Le Viêtnam : une nouvelle réussite du modèle de développement asiatique

Dossier : Le Viêtnam en 2005Magazine N°609 Novembre 2005Par Jean-Bernard VÉRON

Au départ, un pays pauvre et exsangue, au développement bloqué

Au tour­nant des années quatre-vingt le Viêt­nam sort de trois guerres suc­ces­sives, avec la France d’a­bord, les États-Unis ensuite et, enfin, au Cam­bodge lors de l’é­pi­sode des Khmers rouges. Il est alors déses­pé­ré­ment pauvre à l’aune tant du pro­duit par tête, qui est de l’ordre de 100 dol­lars, que de l’é­qui­pe­ment en infra­struc­tures ou de l’ac­cès aux ser­vices sociaux de base (san­té, édu­ca­tion, eau potable). Mal­gré la pré­do­mi­nance des acti­vi­tés agri­coles, il peine cer­taines années à assu­rer son auto­suf­fi­sance ali­men­taire. Non que le gou­ver­ne­ment n’ait rien fait, mais parce que les maigres res­sources natio­nales étaient drai­nées par la guerre et que le modèle éco­no­mique en vigueur s’a­vé­rait peu efficace.

Le sur­saut vint de la prise de conscience que le mécon­ten­te­ment gran­dis­sant des popu­la­tions, en par­ti­cu­lier rurales, était un fac­teur de risque pour la péren­ni­té du régime : après tant d’é­preuves elles atten­daient les divi­dendes de la paix. En outre, la Chine, depuis l’ar­ri­vée au pou­voir de Deng Ziao­ping, mon­trait qu’un pays socia­liste pou­vait pro­fon­dé­ment modi­fier les règles du jeu éco­no­mique sans mettre en péril sa sta­bi­li­té politique.

Le chan­ge­ment de cap est for­mel­le­ment daté du 6e Congrès du Par­ti com­mu­niste viet­na­mien (dit du Dôi moi, ou renou­veau) en 1986 avec les pre­mières réformes éco­no­miques cen­trées sur la décol­lec­ti­vi­sa­tion de l’a­gri­cul­ture. Depuis, touche après touche et de cette manière pru­dente et pro­gres­sive qui carac­té­rise la prise de déci­sion au Viêt­nam, on fait aux méca­nismes de mar­ché une place crois­sante dans la régu­la­tion des acti­vi­tés éco­no­miques ; le sec­teur pri­vé, tant natio­nal qu’ex­té­rieur, gagne en impor­tance ; le pays s’ouvre aux échanges ain­si qu’aux capi­taux étran­gers et se pré­pare à inté­grer l’Or­ga­ni­sa­tion mon­diale du com­merce (OMC).


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Un nouveau dragon est né

Les résul­tats de cet aggior­na­men­to ne se firent pas attendre.

Depuis main­te­nant une quin­zaine d’an­nées le taux de crois­sance du PIB est en moyenne de 7 % par an1, ce qui a per­mis de mul­ti­plier par cinq le reve­nu par tête (de 98 dol­lars en 1990 à 482 en 2004). Bien que le Viêt­nam appar­tienne encore à la caté­go­rie des Pays les moins avan­cés selon le clas­se­ment des Nations unies, l’im­pact social de ce dyna­misme éco­no­mique est fla­grant : le pour­cen­tage de pauvres  est tom­bé de 70 % de la popu­la­tion en 1990 à 29 % en 2004.

Cette crois­sance est tout à la fois le pro­duit et la consé­quence d’une pro­fonde trans­for­ma­tion des struc­tures de l’é­co­no­mie natio­nale qui voit se réduire la part des acti­vi­tés agri­coles (39 % du PIB en 1990 et 22 % en 2003) au pro­fit de l’in­dus­trie (res­pec­ti­ve­ment 23 % et 43 %). Cette trans­for­ma­tion ne signi­fie tou­te­fois pas que l’a­gri­cul­ture ait décli­né, mais que son rythme de crois­sance a été moins rapide. En effet, com­pa­ra­ti­ve­ment à d’autres pays du » Sud » enga­gés dans un pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment accé­lé­ré, le sec­teur rural viet­na­mien est en expan­sion. À titre d’illus­tra­tion, le pays qui, avec une pro­duc­tion de 15 à 16 mil­lions de tonnes de riz, pei­nait à cou­vrir ses besoins à la veille du Dôi moi a plus que dou­blé les ton­nages (35 mil­lions de tonnes en 2003) et est deve­nu le troi­sième expor­ta­teur mon­dial de cette céréale. Cor­ré­la­ti­ve­ment, le Viêt­nam n’a pas connu de dépla­ce­ment mas­sif des popu­la­tions rurales vers les villes, puisque 80 % des Viet­na­miens vivaient à la cam­pagne en 1990 et qu’ils sont encore 75 % en 2003. Cette qua­si-sta­bi­li­té est le fruit d’une poli­tique volon­ta­riste, judi­cieuse en son temps mais qui freine aujourd’­hui l’a­mé­lio­ra­tion de la pro­duc­ti­vi­té de l’économie.

