Le visage changeant de la guerre
Une évolution en quatre D
L’évolution des opérations est marquée par quatre D : durée, durcissement, diversification et dispersion. La durée d’abord. Les opérations que nous conduisons sont toujours des opérations longues qui ne produisent leurs effets que dans la durée. Notre détermination est donc mise à l’épreuve de façon permanente tant pour soutenir les efforts financiers que pour entretenir le soutien constant de l’opinion publique.
Le durcissement des crises se produit sous l’effet conjugué de la dissémination des armes conventionnelles sophistiquées et puissantes, couplée à la disponibilité sur les marchés civils de nombreuses technologies duales, et de la détermination croissante de nombre de nos adversaires potentiels.
Nous avons trop misé sur la technologie censée nous rendre invincibles
La diversité des opérations est aussi celle de nos adversaires : ils vont des organisations militaires étatiques aux bandes armées à la grande mobilité et aux actes fortement médiatisés. Ils utilisent aussi bien la menace des armes de destruction massive que les engins explosifs improvisés, et conjuguent souvent ces moyens d’une extrême variété dans des temps et des lieux très resserrés.
Enfin, la dispersion des zones de crise est un défi ardu, synonyme d’élongation logistique, de duplication des chaînes de commandement et de soutien, de multiplication des cadres juridiques, de répartition difficile des efforts entre les différents théâtres d’opérations. Sur chaque théâtre, elle implique un équilibre difficile à trouver entre la dilution des forces pour contrôler des zones étendues et leur concentration sur des points clés.
Intégrer la totalité de l’action militaire
À la question de notre adaptation aux « 4D » des opérations, il n’y a pas de réponse évidente, mais une certitude : pour répondre aux enjeux des opérations militaires d’aujourd’hui, il faut une approche élargie, qui intègre la totalité des dimensions d’une action militaire.
Cela se traduit par une première exigence : pouvoir agir sur tout le spectre des opérations. Ce point est important, car il va contre une illusion, celle du choix de nos engagements et donc de leur prévisibilité.
Comprendre notre adversaire
Dialectique de la guerre
Le durcissement des conflits ne fait que manifester le retour de la dialectique de la guerre : nous faisons face aujourd’hui à des situations dans lesquelles il est de plus en plus évident que « chaque adversaire fait la loi de l’autre », selon l’expression de Clausewitz.
La seconde exigence est l’attention portée aux leçons du terrain. Il est indispensable de garantir la continuité entre l’emploi des forces et la préparation des capacités.
Nous avons trop misé sur la technologie censée nous rendre invincibles. C’est méconnaître la première loi de la guerre, celle du contournement. Nous devons pouvoir comprendre l’évolution de nos adversaires, faire basculer très vite les efforts, en fonction des enseignements de nos engagements opérationnels les plus récents.
La guerre au milieu des populations
Au paradigme de la guerre classique s’est substitué pour partie celui d’affrontements entre acteurs désétatisés. La guerre a changé de visage. Les guerres dans la durée et au milieu des populations sont désormais notre horizon visible, comme en Irak et en Afghanistan ou au Mali.
La guerre conventionnelle, institutionnelle et symétrique, est toujours possible, mais elle est improbable à court et moyen terme, pour de nombreuses raisons. Devant ce constat de rupture, de passage d’une ère dominée essentiellement par la menace conventionnelle à une autre caractérisée par la généralisation des guerres au milieu des populations, la question se pose de savoir si notre modèle de force correspond au besoin.
On ne peut choisir
Modèles dépassés
Les modèles actuels sont le produit d’une conception aujourd’hui partiellement erronée de l’emploi de la force. Notre approche quantitative des rapports de puissance tend à privilégier l’acte de destruction et à ignorer les dimensions immatérielles. Sous l’impulsion américaine, l’apport de la technologie a laissé penser qu’il était possible et même souhaitable de substituer des effectifs au contact par des équipements d’acquisition et de frappe.
Il faut se garder de l’illusion selon laquelle il y aurait des opérations de différents types, étroitement cloisonnées entre elles et substantiellement différentes, entre lesquelles nous pourrions choisir.
En réalité, nous ne choisissons pas : nous agissons le plus souvent par nécessité et en réaction. Et, quelles que soient les opérations dans lesquelles nous nous engageons, le déploiement d’une force militaire implique toujours d’envisager l’épreuve de force avec les autres acteurs armés ou civils au service d’un objectif politique.
