Le Viêtnam : une nouvelle réussite du modèle de développement asiatique
Au départ, un pays pauvre et exsangue, au développement bloqué
Au tournant des années quatre-vingt le Viêtnam sort de trois guerres successives, avec la France d’abord, les États-Unis ensuite et, enfin, au Cambodge lors de l’épisode des Khmers rouges. Il est alors désespérément pauvre à l’aune tant du produit par tête, qui est de l’ordre de 100 dollars, que de l’équipement en infrastructures ou de l’accès aux services sociaux de base (santé, éducation, eau potable). Malgré la prédominance des activités agricoles, il peine certaines années à assurer son autosuffisance alimentaire. Non que le gouvernement n’ait rien fait, mais parce que les maigres ressources nationales étaient drainées par la guerre et que le modèle économique en vigueur s’avérait peu efficace.
Le sursaut vint de la prise de conscience que le mécontentement grandissant des populations, en particulier rurales, était un facteur de risque pour la pérennité du régime : après tant d’épreuves elles attendaient les dividendes de la paix. En outre, la Chine, depuis l’arrivée au pouvoir de Deng Ziaoping, montrait qu’un pays socialiste pouvait profondément modifier les règles du jeu économique sans mettre en péril sa stabilité politique.
Le changement de cap est formellement daté du 6e Congrès du Parti communiste vietnamien (dit du Dôi moi, ou renouveau) en 1986 avec les premières réformes économiques centrées sur la décollectivisation de l’agriculture. Depuis, touche après touche et de cette manière prudente et progressive qui caractérise la prise de décision au Viêtnam, on fait aux mécanismes de marché une place croissante dans la régulation des activités économiques ; le secteur privé, tant national qu’extérieur, gagne en importance ; le pays s’ouvre aux échanges ainsi qu’aux capitaux étrangers et se prépare à intégrer l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
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Un nouveau dragon est né
Les résultats de cet aggiornamento ne se firent pas attendre.
Depuis maintenant une quinzaine d’années le taux de croissance du PIB est en moyenne de 7 % par an1, ce qui a permis de multiplier par cinq le revenu par tête (de 98 dollars en 1990 à 482 en 2004). Bien que le Viêtnam appartienne encore à la catégorie des Pays les moins avancés selon le classement des Nations unies, l’impact social de ce dynamisme économique est flagrant : le pourcentage de pauvres est tombé de 70 % de la population en 1990 à 29 % en 2004.
Cette croissance est tout à la fois le produit et la conséquence d’une profonde transformation des structures de l’économie nationale qui voit se réduire la part des activités agricoles (39 % du PIB en 1990 et 22 % en 2003) au profit de l’industrie (respectivement 23 % et 43 %). Cette transformation ne signifie toutefois pas que l’agriculture ait décliné, mais que son rythme de croissance a été moins rapide. En effet, comparativement à d’autres pays du » Sud » engagés dans un processus de développement accéléré, le secteur rural vietnamien est en expansion. À titre d’illustration, le pays qui, avec une production de 15 à 16 millions de tonnes de riz, peinait à couvrir ses besoins à la veille du Dôi moi a plus que doublé les tonnages (35 millions de tonnes en 2003) et est devenu le troisième exportateur mondial de cette céréale. Corrélativement, le Viêtnam n’a pas connu de déplacement massif des populations rurales vers les villes, puisque 80 % des Vietnamiens vivaient à la campagne en 1990 et qu’ils sont encore 75 % en 2003. Cette quasi-stabilité est le fruit d’une politique volontariste, judicieuse en son temps mais qui freine aujourd’hui l’amélioration de la productivité de l’économie.
Ces performances impressionnantes sont certes à mettre au compte des réformes économiques qui ont libéré les énergies entrepreneuriales. Mais elles n’auraient pas été possibles sans, simultanément, un effort d’investissement exceptionnel et sans un élargissement des débouchés par le biais d’une ouverture croissante sur l’extérieur.
S’agissant du premier point, la formation brute de capital fixe, qui représentait 12,6 % du PIB en 1990, atteint aujourd’hui 35,1 %. Tout aussi remarquable est l’envolée de l’épargne nationale. Sur la même période elle est passée de 2,9 % du PIB à 28,2 %, ce qui signifie que le Viêtnam finance aujourd’hui les quatre cinquièmes de ses investissements au moyen de ses ressources propres. Même en tenant compte du fait qu’une fraction encore majoritaire des investissements est portée par le secteur public au sens large (budget national et entreprises d’État), l’effort d’épargne n’en est pas moins remarquable eu égard au faible niveau de revenu de la population.