Ces per­for­mances impres­sion­nantes sont certes à mettre au compte des réformes éco­no­miques qui ont libé­ré les éner­gies entre­pre­neu­riales. Mais elles n’au­raient pas été pos­sibles sans, simul­ta­né­ment, un effort d’in­ves­tis­se­ment excep­tion­nel et sans un élar­gis­se­ment des débou­chés par le biais d’une ouver­ture crois­sante sur l’extérieur.

S’a­gis­sant du pre­mier point, la for­ma­tion brute de capi­tal fixe, qui repré­sen­tait 12,6 % du PIB en 1990, atteint aujourd’­hui 35,1 %. Tout aus­si remar­quable est l’en­vo­lée de l’é­pargne natio­nale. Sur la même période elle est pas­sée de 2,9 % du PIB à 28,2 %, ce qui signi­fie que le Viêt­nam finance aujourd’­hui les quatre cin­quièmes de ses inves­tis­se­ments au moyen de ses res­sources propres. Même en tenant compte du fait qu’une frac­tion encore majo­ri­taire des inves­tis­se­ments est por­tée par le sec­teur public au sens large (bud­get natio­nal et entre­prises d’É­tat), l’ef­fort d’é­pargne n’en est pas moins remar­quable eu égard au faible niveau de reve­nu de la population.

En ce qui concerne l’ou­ver­ture sur l’ex­té­rieur, elle s’est impo­sée pour cette même rai­son de la fai­blesse des reve­nus qui bride le déve­lop­pe­ment du mar­ché inté­rieur. C’est ain­si que les expor­ta­tions ont été mul­ti­pliées par 8 entre 1990 (2,4 mil­liards de dol­lars) et 2003 (20,2 mil­liards de dol­lars) et qu’elles équi­valent désor­mais à 60 % du PIB.

Gestion économique prudente et souci de stabilité politique et sociale

Ce bref pano­ra­ma ne serait pas com­plet sans sou­li­gner deux points complémentaires.

Le pre­mier est la grande pru­dence dont font preuve les auto­ri­tés dans leur ges­tion des para­mètres macroé­co­no­miques. Cela se marque de diverses manières. En ce qui concerne l’en­det­te­ment exté­rieur, le Viêt­nam s’est libé­ré de la dette contrac­tée vis-à-vis des pays qui appar­te­naient à l’ex-bloc socia­liste et mène depuis une poli­tique rigou­reuse. C’est ain­si que l’en­cours de la dette est pas­sé de 380 % du PIB en 1990 à 38 % en 2002 et que son ser­vice ne repré­sente que 6 % des expor­ta­tions de biens et ser­vices. Ce der­nier ratio, fort modeste, s’ex­plique éga­le­ment par la com­po­si­tion de la dette exté­rieure : elle pro­vient, pour les neuf dixièmes, de prêts conces­sion­nels four­nis par les bailleurs de l’aide publique. Mais il est vrai que cet engoue­ment des­dits bailleurs, qui injectent bon an mal an près de 2 mil­liards de dol­lars dans le déve­lop­pe­ment du Viêt­nam, est lar­ge­ment fon­dé sur ses per­for­mances dans le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social.

Cette ges­tion macroé­co­no­mique de » bon père de famille » vaut aus­si pour le pro­ces­sus très gra­duel d’ou­ver­ture du mar­ché finan­cier sur l’ex­té­rieur. À la dif­fé­rence de cer­tains pays voi­sins, qui s’ou­vrirent aux capi­taux exté­rieurs avant que leur sys­tème finan­cier ne soit assez robuste pour sup­por­ter les vio­lents allers et retours propres à ces res­sources et qui en firent dure­ment les frais lors de la crise asia­tique de 1997–1998, le Viêt­nam tra­ver­sa ladite crise sans autre dom­mage qu’un modeste tas­se­ment de son taux de crois­sance. Tou­jours dans le domaine macroé­co­no­mique, on note­ra la poli­tique de change qui, depuis la fin des années quatre-vingt-dix, main­tient une pari­té à peu près stable entre le dong et le dol­lar, ce qui, glis­se­ment de cette der­nière mon­naie aidant, per­met aux expor­ta­tions viet­na­miennes de se pla­cer aisé­ment sur les mar­chés extérieurs.