Affrontement des volontés
Les modes d’action classiques sont opérants face à un adversaire régulier mais se révèlent inopérants face à un adversaire qui choisit d’évoluer dans les zones où notre puissance technologique ne peut donner sa pleine mesure, clandestin au milieu de la population, en zone urbaine et en terrain difficile.
La rentabilité des systèmes de force optimisés pour la destruction diminue alors sensiblement, en même temps que le nombre des cibles lucratives. Nous assistons là à une inversion dans le processus de construction de l’efficacité militaire. « L’affrontement des volontés » prend le pas sur « le tribunal de la force ».
Repenser notre rapport à la technologie
La technologie en elle-même n’a que rarement décidé de l’issue d’une confrontation parce qu’elle n’est qu’une des dimensions de l’efficacité stratégique. Mais surtout, la guerre est d’abord un phénomène social ; l’issue d’une confrontation dépend d’abord des éléments d’environnement – politique, économique, culturel, géostratégique – de chacun des adversaires.
La diversité des opérations est aussi celle de nos adversaires
Les déséquilibres technologiques sont d’autant moins les facteurs essentiels des échecs ou des succès stratégiques que des choix politiques, stratégiques ou tactiques judicieux permettent le plus souvent de compenser les infériorités techniques.
L’armement doit en effet être pensé en fonction de ses effets militaires, mais pas seulement. L’essentiel est redevenu la substance politique de l’armement.
Un adversaire différent de nous
L’avenir de l’esprit
Dans la guerre probable – donc au sein des populations –, notre meilleure technologie est souvent mise en défaut simplement parce qu’elle ne trouve pas à s’appliquer ; l’adversaire, connaissant nos avantages, les contourne et les rend vains. L’avenir n’est pas la technologie ; l’avenir, c’est l’esprit. La technologie n’en est que le moyen. La supériorité technologique n’est pas une finalité en soi. Elle ne peut suffire, par elle-même, à solder le problème de la guerre.
La rationalité occidentale nous conduit à « organiser » l’adversaire comme nous le sommes nousmêmes. Or, l’intelligence de l’adversaire l’a conduit à s’organiser autrement, à adopter des structures réticulaires qui survivent sans grande difficulté aux coups que l’on cherche à porter à ses centres vitaux qui n’existent pas.
L’autre particularité de l’adversaire est qu’il est rarement unique. Hors l’espace court de la phase initiale de l’intervention au cours de laquelle l’ennemi peut être attaqué comme une entité unique, l’adversaire constitue très vite de multiples entités indépendantes poursuivant des objectifs différents et rarement ellesmêmes organisées en système.
C’est donc sur une gerbe de plusieurs non-systèmes très vaguement corrélés qu’il s’agit le plus souvent d’agir, ce qui exclut d’emblée les solutions simplistes et centralisées.
Un adversaire qui s’adapte
Notre puissance de feu est vaine, en elle-même, sur la durée contre cet adversaire. Sa résistance aux pertes est bien supérieure à celle des pays intervenants. L’adversaire s’adapte de plus en plus vite au cours même de cette intervention.
Ce qui compte donc, c’est notre souplesse, notre capacité d’adaptation et de réaction à l’évolution des circonstances.
Primauté du politique sur le militaire
Les guerres probables demanderont des réponses politico-militaires intégrées : il n’y a plus, en effet, de solutions militaires simples et décisives aux problèmes du monde. Le succès y est conditionné à l’adoption d’une manœuvre globale. La force interviendra lorsque tout le reste aura échoué. Dans ces situations toujours difficiles, l’intervention militaire devra être conçue sous l’impérieuse nécessité de la convergence des actions des différents intervenants.
« L’affrontement des volontés » prend le pas sur « le tribunal de la force »
Puisque l’effet recherché est finalement un effet politique, la primauté de la démarche politique sur la démarche purement militaire doit y être la règle.
Dans la guerre probable, la violence irrégulière peut être contenue par des outils militaires, mais elle ne peut être défaite que par des moyens politiques.
