Le Veilleur de nuit
Pour notre plus grande joie, M. J.-L. Cochet monte, met en scène et joue chaque année une pièce. On la voit d’abord à Paris, dans l’occurrence 2005 aux Bouffes Parisiens, puis en tournée. Il la choisit toujours à la lumière de sa longue expérience de la chose théâtrale et de l’amour qu’il lui porte. Ce qui n’est pas peu dire. Cette année, il a jeté son dévolu sur une pièce de Sacha Guitry, plutôt ancienne : Le Veilleur de nuit. Pièce ancienne certes, mais surtout oeuvre de jeunesse puisque l’auteur l’écrivit et la joua en 1911, alors qu’il avait vingt-six ans. Il en était pourtant déjà à sa sixième production dramatique ! Le choix de M. Cochet se révèle d’autant plus heureux que, non seulement ce Veilleur de nuit n’a pas pris une ride mais qu’il présente en outre une sorte d’intérêt historique, en cela que l’on y trouve déjà notre grand Sacha tout entier.
Le sujet ? Une jeune beauté, entretenue chez lui par un homme riche mais nettement mûr, et appelé par profession à voyager, se laisse volontiers entourer d’une cour de bruyants gigolos à la mode. Le monsieur mûr a toutes raisons de penser que, durant ses absences, les folles soirées de la beauté doivent trop souvent se terminer en beuveries et coucheries variées. Il en éprouve de l’inquiétude et il n’aime point cela, car il tient avant tout au confort de sa sérénité d’esprit. Or il se trouve que la dame tombe amoureuse d’un artiste en rapport d’âge, à qui le monsieur mûr a confié la tâche de décorer son salon de peintures murales.
Mais cette fois, il ne s’agit pas d’amourettes en l’air ; c’est au contraire du solide, du stable. Découvrant la chose, le monsieur mûr jubile : quand il s’absentera, il pourra désormais partir tranquille, la ravissante beauté se trouvant à présent en mains sûres, celles d’un veilleur de nuit clairement identifié, à l’égard de qui l’on sait à quoi s’en tenir. Dans la scène finale, il s’en explique en toute clarté, et ironie, devant la beauté médusée et le jeune peintre, furieux de découvrir que c’est peut-être lui le vrai cocu dans l’affaire.
Et vous pouvez imaginer quel bonheur c’est, de voir M. Cochet, dans le rôle du monsieur mûr, exprimer sa satisfaction, ses petits yeux pétillants de malice.
Un tel sujet, la rivalité entre un vieux qui a des sous et un jeune qui n’en a pas, est certes d’une totale banalité, mais ce qui ne l’est pas du tout, c’est l’originalité dans la façon de le traiter, où l’on voit déjà se manifester le prodigieux sens du sujet et de la construction dramatique de notre Sacha. L’on y trouve aussi ce que l’on appelle, peutêtre à tort et d’une façon qu’on voudrait péjorative, des mots d’auteur ; il s’agit en fait de simples répliques, mais si bien adaptées aux circonstances et surtout si percutantes qu’elles en deviennent amies de la mémoire.
Le sens du cocasse n’est point absent non plus et, comme fréquemment chez l’auteur, il se manifeste déjà par la présence d’une bonne invraisemblable, dotée d’un drôle de petit chignon, et, dans le cas, follement amoureuse, elle aussi, du peintre. On pourrait écrire tout un ouvrage sur les bonnes de Sacha Guitry, si souvent et savoureusement jouées de son temps par l’ineffable Pauline Carton. On saura d’ailleurs, pour la petite histoire, que ce rôle fut, lors de la création, tenu par la propre épouse de l’auteur, alors Charlotte Lysès, qui sut s’enlaidir et se ridiculiser à souhait, en grande comédienne qu’elle était. Marguerite Moreno, approchée mais se croyant encore à l’époque une noble tragédienne, avait en effet refusé l’emploi avec indignation.
Malgré cette note comique, flotte pourtant sur la pièce, comme sur presque toutes celles, dites boulevardières, de Sacha Guitry, cette manière d’ironique lucidité, fortement teintée d’amertume quant à l’humaine condition, qui leur confère un accent d’intemporalité, faisant de l’auteur beaucoup plus qu’un simple et éphémère amuseur public. Il est à ce propos singulier de noter que, lorsqu’il voulut se dégager de son désenchantement et donner en modèle, en les portant sur la scène, les grands hommes qu’il admirait, il fut souvent un tantinet ennuyeux.
D’ailleurs, on ne joue plus ses grandes fresques, telles que Franz Hals ou Pasteur. Cela semble un signe qui ne trompe pas.