Le Vietnam et l’entreprise francophone.
Ngo Miguérès & Associés est un cabinet d’avocats inscrits au barreau de Paris qui dispose d’un bureau à Hanoi depuis janvier 1992.
Introduction
À quelques mois du sommet de la francophonie qui doit se tenir à Hanoi au mois de novembre 1997, il est utile de faire le point sur ce qui constitue une approche moderne de la francophonie. C’est celle de son rapport avec le monde des affaires.
La langue française est ce qui unit les francophones. Elle les unit dans leur diversité géographique, culturelle, religieuse et philosophique. Mais, cet aspect fondamental ne doit pas être séparé de l’activité des hommes, de leurs moyens d’existence, d’échange et de l’évolution contemporaine des relations économiques.
Dans la culture française, on a toujours des hésitations à parler d’économie et de commerce. C’est un tort.
En effet, si la francophonie ne s’étend pas à l’activité économique, la francophonie mourra et le français deviendra alors une langue morte dont on admirera la valeur littéraire sans l’utiliser dans les échanges entre les hommes.
Il faut donc ajouter à l’édifice déjà construit, une vision moderne de la francophonie.
Il est donc important de démontrer que la francophonie peut être également un bon investissement économique pour les Vietnamiens et pour les Français.
Un constat
Du point de vue du praticien du droit des affaires, il semble que la francophonie ne pèse pas encore d’un poids suffisant dans la vie économique du Viêt-nam.
Dès 1945 et jusqu’à une période relativement récente, la situation de la francophonie n’a cessé de se dégrader au Viêt-nam en général, et dans le monde des affaires en particulier, en raison 1) des tourmentes qu’a traversées ce pays qui ont relégué l’économie au second plan et 2) de ses options économiques tournées essentiellement vers la Chine et les pays de l’Europe de l’Est, ce qui a conduit à l’essor du russe.
La politique d’ouverture préconisée à partir de 1986–1987, qui s’est concrétisée par un code des investissements qui est le plus libéral des pays socialistes, a permis le retour des investissements en provenance des pays à économie de marché dont la France, la Suisse, le Canada, la Belgique et donc de la langue française.
Toutefois, le poids de la francophonie dans le monde des affaires demeure limité :
A. Il est en réalité proportionnel au poids des entreprises francophones au Viêt-nam.
Or, si on se réfère à la liste des vingt premiers partenaires économiques du Viêt-nam, force est de constater qu’à part la France et la Suisse, tous utilisent l’anglais comme langue des affaires.
B. L’environnement juridique et réglementaire laisse peu de place au français puisque des textes aussi fondamentaux que la Loi sur les investissements étrangers, sur la fiscalité, le droit de la terre, de la faillite etc., s’ils font l’objet d’une traduction officielle en anglais n’ont pas leur équivalent en français.
C. L’essentiel de la presse économique est en anglais, même si on voit apparaître depuis peu des revues en langue française (Saigon Eco, Le Courrier du Viêt-nam, Viêt-nam Scoop, La Revue de Droit vietnamien etc.).
D. Parmi les experts du ministère du Plan et de l’Investissement comme parmi ceux des grands ministères, dont l’avis est nécessaire pour obtenir une autorisation d’investissements, peu nombreux sont ceux qui parlent notre langue.
E. Les entreprises francophones elles-mêmes n’ont peut-être pas assez conscience de la nécessité d’imposer le français comme langue de travail.
Il est vrai que ces entreprises ne sont plus à proprement parler des entreprises françaises mais de véritables multinationales. Toutefois, pourquoi ne pas négocier et rédiger nos contrats en français lorsque notre partenaire vietnamien maîtrise notre langue.
Il est à craindre que la situation ne devienne irrémédiablement compromise pour la communauté francophone des affaires si, demain, le Viêt-nam opte pour 1) l’application uniforme du plan comptable anglo-saxon, 2) l’adoption de concepts juridiques plus spécifiquement anglo-saxons (le “trust” ou les contrats “BOT”) ou encore pour 3) une organisation judiciaire de type anglo-saxon.
Ce constat, même s’il n’est guère brillant, ne doit pas remettre en cause notre conviction qu’il existe un avenir certain pour un développement de la francophonie au Viêt-nam.
D’une part parce que c’est l’intérêt du Viêt-nam et d’autre part, parce que c’est l’intérêt de l’ensemble de la communauté francophone des affaires et enfin, parce qu’il existe des moyens à mettre en œuvre qui emporteront l’adhésion tant des Vietnamiens que des Français.
I – Le développement de la francophonie est un atout pour les entreprises vietnamiennes
a. La francophonie est une ouverture sur le monde des affaires
Les pays francophones représentent une population de 150 millions de personnes en dehors du Viêt-nam. C’est un ensemble varié qui s’étend sur les cinq continents, recouvrant des pays très divers.
La solidarité qui doit s’affirmer et se développer entre pays francophones permettra de trouver à la fois des complémentarités et des synergies.
Actuellement, contrairement à l’idée reçue, le nombre d’États francophones augmente : outre le Viêt-nam, des pays comme la Bulgarie et la Roumanie y ont adhéré récemment.