Un nouveau continuum des opérations
Guerre totale
L’une des grandes difficultés de nos guerres probables est qu’elles ne seront des conflits limités que pour nous-mêmes. La valeur des fins politiques en jeu sera sûrement limitée pour nous – et nous adopterons donc une approche « limitée » – alors qu’elle aura le plus souvent une valeur absolue pour l’Autre.
L’ampleur des enjeux qui le motivent le conduira à adopter naturellement ce que nous appelons une logique de guerre totale, c’est-à-dire marquée par la radicalité.
Les « guerres probables » peuvent se décrire comme la succession dans le temps de trois phases qui s’inscrivent dans un continuum : l’intervention, la stabilisation et la normalisation. Ces phases n’ont pas de limite précise, elles se recouvrent partiellement et présentent des caractéristiques assez distinctes. L’intervention est indispensable et vise à préparer au mieux les conditions politiques de la phase suivante.
La stabilisation devient la phase cruciale. Elle a pour objectif de consolider l’ordre temporaire acquis en diminuant puis en contenant la violence au niveau le plus bas possible. Les forces armées, en coordination avec des acteurs non militaires, ont pour rôle de restaurer la stabilité par une maîtrise de la zone et de permettre le retour à la confiance entre les protagonistes. Cette phase, dorénavant essentielle, permet d’établir les conditions pour la réalisation de l’objectif stratégique.
La normalisation est la phase du retour à la paix. Grâce à la stabilité relative obtenue, un système politique, juridique et social peut être rebâti. Le défi se révèle donc, à l’analyse, d’une extrême complexité.
Le rôle décisif de la consolidation
C’est la phase de stabilisation – de progrès vers la normalisation par une présence au sol, au contact, dans la durée – qui, par l’usage approprié de la force, sera véritablement décisive. Ainsi, les armées n’ont plus à être conçues seulement pour affronter leurs équivalentes, mais pour être en mesure de rétablir la paix civile, donc autant dans une logique de reconstruction que de destruction.
Aussi, dans son action, dans ses manières de guerre, le chef militaire doit-il constamment garder à l’esprit la perspective de la phase de « normalisation ». Encore plus qu’hier, la tactique et la technique doivent être subordonnées à la stratégie et à la politique.
Une guerre dans des espaces fermés
Convaincre plus que vaincre
La réalité de la guerre probable nous a progressivement fait revenir à une meilleure perception du vrai rôle de la guerre qui est d’abord un rôle de communication : communication vers un pouvoir adverse, vers une population que l’on veut contrôler, parfois – pour des raisons de politique intérieure – vers sa propre opinion publique, etc. Toute opération majeure est désormais d’abord une opération de communication. La guerre probable, ce n’est plus vaincre, c’est beaucoup moins contraindre, c’est convaincre.
Le lieu de la guerre a changé. Hier, elle se conduisait en trois dimensions, dans des espaces ouverts, au milieu des armées. Désormais, elle se conduit au contact, dans des espaces fermés, au milieu des populations.
Une guerre en milieu urbain
La ville est devenue la zone des affrontements. On peut dire que la ville s’impose comme l’espace emblématique à la fois de la complexification du métier militaire et de sa dualité : la ville exige de repenser les conditions de l’efficacité des armées.
Restaurer l’État au profit d’une population
Hier les phases de cœrcition constituaient l’essentiel des interventions, parce qu’il s’agissait de contraindre un État et de détruire pour ce faire ses capacités militaires.
Les moyens de destruction constituaient donc l’argument majeur de l’efficacité militaire et politique.
Aujourd’hui, il s’agira le plus souvent et le plus longuement d’agir non pas contre un adversaire de ce type, mais au contraire d’agir pour restaurer l’État et au profit d’une population.
Reconstruire le contrat social
Finalement, le fait fondamental que les années d’après la guerre froide font émerger, c’est que nous assistons à une mutation définitive de la finalité de l’action militaire. Auparavant, le succès militaire conduisait directement à l’objectif stratégique.
Désormais, le succès militaire conduit simplement à l’établissement des conditions qui, elles, permettront le succès stratégique. Il s’agit d’établir, au sein des populations, les conditions qui permettront l’établissement de la paix et la reconstruction du contrat social.
Un partage du monde différent est en vue
Les budgets défense de la Russie, de la Chine, du Pakistan, du Brésil sont actuellement en augmentation d’environ 10 % par an, ce qui est énorme, tandis qu’à cause des déficits les budgets occidentaux plafonnent ou décroissent.
