Le vécu des enseignants
Jean-Pierre Barani est professeur de mathématiques au lycée du Parc, à Lyon. L’ascenseur social le hissa : depuis le lycée Masséna, à Nice, jusqu’à l’agrégation. Cet homme est d’une générosité foncière, au service de la République, via les élèves.
Jean-Pierre Barani
Ainsi, lors du mois des concours, il convertit son traitement en heures de colles, qu’il offre aux élèves pour les préparer à leurs oraux.
Ce fervent de l’élitisme républicain juge insupportables les sociologues qui taxent les prépas de reproduction à l’identique de la classe dirigeante.
Il énumère, dans sa dernière classe de 2014- 2015, les élèves issus de milieux modestes : fille ou fils de plombier, retraité, chauffeur routier, éboueur, femme de ménage.
“ Mathématiques et informatique sont les éléments de saisie du réel ”
Un de ses anciens élèves témoigne : « Je lui dois énormément. Sur le plan mathématique, il fait montre d’une grande originalité, qui se manifeste tant dans ses solutions que dans ses questions, souvent très éclairantes, et d’une grande habileté technique.
Sur le plan pédagogique, j’ai appris de lui comment exposer une preuve en la motivant plutôt qu’en la faisant passer comme suite d’astuces. Sur le plan humain, il m’a repêché en “spé”, à un moment difficile. »
REPÈRES
Les professeurs des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) sont organisés en réseau. Ils échangent des exercices pour les élèves.
Les relations avec les enseignants du secondaire, dans le même lycée, sont peu visibles : la différence des salaires, justifiée par une charge de travail largement supérieure, pourrait l’expliquer. Les relations avec leurs collègues universitaires sont rares, elles aussi.
Elles se font par le truchement des élèves, les examinateurs aux concours étant, en règle générale, des professeurs d’université. Pratiquement tous les enseignants en CPGE sont agrégés. Nombreux sont ceux passés par une École normale supérieure.
Une charge hebdomadaire effective de cinquante à soixante heures est la norme.
Un moment privilégié
Max Hochart est professeur de mathématiques au lycée Blaise-Pascal, à Clermont- Ferrand. À 42 ans, il en paraît dix de moins. Extrêmement sympathique, ouvert et chaleureux.
UN ACTEUR DE THÉÂTRE
Voici quelques « baranismes ». « Les prépas sont un espace de liberté. Je transmets un savoir existentiel. Les bons élèves actuels sont aussi bons dans les jeux (électroniques). J’enseigne beaucoup par métaphores. J’ai comme rôle de mobiliser de l’autonomie intellectuelle.
Un prof est comme un acteur de théâtre : c’est quelqu’un qui, avec sa culture personnelle, interprète un texte. »
Le goût des maths lui est venu en troisième, par un professeur « très clair ». Il aime l’enchaînement logique des idées. Il a ressenti l’attrait des prépas à l’occasion de colles qu’il faisait passer au lycée Charlemagne, à Paris.
« J’adorais l’énergie des élèves, leur propension à poser des questions. »
Sa charge hebdomadaire, du 1er septembre au 20 juin, est d’une vingtaine d’heures de contact hebdomadaires. Auxquelles s’ajoutent, à longueur d’année, petites et grandes vacances comprises, chaque semaine une trentaine d’heures, environ cinquante heures au total.
Il reçoit, toutes les trois semaines, deux paquets de 30 à 35 copies à corriger, devoirs surveillés d’une part, devoirs à la maison d’autre part.
Quant aux colles, elles restent pour lui un élément primordial de séduction par son métier. Elles sont un moment privilégié, durant lequel les aspects sociaux et psychologiques sont patents.
Max Hochart a des rapports de convivialité avec ses élèves.
Il y trouve un « vrai apport à voir les élèves, et ce qu’ils ont compris ou pas ». Il éprouve une profonde admiration pour ses élèves, avec lesquels il a des rapports de convivialité, pas de supériorité. Il conçoit son rôle comme une maïeutique, « j’aime bien quand on vient contester, j’essaie vraiment d’écouter leurs raisonnements ».
En quinze ans d’exercice, il fut inspecté quatre fois. Certaines de ces inspections furent pour lui « franchement intéressantes ». Un inspecteur lui signala une petite erreur, un autre s’intéressa au club d’échecs qu’il avait organisé, et tint à aller le voir.
Écrire des livres
Les programmes ?
DES ÉLÈVES EXTRAORDINAIRES
« Je suis sidéré de voir à quel point les élèves sont soudés. J’ai chaque année des élèves extraordinaires. Les classes sont extrêmement hétérogènes. Le lycée Blaise-Pascal est un lycée où la compétition interne n’existe pas, les meilleurs expliquent aux moins bons. Les élèves y font aussi un apprentissage d’autonomie et de créativité. »
Cela, estime Max Hochart, « par contraste avec les grands lycées parisiens, dont chacun est un marqueur social ».