Le second point méri­tant d’être sou­li­gné, et qui accom­pagne le rapide déve­lop­pe­ment éco­no­mique du pays, est la sta­bi­li­té du régime. Ins­pi­ré du modèle sovié­tique mais pro­gres­si­ve­ment épu­ré des archaïsmes éco­no­miques qui contri­buèrent tant à la décon­fi­ture du modèle en ques­tion, le régime viet­na­mien reste celui d’un État-Par­ti à direc­tion col­lé­giale, contrô­lant le gou­ver­ne­ment, l’ad­mi­nis­tra­tion et l’ar­mée et appuyé sur un puis­sant appa­reil sécu­ri­taire. Jamais remis en cause jus­qu’à ce jour, il tient sa sur­vie, dans un monde où les pays qua­li­fiés de socia­listes se raré­fient, à sa capa­ci­té à col­ler aux muta­tions de la socié­té viet­na­mienne, qu’il freine par­fois mais qu’il n’en­trave jamais. À n’en pas dou­ter, cette flexi­bi­li­té est une des forces du système.

Un autre élé­ment de robus­tesse du régime est incon­tes­ta­ble­ment sa réus­site en termes de déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social, qui le légi­time aux yeux de la popu­la­tion. Ain­si, la san­té et l’é­du­ca­tion sont cor­rec­te­ment dis­pen­sées, dans un pays qui reste objec­ti­ve­ment très pauvre et la crois­sance a glo­ba­le­ment per­mis d’a­mé­lio­rer le niveau de vie moyen des Vietnamiens.

Une nouvelle application du modèle asiatique

Sans mini­mi­ser les mérites propres au Viêt­nam, il faut mettre ces bons résul­tats à l’ac­tif de ce que l’on pour­rait appe­ler le modèle de déve­lop­pe­ment asia­tique. Celui-ci connaît certes des variantes, qui tiennent aux par­ti­cu­la­ri­tés des socié­tés natio­nales, à leur his­toire, à la confi­gu­ra­tion des régimes poli­tiques ain­si qu’aux points de départ du pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment, mais il est frap­pant de consta­ter que les mêmes recettes pro­duisent peu ou prou les mêmes effets dans nombre de pays de la région, et cela quelle que soit l’i­déo­lo­gie dont ils se réclament. En suc­ces­sion pres­sée Hong-Kong et Sin­ga­pour, Tai­wan et la Corée du Sud, la Malai­sie, la Chine et la Thaï­lande ont engran­gé des per­for­mances éco­no­miques flat­teuses, bien supé­rieures à celles de l’A­mé­rique latine, de l’A­frique et du Moyen-Orient, au point que cer­tains de ces pays rejoignent main­te­nant le monde développé.

Le modèle en ques­tion se carac­té­rise par des simi­li­tudes tou­chant tant aux poli­tiques mises en œuvre qu’au fonc­tion­ne­ment des ins­ti­tu­tions qui encadrent et régulent les acti­vi­tés éco­no­miques : un État fort, capable d’exer­cer un pilo­tage cen­tra­li­sé de l’é­co­no­mie sans étouf­fer néan­moins les ini­tia­tives indi­vi­duelles ; un taux d’in­ves­tis­se­ment dura­ble­ment éle­vé, ser­vi par un taux d’é­pargne non moins éle­vé ; une libé­ra­li­sa­tion pro­gres­sive du jeu éco­no­mique ; l’al­liance étroite entre l’ap­pa­reil d’É­tat et les opé­ra­teurs éco­no­miques, ce qui est évident dans le cas des entre­prises publiques mais l’est éga­le­ment, de manière plus sub­tile, pour les acteurs pri­vés ; une gou­ver­nance tech­nique, finan­cière et éco­no­mique de qua­li­té, du moins à l’aune de ce qu’elle est habi­tuel­le­ment dans les pays en déve­lop­pe­ment ; une ouver­ture gra­duelle et dis­sy­mé­trique sur l’ex­té­rieur (sou­tien des expor­ta­tions, main­tien de bar­rières sélec­tives aux impor­ta­tions, fer­me­ture du mar­ché inté­rieur aux entrées de capi­taux spé­cu­la­tifs étran­gers) ; de bons fon­da­men­taux macroé­co­no­miques (ges­tion rai­son­na­ble­ment pru­dente du bud­get, de la mon­naie et de la dette).