Cela ne conduira pas obligatoirement à la guerre, mais les relations internationales vont nécessairement être bouleversées et un partage du monde différent est en vue.
Les idées et les valeurs de l’Occident vont sans doute reculer, au moins provisoirement.
Le seul vrai succès est politique
Les hommes politiques occidentaux qui se sont lancés dans la guerre de Libye ont pris leurs désirs pour des réalités : la guerre n’a pas duré quelques semaines, mais huit mois, de mars à octobre 2011.
Une fois de plus, on a pu vérifier que la technologie n’ouvre pas toutes les portes, et la progression des opérations a suivi seulement l’évolution des affrontements au sol.
Les forces pro-Kadhafi ont promptement trouvé les parades à la supériorité technique des Occidentaux : leurs forces blindées, au lieu d’effectuer de grands raids risqués dans le désert, se sont mises dans les villes au milieu de la population civile et donc à l’abri des coups de l’aviation de l’OTAN. Enfin, et surtout, la première bataille – qui a bien conduit à la mort de Kadhafi et à la chute de son régime – s’est transformée en échec stratégique : elle ne s’est pas traduite par un « état de paix meilleur que le précédent ».
À la chute de Kadhafi ont succédé un État impuissant, des luttes de tribus à l’arme lourde au Fezzan, des milices rivales omniprésentes ; la Libye est devenue un vaste supermarché où viennent s’approvisionner en armes les groupes armés et terroristes de la région, à commencer par ceux du Sahel.
Les chefs de Benghazi n’acceptent plus les Français sur leur territoire, alors même que l’armée française a protégé la ville des massacres annoncés par le dictateur. Notre intervention au Mali est ainsi, pour une part, une conséquence de notre incapacité à transformer notre succès militaire en Libye en un succès politique, le seul qui vaille.
Se préparer à vivre un autre monde
Les formes de guerre ont fondamentalement changé et, avec elles, le rôle et la forme utile de l’appareil militaire. Nous allons vers un monde forcément belliqueux, parce que l’histoire du monde prouve largement que, lorsque les ressources vont diminuant et qu’augmente le nombre de ceux qui les désirent, il est rare que le verdict de la guerre ne soit pas le juge final des grandes répartitions.
Recréer un service militaire
Il n’est pas pensable que ce service puisse être rétabli, sauf circonstances tout à fait exceptionnelles, mais il faut bien comprendre qu’en envoyant 500 000 soldats en Algérie, le gouvernement donnait à l’armée française les moyens de tenir effectivement le terrain : le rapport décisif d’un soldat pour vingt civils était atteint. Considérons la bataille d’Alger : cette ville comptait 370 000 habitants et la bataille a pu être gagnée. Aujourd’hui la ville de Kaboul a 3 millions d’habitants et celle de Bagdad 5 millions, on est bien loin des effectifs locaux de 150 000 et 250 000 qui seraient nécessaires
Comme les valeurs ne valent que par la puissance qui les porte, nos valeurs occidentales se trouvent dévalorisées et notre capacité d’influence fortement diminuée.
Dérégulation du monde, montée en puissance de nouveaux acteurs aux appétits puissants, prolifération nucléaire que l’on ne pourra contenir : autant d’évolutions qui devraient pousser les États responsables – redevenus des acteurs majeurs du monde d’aujourd’hui – à ne pas trop vite se départir, comme nous le faisons, des outils de défense qui pourraient, hélas, jouer à nouveau demain un rôle essentiel pour la survie des nations et de leurs populations.
Des guerres limitées mais permanentes
Nous avons préparé depuis presque deux siècles une guerre totale mais ponctuelle ; nous menons dès aujourd’hui, et nous allons mener, de plus en plus, des guerres limitées mais permanentes.
Nous assistons à une mutation dans la finalité de l’action militaire
Nous allons nous engager dans des guerres réelles aux enjeux limités au regard des guerres du XXe siècle, nous y engagerons à chaque fois des moyens limités, et nous devrons accepter la perspective de succès limités, même si la possibilité de montée aux extrêmes reste présente.
Adapter en permanence les paramètres de cette équation politico-militaire nécessite une profonde rénovation de notre façon de concevoir la guerre.