« J’ai un peu peur qu’on mette trop en avant la modélisation, les simulations numériques. Si, en revanche, on parvient à développer l’intuition, on aura gagné quelque chose.
J’aimais bien les anciens programmes, je trouvais que les épreuves écrites étaient vraiment jolies. »
Autonomie et solitude ? « Je ne suis pas véritablement isolé, Internet permet les échanges avec les collègues exerçant ailleurs. Des projets éditoriaux permettent de se retrouver » (Max Hochart a édité plusieurs manuels). De même, des forums sur la Toile.
“ Un texte s’étoffe et s’enrichit peu à peu ”
Il a édité, en collaboration, un premier manuel, de première année : « Il existait très peu de problèmes de première année. Dès la math sup, on peut démontrer de très jolis résultats. Écrire des livres, ça oblige à se remettre en question. » C’est un gros travail d’élaboration. Il a beaucoup goûté ce qu’apporte une collaboration, les allers retours d’un texte qui, de la sorte, s’étoffe et s’enrichit peu à peu.
Une communauté passionnée
Quelle est, pour lui, la morale de son métier ?
« J’ai rencontré une communauté passionnée, ce que je respecte profondément. Outre la communauté des professeurs, celle des élèves continue à me surprendre par leur curiosité.
J’associe le mot “générosité” au système des prépas. Vis-à-vis des élèves, il faut tenter de répondre à leur curiosité intellectuelle ; et adapter leur passion pour les aider à intégrer l’école pour eux la plus attrayante, la plus prestigieuse. »
Un moine-soldat
François Petitet Gosgnach est professeur de physique en PC*, également au lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand. Sa classe compte 44 élèves, dont 20 % d’internes et 25 % de filles.
François Petitet Gosgnach.
Originaire de Sarcelles, il fit ses prépas au lycée Blaise-Pascal, avant d’intégrer l’École normale supérieure de Saint-Cloud. Après l’agrégation, son tout premier poste fut à Louis-le-Grand.
“ Fournir la même formation, où que je sois ”
Il en acquit une grande assurance, moteur de sa carrière ultérieure. Il enseigna ensuite au lycée Lafayette, à Clermont-Ferrand. Puis il partit à La Réunion, où il enseigna au lycée Leconte-de-Lisle, à Saint-Denis.
De retour en métropole, il est depuis lors enseignant à Blaise-Pascal. Il habite à la campagne, à trente kilomètres de Clermont, et il a six enfants.
Gros travailleur, il a fréquemment participé à des jurys de concours : un énorme travail, absorbant toutes les vacances pour préparer des sujets originaux.
Sa vocation d’enseignant fut tenace, depuis la petite enfance. Il poursuit son idéal, car par principe « ma mission est de fournir la même formation, où que je sois ». Il conçoit son rôle comme « d’aider à constituer un être humain qui réfléchit mieux. Essayer de débloquer les verrouillages. Rester bienveillant et serein. »
Il a tout du moine-soldat, c’est un passionné, il se sent investi d’une mission d’enseignement de la physique dans ses aspects les plus concrets, ainsi que de promotion sociale pour les élèves issus de milieux modestes.
À bras-le-corps avec la matière
UN LIVRE POUR EXPÉRIMENTER
François Petitet Gosgnach est l’auteur du manuel Concevoir et réaliser des expériences de physique, initiation à la recherche, application aux travaux d’initiative personnelle encadrés (TIPE), travaux personnels encadrés (TPE), méthodes et pratiques scientifiques (MPS), projets L1 et L2.
Ce manuel ne donne pas une liste d’expériences clés en main, mais explique les moyens et les méthodes de conception d’une expérience, aussi bien en mécanique qu’avec les ondes, la thermodynamique, etc.
Il incite à exploiter produits et matériaux du quotidien. Ce sont des « manips » faites, suivant l’expression, avec des bouts de ficelle.
Ce livre a été finaliste du prix Roberval, décerné par l’université technologique de Compiègne, en 2014.
François Petitet Gosgnach s’est particulièrement impliqué dans les travaux d’initiative personnelle encadrés (TIPE) introduits dans les prépas en 1997.
Bricoleur-né, il a fait sien ce programme, dérivé de « La main à la pâte », d’enseigner la physique par des montages astucieux, peu coûteux, conçus par les élèves eux-mêmes, et non par une instrumentation lourde, dédiée. Il adore le bras-le-corps avec la matière.
Initiative et inventivité
Selon lui : « Les classes préparatoires offrent gratuitement sur tout le territoire français, y compris outre-mer, des formations scientifiques équivalentes (programmes nationaux), avec une vision transversale de chaque discipline et une approche aussi bien théorique de haut niveau qu’expérimentale et informatique, dans un encadrement motivant et personnalisé pour chaque jeune, tout en développant l’autonomie, l’initiative et l’inventivité par la conduite de projets. »
Les contacts humains
Michel Renard
Michel Renard, lui, est professeur de physique et de chimie, également au lycée Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand. Il est fils d’instituteurs et petit-fils d’ouvriers.