En ce qui concerne l’ouverture sur l’extérieur, elle s’est imposée pour cette même raison de la faiblesse des revenus qui bride le développement du marché intérieur. C’est ainsi que les exportations ont été multipliées par 8 entre 1990 (2,4 milliards de dollars) et 2003 (20,2 milliards de dollars) et qu’elles équivalent désormais à 60 % du PIB.
Gestion économique prudente et souci de stabilité politique et sociale
Ce bref panorama ne serait pas complet sans souligner deux points complémentaires.
Le premier est la grande prudence dont font preuve les autorités dans leur gestion des paramètres macroéconomiques. Cela se marque de diverses manières. En ce qui concerne l’endettement extérieur, le Viêtnam s’est libéré de la dette contractée vis-à-vis des pays qui appartenaient à l’ex-bloc socialiste et mène depuis une politique rigoureuse. C’est ainsi que l’encours de la dette est passé de 380 % du PIB en 1990 à 38 % en 2002 et que son service ne représente que 6 % des exportations de biens et services. Ce dernier ratio, fort modeste, s’explique également par la composition de la dette extérieure : elle provient, pour les neuf dixièmes, de prêts concessionnels fournis par les bailleurs de l’aide publique. Mais il est vrai que cet engouement desdits bailleurs, qui injectent bon an mal an près de 2 milliards de dollars dans le développement du Viêtnam, est largement fondé sur ses performances dans le développement économique et social.
Cette gestion macroéconomique de » bon père de famille » vaut aussi pour le processus très graduel d’ouverture du marché financier sur l’extérieur. À la différence de certains pays voisins, qui s’ouvrirent aux capitaux extérieurs avant que leur système financier ne soit assez robuste pour supporter les violents allers et retours propres à ces ressources et qui en firent durement les frais lors de la crise asiatique de 1997–1998, le Viêtnam traversa ladite crise sans autre dommage qu’un modeste tassement de son taux de croissance. Toujours dans le domaine macroéconomique, on notera la politique de change qui, depuis la fin des années quatre-vingt-dix, maintient une parité à peu près stable entre le dong et le dollar, ce qui, glissement de cette dernière monnaie aidant, permet aux exportations vietnamiennes de se placer aisément sur les marchés extérieurs.
Le second point méritant d’être souligné, et qui accompagne le rapide développement économique du pays, est la stabilité du régime. Inspiré du modèle soviétique mais progressivement épuré des archaïsmes économiques qui contribuèrent tant à la déconfiture du modèle en question, le régime vietnamien reste celui d’un État-Parti à direction collégiale, contrôlant le gouvernement, l’administration et l’armée et appuyé sur un puissant appareil sécuritaire. Jamais remis en cause jusqu’à ce jour, il tient sa survie, dans un monde où les pays qualifiés de socialistes se raréfient, à sa capacité à coller aux mutations de la société vietnamienne, qu’il freine parfois mais qu’il n’entrave jamais. À n’en pas douter, cette flexibilité est une des forces du système.
Un autre élément de robustesse du régime est incontestablement sa réussite en termes de développement économique et social, qui le légitime aux yeux de la population. Ainsi, la santé et l’éducation sont correctement dispensées, dans un pays qui reste objectivement très pauvre et la croissance a globalement permis d’améliorer le niveau de vie moyen des Vietnamiens.
Une nouvelle application du modèle asiatique
Sans minimiser les mérites propres au Viêtnam, il faut mettre ces bons résultats à l’actif de ce que l’on pourrait appeler le modèle de développement asiatique. Celui-ci connaît certes des variantes, qui tiennent aux particularités des sociétés nationales, à leur histoire, à la configuration des régimes politiques ainsi qu’aux points de départ du processus de développement, mais il est frappant de constater que les mêmes recettes produisent peu ou prou les mêmes effets dans nombre de pays de la région, et cela quelle que soit l’idéologie dont ils se réclament. En succession pressée Hong-Kong et Singapour, Taiwan et la Corée du Sud, la Malaisie, la Chine et la Thaïlande ont engrangé des performances économiques flatteuses, bien supérieures à celles de l’Amérique latine, de l’Afrique et du Moyen-Orient, au point que certains de ces pays rejoignent maintenant le monde développé.
