­tion de l’accès à l’eau qui est le pre­mier fac­teur immé­diat d’adaptation (relance de l’hydraulique agri­cole). Ce tré­pied devrait théorique­ment per­mettre qu’une vision robuste de l’adaptation au chan­ge­ment cli­ma­tique émerge dans la durée par ter­ri­toire et par filière. En pra­tique, le Varenne se décline en 24 mesures opérationnelles.

Une construction originale

Si la ques­tion de l’accès à l’eau a été et reste encore son point le plus contro­ver­sé, il convient de noter tout de suite que les tra­vaux du Varenne se sont en réa­li­té ins­crits en cohé­rence avec les assises de l’eau (2019). Ils ont ensuite ali­men­té le plan eau (2023). Loin de consti­tuer une rup­ture doc­tri­nale en la matière, le Varenne a mis en lumière la néces­si­té de revi­si­ter la ques­tion de l’hydraulique agri­cole, sujet deve­nu désuet au fil du temps et poten­tiel­le­ment hau­te­ment conflictuel.

Der­nier point d’originalité, la mise en œuvre des mesures du Varenne a été confiée à une struc­ture de coor­di­na­tion inter­ministérielle ad hoc sous la double tutelle des ministres char­gés de l’agriculture et de l’écologie, avec la nomi­nation d’un délé­gué inter­mi­nis­té­riel au sui­vi du Varenne en avril 2022 en la per­sonne du pré­fet Fré­dé­ric Veau et le sou­tien d’une petite équipe dédiée (sep­tembre 2022). La mis­sion du délé­gué a pris fin au 1er août 2024 et un nou­veau délé­gué inter­mi­nis­té­riel « à la ges­tion de l’eau en agri­cul­ture » a été ins­ti­tué à cette même date.

Un bilan quantitatif honorable, mais…

Le bilan de deux années de mise en œuvre du Varenne paraît hono­rable, avec 80 % des mesures réa­li­sées « sur le papier ». Qu’en est-il main­te­nant de leur trans­crip­tion opé­ra­tion­nelle « dans la réa­li­té » ? Cer­taines mesures pren­dront struc­tu­rel­le­ment du temps à se déployer, comme la réuti­li­sa­tion des eaux dans les éta­blis­se­ments agro-indus­triels. Il est donc nor­mal qu’un écart tem­po­rel sub­siste entre le papier et la réa­li­té. Pour les plans d’adaptation des filières, la situa­tion est pour le moins contrastée. 

Notons déjà que les ini­tia­tives locales se sont mul­ti­pliées depuis le ter­rain, sans attendre les plans, les stra­té­gies ou autres feuilles de route pro­duits par les inter­pro­fes­sions agri­coles. La qua­si-tota­li­té des filières ont conduit leurs réflexions et, pour les plus avan­cées d’entre elles, comme la viti­cul­ture ou les fruits et légumes, des plans d’action très concrets ont été adop­tés. Néan­moins, l’objectivité com­mande de recon­naître que ces plans s’inscrivent essen­tiel­le­ment dans des logiques d’optimisation des sys­tèmes exis­tants sous contrainte du chan­ge­ment cli­ma­tique, mais que les thé­ma­tiques de rup­ture pour évo­luer vers de nou­velles pro­duc­tions en sont lar­ge­ment absentes.

Diverses raisons aux limites observées

Ce constat peut s’expliquer pour diverses rai­sons. En pre­mier lieu, le tra­vail par inter­pro­fes­sion induit méca­ni­que­ment une vision en silos. Ensuite, le change­ment cultu­rel doit accom­pa­gner le chan­ge­ment cli­ma­tique, et cela prend du temps. Enfin, cer­taines filières sont si inti­me­ment liées à des ter­roirs, à tra­vers notam­ment des signes de qua­li­té, que la migra­tion géo­gra­phique des pro­duc­tions est, struc­tu­rel­le­ment, un sujet tabou. Pour l’hydraulique agri­cole, le constat est éga­le­ment miti­gé. Sous l’écume des polé­miques « anti-bas­sines », la réa­li­té est que ne pros­pèrent que deux types de réa­li­sa­tions : d’une part, la réha­bi­li­ta­tion ou la moder­ni­sa­tion des sys­tèmes d’irrigation exis­tants ; d’autre part, la créa­tion de nou­velles réserves de petites capa­ci­tés. Le bilan final laisse ain­si appa­raître à l’échelle natio­nale une hausse mar­gi­nale des stocks d’eau agri­cole, ce que ne cesse de déplo­rer la pro­fes­sion agricole.