Il suivit les prépas au lycée Blaise-Pascal. Il intégra l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, devint physicien, réussit l’agrégation et boucla son parcours scolaire par un doctorat d’astrophysique.
Bref, un parcours exemplaire de l’élitisme républicain.
Un peu déçu par la faible densité des contacts humains dans le quotidien d’un chercheur, il trouve finalement sa voie dans l’enseignement : « Je fais ce métier d’enseignant pour ses contacts humains. Ça empêche de vieillir ! »
Il enseigna, d’abord en hypotaupe à Angers, puis à Clermont (Lafayette) avant de se retrouver, en 1987, prof de physique en taupe à Blaise-Pascal.
Un adepte du cours magistral
L’HARMONICITÉ DES INSTRUMENTS À VENT
Les travaux d’initiative personnelle encadrés (TIPE) apportent, selon Michel Renard, une interaction totalement différente avec les élèves. Par exemple, un élève musicien se demande, à propos des instruments à vent : pourquoi des trous latéraux à tel endroit et de telle taille ? S’ensuivent expérimentation et théorisation.
« Nous avons été bluffés que ça marche aussi bien ! » Cela se conclut par une publication, sur l’harmonicité des instruments à vent, dans le Bulletin des professeurs de physique et de chimie, périodique ayant succédé au Bulletin de l’union des physiciens.
Sa classe compte 35 élèves, dont, à son estimation, 30 % de très bon niveau. Son temps de travail est, grosso modo, doublé par rapport aux dix-huit heures de contact hebdomadaires avec les élèves.
“ Les contacts humains empêchent de vieillir ”
Adepte du cours magistral traditionnel pour les classes préparatoires, s’aidant d’un vidéoprojecteur pour afficher courbes et graphes, calculs numériques et documents Web, il distribue aux élèves un résumé de chacun de ses cours, au format PDF.
Dicter son cours est pour lui très positif : « Il est important que les élèves le prennent en note. Rien ne vaut l’écriture qu’on fait soi-même. »
Un côté assistante sociale
Il considère les colles comme d’une importance primordiale. Ces échanges avec les élèves permettent de les recadrer (mise en place des méthodes d’apprentissage du cours, des raisonnements). Ces contacts humains révèlent d’éventuels problèmes de famille, de coeur, de santé : « Ce côté assistante sociale est important. Ces jeunes adultes ont besoin de repères et parfois d’aide. »
Donner envie de faire des sciences
LES VERTUS DE L’ERREUR
La liberté pédagogique est essentielle. Michel Renard affectionne les problèmes ouverts, par exemple comment déterminer la température d’une flamme. Il enseigne la construction d’un raisonnement, après étude d’un ensemble de données brutes. Il croit fermement à la vertu didactique de l’erreur.
Michel Renard enseigne à ses élèves comment tirer parti des décalages théorie-observation. Mais, en sens inverse « les élèves nous motivent. Ils ont un esprit neuf. Au bout de vingt-huit ans de métier, il y a des choses auxquelles je n’ai pas pensé. Ils posent des questions extraordinaires. »
Quelle est la morale de son métier ?
« Donner envie de faire des sciences. Attiser la curiosité des élèves. En faire des êtres qui sachent raisonner, qui sachent réfléchir. Les amener à devenir logiques, à devenir cohérents. Les rendre malins. »
Une charge de travail impressionnante
Nicolas Tosel
Nicolas Tosel est professeur de mathématiques au lycée Louis-le-Grand, à Paris, À 46 ans, il est issu du lycée Masséna de Nice. Puis, il a fait l’École normale supérieure de Saint-Cloud.
Il est agrégé de mathématiques. Son épouse est elle aussi prof en prépa, au lycée Henri-IV. Après le lycée Descartes de Tours, le lycée du Parc à Lyon, Saint-Louis à Paris, il a rejoint Louis-le-Grand, où il prévoit de continuer jusqu’à la fin de sa carrière.
Sa charge de travail reste impressionnante. Les enseignants de prépas ont pour mission de donner le goût du travail à leurs élèves, ils montrent l’exemple : « Cette formation leur inculque l’habitude de gérer l’urgence, d’aller à l’essentiel. »
Faire mieux que le prof
Ses anciens élèves maintiennent souvent le contact, parfois même sont devenus des amis. C’est un homme adorant son métier, sous toutes ses faces.
Il communie avec ses élèves en une passion pour les maths. Il a des têtes de classe « absolument remarquables », des élèves qui le dépannent lorsqu’il est lui-même en difficulté devant la conclusion d’un exercice : il faut « valoriser les élèves, leur montrer qu’ils peuvent faire mieux que le prof ».