Le modèle en question se caractérise par des similitudes touchant tant aux politiques mises en œuvre qu’au fonctionnement des institutions qui encadrent et régulent les activités économiques : un État fort, capable d’exercer un pilotage centralisé de l’économie sans étouffer néanmoins les initiatives individuelles ; un taux d’investissement durablement élevé, servi par un taux d’épargne non moins élevé ; une libéralisation progressive du jeu économique ; l’alliance étroite entre l’appareil d’État et les opérateurs économiques, ce qui est évident dans le cas des entreprises publiques mais l’est également, de manière plus subtile, pour les acteurs privés ; une gouvernance technique, financière et économique de qualité, du moins à l’aune de ce qu’elle est habituellement dans les pays en développement ; une ouverture graduelle et dissymétrique sur l’extérieur (soutien des exportations, maintien de barrières sélectives aux importations, fermeture du marché intérieur aux entrées de capitaux spéculatifs étrangers) ; de bons fondamentaux macroéconomiques (gestion raisonnablement prudente du budget, de la monnaie et de la dette).
Ce modèle se caractérise également par un décalage, qui peut atteindre plusieurs décennies, entre le démarrage économique et l’émergence d’un système politique pluraliste3. À l’évidence, ce décalage n’est accepté que parce que le modèle produit rapidement des résultats qui permettent d’améliorer le sort matériel des populations et qui asseyent donc sa légitimité sur son efficacité en termes de développement.
En conclusion, les défis à venir
Ce passage en revue de la situation du Viêtnam et des fondements de sa réussite donne à penser que les perspectives d’avenir sont plutôt bonnes. Cela ne signifie toutefois pas que tout péril est écarté, que le développement est définitivement sur les rails et que la stabilité du régime est inébranlable. Les défis structurels sont effet de taille.
Il faut d’abord que la machine économique continue à produire des emplois à un rythme soutenu pour absorber tant la croissance démographique naturelle4 que l’exode rural. Or cette création continue d’emplois ne se peut sans la poursuite d’une croissance économique forte. Celle-ci sera de plus en plus fonction d’une part d’une diversification des activités vers des créneaux à plus haute productivité et, d’autre part, d’une montée en gamme qualitative. L’économie vietnamienne devra donc sortir d’un modèle qui reste fondé sur la quantité et les produits simples ou bas de gamme.
Il faut ensuite que les inégalités, mécaniquement induites par la croissance, entre monde rural et monde urbain, provinces riches et pauvres, détenteurs du capital et salariés, ne se creusent pas au-delà du raisonnable, sous peine de troubles sociaux et de contestation du régime.
Plus conjoncturellement, le Viêtnam va être confronté, dans les années à venir, à des risques d’instabilité accrue du fait d’une ouverture extérieure de plus en plus large dans le cadre de son adhésion à l’OMC.
Il lui faudra également mener à bien la réforme de son système financier public, accablé par les mauvaises créances, et liquider, redimensionner ou privatiser les entreprises publiques en minimisant l’impact sur l’emploi.
Toutes tâches d’autant plus difficiles que le régime devra simultanément gérer la réduction progressive de son contrôle direct de la sphère économique et, à plus long terme, le déverrouillage du système politique. Objectifs qui ne sont toutefois pas inatteignables, ainsi que le montrent d’autres pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est qui ont su, avant le Viêtnam, mener à bien ces transitions.
Il est bien évidemment trop tôt pour hasarder un pronostic, de réussite ou d’échec, mais un facteur lourd pèsera sur l’avenir du pays : l’irrésistible montée en puissance de la Chine et l’incertitude de ce qu’en seront les effets sur les petits pays voisins. Les éléments positifs sont l’énormité du marché chinois et le dynamisme de son économie. Mais ce même dynamisme, combiné à d’immenses gisements de main-d’œuvre à très bas coût, peut tout aussi bien soumettre le Viêtnam à une concurrence trop rude et, in fine, le vassaliser économiquement.
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1. Toutes les données chiffrées mentionnées dans cet article ont été tirées de la base statistique de la Banque asiatique de développement.
2. Sont considérées comme pauvres, selon les standards de mesure internationaux, les personnes ayant un revenu inférieur à 1 dollar par jour.
3. Il est intéressant de noter que ce constat vaut aussi bien pour les pays qui se réclament du » socialisme » que pour ceux qui sont fermement » capitalistes « .
4. Ce sont en effet 1,5 million de personnes supplémentaires qui arrivent chaque année sur le marché du travail du fait de la seule croissance démographique.