Ce modèle se carac­té­rise éga­le­ment par un déca­lage, qui peut atteindre plu­sieurs décen­nies, entre le démar­rage éco­no­mique et l’é­mer­gence d’un sys­tème poli­tique plu­ra­liste3. À l’é­vi­dence, ce déca­lage n’est accep­té que parce que le modèle pro­duit rapi­de­ment des résul­tats qui per­mettent d’a­mé­lio­rer le sort maté­riel des popu­la­tions et qui asseyent donc sa légi­ti­mi­té sur son effi­ca­ci­té en termes de développement.

En conclusion, les défis à venir

Ce pas­sage en revue de la situa­tion du Viêt­nam et des fon­de­ments de sa réus­site donne à pen­ser que les pers­pec­tives d’a­ve­nir sont plu­tôt bonnes. Cela ne signi­fie tou­te­fois pas que tout péril est écar­té, que le déve­lop­pe­ment est défi­ni­ti­ve­ment sur les rails et que la sta­bi­li­té du régime est inébran­lable. Les défis struc­tu­rels sont effet de taille.

Il faut d’a­bord que la machine éco­no­mique conti­nue à pro­duire des emplois à un rythme sou­te­nu pour absor­ber tant la crois­sance démo­gra­phique natu­relle4 que l’exode rural. Or cette créa­tion conti­nue d’emplois ne se peut sans la pour­suite d’une crois­sance éco­no­mique forte. Celle-ci sera de plus en plus fonc­tion d’une part d’une diver­si­fi­ca­tion des acti­vi­tés vers des cré­neaux à plus haute pro­duc­ti­vi­té et, d’autre part, d’une mon­tée en gamme qua­li­ta­tive. L’é­co­no­mie viet­na­mienne devra donc sor­tir d’un modèle qui reste fon­dé sur la quan­ti­té et les pro­duits simples ou bas de gamme.

Il faut ensuite que les inéga­li­tés, méca­ni­que­ment induites par la crois­sance, entre monde rural et monde urbain, pro­vinces riches et pauvres, déten­teurs du capi­tal et sala­riés, ne se creusent pas au-delà du rai­son­nable, sous peine de troubles sociaux et de contes­ta­tion du régime.

Plus conjonc­tu­rel­le­ment, le Viêt­nam va être confron­té, dans les années à venir, à des risques d’ins­ta­bi­li­té accrue du fait d’une ouver­ture exté­rieure de plus en plus large dans le cadre de son adhé­sion à l’OMC.

Il lui fau­dra éga­le­ment mener à bien la réforme de son sys­tème finan­cier public, acca­blé par les mau­vaises créances, et liqui­der, redi­men­sion­ner ou pri­va­ti­ser les entre­prises publiques en mini­mi­sant l’im­pact sur l’emploi.

Toutes tâches d’au­tant plus dif­fi­ciles que le régime devra simul­ta­né­ment gérer la réduc­tion pro­gres­sive de son contrôle direct de la sphère éco­no­mique et, à plus long terme, le déver­rouillage du sys­tème poli­tique. Objec­tifs qui ne sont tou­te­fois pas inat­tei­gnables, ain­si que le montrent d’autres pays d’A­sie de l’Est et du Sud-Est qui ont su, avant le Viêt­nam, mener à bien ces transitions.

Il est bien évi­dem­ment trop tôt pour hasar­der un pro­nos­tic, de réus­site ou d’é­chec, mais un fac­teur lourd pèse­ra sur l’a­ve­nir du pays : l’ir­ré­sis­tible mon­tée en puis­sance de la Chine et l’in­cer­ti­tude de ce qu’en seront les effets sur les petits pays voi­sins. Les élé­ments posi­tifs sont l’é­nor­mi­té du mar­ché chi­nois et le dyna­misme de son éco­no­mie. Mais ce même dyna­misme, com­bi­né à d’im­menses gise­ments de main-d’œuvre à très bas coût, peut tout aus­si bien sou­mettre le Viêt­nam à une concur­rence trop rude et, in fine, le vas­sa­li­ser économiquement.

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1. Toutes les don­nées chif­frées men­tion­nées dans cet article ont été tirées de la base sta­tis­tique de la Banque asia­tique de développement.
2. Sont consi­dé­rées comme pauvres, selon les stan­dards de mesure inter­na­tio­naux, les per­sonnes ayant un reve­nu infé­rieur à 1 dol­lar par jour.
3. Il est inté­res­sant de noter que ce constat vaut aus­si bien pour les pays qui se réclament du » socia­lisme » que pour ceux qui sont fer­me­ment » capitalistes « .
4. Ce sont en effet 1,5 mil­lion de per­sonnes sup­plé­men­taires qui arrivent chaque année sur le mar­ché du tra­vail du fait de la seule crois­sance démographique.

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