Et la suite ?

Dans la logique du Varenne, il convien­drait de conser­ver à l’avenir un « dia­logue didac­tique » entre les dimen­sions de l’eau et de l’adaptation des filières agri­coles. Une « opé­ra­tion véri­té » sur l’hydraulique agri­cole devient de toute façon plus que jamais indis­pen­sable. Les scé­na­rios de pro­jec­tion hydro­climatiques à l’horizon 2050–2100 sont main­te­nant dis­po­nibles à l’échelle des dif­fé­rents bas­sins et ter­ri­toires, grâce aux tra­vaux d’Explore 2. Les bas­sins qui sont déjà en situa­tion de dés­équi­libre quan­ti­ta­tif devraient glo­ba­le­ment être sou­mis à l’avenir à un stress hydrique encore plus important.

“Une « opération vérité » sur l’hydraulique agricole plus que jamais indispensable.”

À l’inverse, des marges de manœuvre pour du déve­lop­pe­ment de l’irrigation pour­raient exis­ter dans d’autres bas­sins. Cela sup­pose une vision géo­gra­phique plus dyna­mique de l’hydraulique agri­cole, avec d’un côté de réels efforts pour résor­ber les dés­équi­libres quan­ti­ta­tifs actuels et futurs (réduire les pré­lè­ve­ments agri­coles) là où ils existent, de l’autre un peu de bonne volon­té pour faci­li­ter un déve­lop­pe­ment rai­son­nable de l’irrigation là où c’est pos­sible. Cette approche ter­ri­to­riale pros­pec­tive serait par­fai­te­ment cohé­rente avec le plan eau de 2023, dont l’objectif est de « geler » à son niveau actuel le volume glo­bal des pré­lè­ve­ments agri­coles à l’échelle tout en ayant des sur­faces irri­guées plus nombreuses.

Les coûts-bénéfices

Cette opé­ra­tion véri­té ne pour­ra échap­per à la néces­si­té d’aborder plus fron­ta­le­ment la ques­tion des « coûts-béné­fices » de l’irrigation agri­cole pour un déve­lop­pe­ment durable qui, au regard des exter­na­li­tés qu’elle pro­cure, ne se limite pas à la véri­té pre­mière du « pas d’agriculture sans eau ». La récente Pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique illustre, à tra­vers les objec­tifs autres qu’alimentaires fixés à l’agriculture, que la pro­duc­tion de bio­masse concourt de façon impé­ra­tive à l’atténuation du cli­mat. La conver­sion des exploi­ta­tions aux maté­riels et aux tech­niques d’économie d’eau et d’irrigation de pré­ci­sion en est un point de pas­sage obli­gé, mais ne peut se suf­fire en elle-même.

La logique de l’efficience de l’usage de la res­source devra être conduite éga­le­ment à son terme, en inten­si­fiant sys­té­ma­ti­que­ment la réten­tion et l’infiltration d’eau plu­viale dans les soles et les sols agri­coles, par des amé­na­ge­ments d’hydraulique douce comme les haies, les talus, les fos­sés, les mares, les bandes enher­bées, et par la mise en œuvre des tech­niques de l’agriculture de conser­va­tion des sols, éga­le­ment fac­teur d’atténuation cli­ma­tique. Ces tech­niques concourent, entre autres inté­rêts, à la réten­tion d’eau à la par­celle et à la limi­ta­tion de son éva­po­trans­pi­ra­tion ; elles amé­liorent le sto­ckage du car­bone dans le sol néces­saire à l’atteinte des objec­tifs cli­ma­tiques. Les polé­miques sur « l’accaparement » de l’eau devraient pou­voir s’infléchir avec la réser­va­tion de quo­tas d’eau agri­cole à des nou­veaux arri­vants, afin d’éviter des effets de bar­rière à l’installation ou au déve­lop­pe­ment de nou­velles activités.