Enfin, au Québec, les dernières élections ont montré qu’il existe un parti dominant qui a, comme programme, l’indépendance de la province et l’entrée du nouvel État dans l’ensemble francophone.
La francophonie est aussi un lien entre les pays latins : l’Amérique latine, les pays méditerranéens, pas seulement européens connaissent la langue française. Une certaine communauté de pensée, y compris dans le monde des affaires, existe entre eux.
Parmi les pays francophones, on trouve de grandes complémentarités économiques :
• pays à haut niveau de vie comme la France, le Québec, la Suisse ou la Belgique ;
• pays producteurs de matières premières comme beaucoup de pays africains ;
• pays riches en matière premières, à forte potentialité économique, dotés d’une population importante et d’une main‑d’œuvre susceptible de maîtriser rapidement les technologies modernes, le Viêt-nam.
La francophonie est d’abord le rassemblement autour du français comme vecteur de communication.
Mais cette langue véhicule beaucoup de notions, de modes de pensées, de systèmes juridiques, de pratiques commerciales communes.
b. La francophonie est une ouverture sur la technologie francophone
La technologie francophone, notamment dans les domaines aéronautique (Airbus), spatial (Ariane), de l’informatique, des télécommunications (Alcatel, France Télécom), de l’énergie nucléaire et du transport ferroviaire (TGV), n’a rien à envier à la technologie anglo-saxonne.
L’accès à la technologie francophone doit être facilité pour des pays comme le Viêt-nam dont le potentiel de développement est important.
Dans un pays comme le Viêt-nam où la solidarité familiale est forte, la francophonie peut être aussi une solidarité économique fondée sur la confiance, une grande famille, mais une famille ouverte, fondée sur l’égalité et le respect mutuel de ses membres.
c. La francophonie est une ouverture sur le marché européen
L’Union européenne est aujourd’hui la première puissance commerciale mondiale.
Elle utilise largement la langue française pour les travaux de la Commission. La Grande-Bretagne entrée plus tard, en 1972, n’a pu obtenir que l’anglais supplante le français dans les travaux quotidiens de la Commission.
Beaucoup de textes fondateurs ont été pensés et transcrits, d’abord en français.
Aujourd’hui, les pays de l’Union sont non seulement les plus grands commerçants, ils sont en outre les principaux débouchés possibles pour l’expansion commerciale du Viêt-nam que nous souhaitons tous.
Le marché nord-américain se ferme, le marché japonais n’a jamais été réellement ouvert.
L’Union européenne va devenir plus sélective, moins perméable aux produits des pays en développement. Elle donnera toujours un peu plus à ceux qui ont des titres à faire valoir. La francophonie en est un.
À cet égard, il faut rappeler les récentes décisions de fermeture des frontières de l’Union européenne à certains produits venant de Chine populaire alors que, depuis longtemps déjà, la Chine avait eu des relations privilégiées avec l’Europe.
Enfin, l’Union européenne a des fonds de coopération. Elle peut les débloquer par une approche francophone.
15–30 octobre 1996
LISTE DE PROJETS D’APPEL D’INVESTISSEMENTS ÉTRANGERS |
|||
1 | Construction d’une usine de traitement d’aliments pour animaux | Capacité annuelle |
2 000 tonnes |
2 | Élevage et traitement de viande d’animaux | Capacité annuelle | 5 000 tonnes |
3 | Traitement des produits à base d’huile de noix de coco | 10 tonnes d’huile de noix de coco par jour 30 tonnes de savon par jour | |
4 | Construction d’une usine de fabrication de fibre de coco d’exportation | Capacité annuelle | 480 000 tonnes |
5 | Production de pulpe de coco séchée et de lait de coco | Capacité annuelle | 2 000 tonnes |
6 | Construction d’une usine de charbon de noix de coco | Capacité annuelle | 300 tonnes |
7 | Construction d’un élevage de crevettes et d’une usine de fabrication d’aliments pour l’élevage des crevettes | Capacité annuelle | Production de crevettes : 80 millions d’unités par an, 63 000 tonnes par an |
8 | Élevage de crevettes (semi-intensif) | 1000 ha | |
9 | Expansion et amélioration de deux usines de congélation | Capacité annuelle | 5 000 tonnes |
10 | Construction d’une usine de traitement des fruits pour l’exportation | Capacité annuelle | 3 000 tonnes |
11 | Développement de la zone touristique Tra Vinh | ||
12 | Construction d’une route | ||
13 | Construction de l’infrastructure de la ZI Tra Vinh | Superficie | 700 ha |
14 | Production de vêtements pour l’exportation | Capacité annuelle | 10 millions d’unités |
15 | Usine de traitement d’ordures | Capacité annuelle | 2 500 tonnes par an |
16 | Amélioration et expansion du port Tra Vinh | ||
17 | Plantation de canne à sucre et construction d’une usine de production de sucre | ||
18 | Construction de la ZI Tra Vinh, au bord de la mer de l’Est |
d. La francophonie renforcera l’indépendance du Viêt-nam
À côté des liens évidents que nul ne cherche à contester avec le monde économique anglo-saxon et avec le monde économique chinois, il semble que le Viêt-nam devrait faire une place au monde économique francophone car, c’est pour lui la garantie d’échapper à la toute-puissance économique chinoise ou américaine.
La famille francophone n’est pas dominée par un géant. Le Viêt-nam en est un des éléments les plus peuplés, les plus dynamiques, les plus riches en potentialité.
Il doit en être un des moteurs.
Il n’y a pas de chef dans la communauté francophone. Il n’y a que des égaux et c’est toute la différence avec le monde anglo-saxon.
II – La communauté francophone des affaires est consciente de l’enjeu économique que représente le Viêt-nam
Les entreprises françaises, et plus généralement francophones, ont conscience que l’Asie du Sud-Est est aujourd’hui la région où la croissance sera la plus forte au cours des prochaines années.
Le Viêt-nam est l’un des derniers pays où elles pourront rivaliser avantageusement avec les entreprises du monde anglo-saxon.
C’est la raison pour laquelle les entreprises françaises sont aujourd’hui de plus en plus nombreuses à envisager des investissements dans ce pays.
Beaucoup a été fait, mais beaucoup reste à faire.
Les entreprises françaises, les grands groupes notamment, doivent investir dans la francophonie, c’est-à-dire dans les pays francophones et donc dans le Viêt-nam.
Elles sont aidées par la puissance publique.
Plusieurs ministres se sont rendus au Viêt-nam cette année. Le Président de la République devrait se rendre en visite officielle au mois de mai.
Des classes bilingues ont été ouvertes pour permettre à de jeunes Vietnamiens de parler couramment le français.
Le sommet de Hanoi est la démonstration de l’intérêt que porte la puissance publique au maintien d’une présence économique francophone au Viêt-nam.
Les crédits inscrits au protocole ont été multipliés par cinq en cinq ans. Ils sont bien inférieurs à ceux d’autres pays, mais ils sont déjà significatifs.
III – Les moyens à mettre en œuvre pour renforcer la francophonie dans le monde des affaires
Les partisans de la francophonie ne doivent pas désespérer du monde des affaires. On peut être francophone, conscient d’appartenir à un ensemble solidaire et être un bon homme d’affaires.
De nombreuses entreprises françaises désireuses d’investir ou investissant au Viêt-nam y réussissent bien et génèrent ce courant d’affaires et d’échange entre pays francophones que nous souhaitons tous mais qu’il convient encore de développer.
Pour cela, il faut :
Que les crédits bancaires et l’aide de la COFACE soient plus largement ouverts pour que les entreprises francophones soient plus nombreuses encore.
Qu’elles essayent, dans toute la mesure du possible, de ne pas renoncer à l’usage de notre langue dans leur travail de négociation, de communication à l’intérieur du groupe auquel certaines appartiennent, qu’elles déposent, à côté du texte en vietnamien, leurs demandes d’investissement en français auprès du CECI puisque celles-ci peuvent être rédigées aussi bien en français qu’en anglais.
Que l’Université, le Barreau puissent prendre une place encore plus importante dans l’élaboration des lois toujours plus nombreuses dans le domaine des affaires. À cet égard, il convient de saluer l’ouverture de la Maison du Droit à Hanoi.
Que les conférences sur le droit français des affaires se multiplient et qu’elles puissent faire l’objet de publications en vietnamien et en français.
Il est important encore une fois que 1) l’uniformisation des règles comptables qui est inévitable, 2) l’organisation judiciaire du Viêt-nam et 3) les nouveaux textes dans le domaine du droit des affaires n’aboutissent pas à l’adoption pure et simple du plan comptable anglo-saxon, de concepts de common law et de l’organisation judiciaire américaine.
Que les textes législatifs et réglementaires fassent l’objet d’une traduction officielle en langue française.
Il a été demandé à plusieurs reprises à des juristes francophones s’il n’était pas possible qu’il puissent, comme leurs confrères australiens pour l’anglais, assumer la traduction officielle, en langue française du code des investissements du Viêt-nam et du code civil.
Multiplier les stages professionnels dans les entreprises et cabinets d’avocats en France.
Que la presse économique en langue française se renforce.
Que puisse être examinée attentivement la possibilité de créer un institut de droit des affaires et de gestion dont l’objet serait la formation d’étudiants vietnamiens susceptibles d’intégrer 1) les entreprises vietnamiennes, 2) l’administration vietnamienne des finances et du commerce et 3) les entreprises à capitaux étrangers et donc les entreprises francophones.
∗
Au-delà des simples relations commerciales et financières, au-delà des échanges de biens et de services, il y a les contacts et les échanges entre les hommes. Il y a la formation des hommes, d’abord technique, puis plus générale.
La francophonie économique rejoint en fait la francophonie culturelle qui assure, dans le monde d’aujourd’hui, la permanence de liens historiques, au-delà des vicissitudes de l’instant et des exigences des échanges économiques mondiaux.