Part de la superficie irriguée 
dans la superficie agricole utilisée (SAU) 
en 2020

Choisir ses priorités

Il n’est pas exclu que, au terme de cette opé­ra­tion véri­té, la ques­tion de la prio­ri­sa­tion des usages de l’eau entre pro­duc­tions agri­coles finisse par se poser dans cer­tains bas­sins. Il est plus que jamais néces­saire de pré­pa­rer dès main­te­nant les prises de déci­sions cor­res­pon­dantes, en défi­nis­sant posi­ti­ve­ment à l’échelle natio­nale les quelques filières stra­té­giques pour l’autonomie ali­men­taire et, à l’échelle plus locale, celles qui jouent un rôle impor­tant pour l’emploi. Enfin, il est indis­pen­sable d’éclairer par des tra­vaux plus scien­ti­fiques le sujet tabou de la valo­ri­sa­tion éco­no­mique de l’eau agri­cole sui­vant ses usages et ses fina­li­tés, dans un contexte élar­gi à l’économie des externalités. 

La ques­tion de la valo­ri­sa­tion se pose dif­fé­rem­ment s’il s’agit de per­mettre la sur­vie de l’activité agri­cole en pro­té­geant le capi­tal ani­mal ou végé­tal, s’il s’agit d’assurer la régu­la­ri­té des pro­duc­tions en lis­sant les à‑coups cli­ma­tiques, s’il s’agit de garan­tir une qua­li­té mini­male per­met­tant la com­mer­cia­li­sa­tion ou la trans­for­ma­tion, ou encore s’il s’agit de maxi­mi­ser les ren­de­ments. Bien enten­du, la valeur ajou­tée créée par le mètre cube d’eau sera dif­fé­rente d’une spé­cu­la­tion à l’autre. Si les ser­vices d’approvisionnement (pour l’alimentation, l’énergie, les maté­riaux) sont l’objet de mar­chés, les exter­na­li­tés, à savoir les ser­vices environ­nementaux (car­bone, bio­di­ver­si­té…) et égale­ment sociaux (pay­sages, dyna­misme des ter­ri­toires) pro­duits par l’agriculture, sont encore peu valorisées.

Impact du stress hydrique et de la chaleur sur la production de blé françaiseSource : Agreste
Les extrêmes cli­ma­tiques sont de plus en plus fré­quents : cette année les cultures ont souf­fert d’un excès d’eau et d’un manque d’ensoleillement.

Ne pas perdre de temps

Cette opé­ra­tion véri­té aurait le mérite de poser expli­ci­te­ment sur la carte les ter­ri­toires où l’irrigation serait struc­tu­rel­le­ment en réduc­tion et ceux où des espaces de déve­lop­pe­ment demeu­re­raient pos­sibles. Sur le fon­de­ment de cette vision sta­bi­li­sée de l’hydraulique agri­cole, il serait alors pos­sible de créer le lien de l’adaptation des filières agri­coles avec une modu­la­tion ter­ri­to­riale pos­sible entre le confor­te­ment des sys­tèmes exis­tants, la recon­ver­sion ou la conquête de nou­velles filières. Cette approche dyna­mique serait faci­li­tée par l’instauration d’un tri­logue ins­ti­tu­tion­nel asso­ciant les ins­tances de l’eau, les régions (char­gées du déve­lop­pe­ment éco­no­mique et de l’aménagement de leur ter­ri­toire) et les acteurs locaux des dif­fé­rentes filières agri­coles. Toutes les actions struc­tu­relles sur les filières s’opèrent dans le temps long, aus­si doit-on recom­man­der que l’opération véri­té sur l’hydraulique agri­cole se pro­duise le plus rapi­de­ment pos­sible.

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