Le XXIe siècle : idéologies, peurs, besoins non satisfaits ?
I. En finir avec les erreurs héritées du passé
L’oubli persistant des réalités démographiques
I. En finir avec les erreurs héritées du passé
L’oubli persistant des réalités démographiques
La démographie mène le monde, mais le monde a tendance à ignorer la démographie, et pourtant, espérance de vie, natalité, mortalité, nuptialité, migrations sont des éléments fondamentaux de notre passé, de notre présent, de notre avenir. Notre camarade Alfred Sauvy (20 S) a joué un rôle fondamental dans la découverte et la popularisation de ces phénomènes complexes qui sont rarement évoqués dans les médias et qui ne semblent pas inquiéter outre mesure nos dirigeants.
Jean-Claude Chesnais, éminent disciple de Sauvy, évoquait récemment les prédictions alarmistes du Club de Rome qui, fin 1970, avait prophétisé 10 milliards de terriens pour l’an 2000 !… Nous n’étions que 6,1 milliards fin 2000, et l’on croit pouvoir annoncer, grâce à la transition démographique, une stabilisation de la population mondiale autour de 8 à 9 milliards… Il faut certainement s’en réjouir et par ailleurs s’y préparer, ce qui ne semble pas préoccuper grand monde.
Jean-Claude Chesnais regrettait l’indifférence des institutions européennes au déclin de la natalité dans la plupart des pays de l’Union où le taux de fécondité est souvent largement inférieur au taux de remplacement des générations soit 2,1. Pour des pays comme l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne on peut parler de véritable catastrophe, alors que la France avec un taux de 1,9 apparaît à cet égard comme l’un des pays les moins frileux. On est en droit de s’inquiéter pour l’Allemagne qui a désormais sur son sol 9 millions d’immigrés (contre 3,5 en France), mais aussi pour le Japon dont le taux de fécondité ne dépasse pas 1,3, pour la Russie dont la population pourrait baisser de 144 millions à 105 millions entre 2002 et 2050… Ce ne sera pas la fin du monde, mais peut-être bien la fin d’un monde.
La religion de la Nature (contre le principe d’humanité)
Le thème de l’environnement ayant déjà été largement abordé dans mes précédents articles je n’y reviens que succinctement : l’environnement immédiat de l’homme a été négligé pendant des années, il faut donc remercier les mouvements écologistes d’avoir réagi avec la vigueur que l’on sait, les marées noires, la pollution des rivières et des nappes, les décharges sauvages, le smog, la surconsommation des combustibles fossiles ne sont plus admissibles, il faut continuer la lutte.
Reste une question planétaire celle- là, celle du climat. Rares sont ceux qui nient l’existence du problème… rares sont ceux qui veulent vraiment le régler… certains ont même délibérément sacrifié le climat à leur idéologie antinucléaire. Mais au CNRS, Gérard Mégie (X 65) estime dramatiquement insuffisante la réduction de 5 % des émissions mondiales de CO2 prévues à Kyoto. La réduction efficace à programmer serait de l’ordre de 50% à 60%!
Nous pourrions en rester là… Mais la question est infiniment plus complexe en raison des éléments irrationnels qu’elle comporte. Luc Ferry, aujourd’hui ministre de l’Éducation, distingue trois écologies : la démocratique, l’utilitariste et la profonde. C’est la troisième, encore appelée « deep ecology », « écocentrique », ou « biocentrique », qui fait problème : elle remet en cause l’humanisme et l’anthropocentrisme au nom des « droits de la Nature » et tend à devenir une idéologie dominante en Allemagne et aux États-Unis. Elle a ses intellectuels de référence : Aldo Léopold, Hans Jonas, Jacques Ellul. Pour eux, la modernité est un désastre total. Il s’agit d’un phénomène quasi religieux : adoration de la Déesse Nature absolument incompatible avec notre principe d’humanité.
Le complexe de supériorité des Occidentaux
Les Occidentaux se savent porteurs d’héritages : héritages gréco-romain et judéo-chrétien auxquels s’ajoute l’héritage des Lumières (qui a donné la laïcité). Ils ne sont pas fondés pour autant à se croire les meilleurs et à ignorer les apports culturels considérables des autres, notamment de la Chine, de l’Inde et des Arabes dont ils ont largement bénéficié et à imaginer que l’Occident aurait sur le reste du monde une supériorité intellectuelle et morale, que la civilisation dite occidentale serait la seule vraie, et l’unique digne d’intérêt. Une telle attitude peut paraître arrogante et conduire les autres pays à se comporter en ennemis plutôt qu’en partenaires.
Cette dynamique de conflit stimule chez nous et les autres les fanatismes religieux qui n’ont pas disparu. L’islam (et ses valeurs) se trouverait réduit à l’islamisme (et à ses menaces). Tout se passe comme si Samuel Huntington avait non pas prédit mais voulu un clash entre l’Occident et l’islam, appelé « choc des civilisations ».
On peut imaginer, parmi d’autres, deux scénarios pour le XXIe siècle : la construction d’un monde multipolaire, avec métissage progressif des cultures (vision d’un Léopold Senghor ou d’un Kofi Annan), ou bien dans une perspective manichéenne le choc de civilisations antagonistes susceptible de déclencher un conflit mondial (vision de Samuel Huntington ou d’Oriana Falacci).
Certes, l’assassinat d’Yitzhak Rabin le 4 novembre 1995 et les attentats du 11 septembre 2001 à New York ont fait l’objet de condamnations dans les opinions publiques. Il faut s’en réjouir, aussi noter que les intégristes des deux bords, qui ont commandité ces crimes, ont bel et bien marqué des points en direction : soit d’un conflit mondial, soit d’une généralisation à la planète du cancer israélo-palestinien. Et l’on constate l’alliance objective des partisans de la guerre de chaque camp.
Dieu merci ! nombreux sont ceux qui préfèrent militer pour une paix durable dans un monde multipolaire réconcilié à qui toutes les cultures apporteraient leur contribution.
Ce besoin de paix invite à abandonner tout complexe de supériorité occidental.
II. Dominer des peurs ancestrales récemment ravivées
À l’aube du XXIe siècle, l’humanité paraît encore dominée par des peurs ancestrales : peur de la mondialisation, de la marchandisation, de l’urbanisation, de la mobilité, du progrès. Elles sont soigneusement entretenues par les marchands de peur souvent spécialistes de la désinformation.
Peur de la mondialisation
L’opinion se préoccupe soudain d’un phénomène ancien, appelé « mondialisation ». Il existait du temps des Phéniciens, des Grecs, puis des Romains. Après une période de calme il s’est développé à nouveau notamment au VIIIe siècle à l’époque des conquêtes arabes, puis au XIe siècle à l’époque des croisades, au XVIe siècle à l’époque des grandes découvertes, enfin au XIXe siècle « colonial ». On assiste aujourd’hui à sa reprise spectaculaire en raison du développement des transports, des télécommunications et du commerce. On s’inquiète de ses effets dévastateurs et on croit devoir mettre en cause le FMI, la Bird, l’OMC et Internet. Ses adversaires se sont exprimés à Seattle, à Davos, à Porto Alegre, à Gênes dans le cadre d’un rassemblement hétéroclite, désordonné et opaque, où des tendances contradictoires étaient représentées. Les institutions internationales ont été prises à partie, notamment l’OMC et le FMI dont on a demandé la suppression.
Il faut savoir reconnaître les effets négatifs de la mondialisation : il est exact que les délocalisations menacent certains emplois, il est vrai que l’arrivée en France de fruits et légumes italiens ou espagnols concurrence les producteurs français. Ce n’est pas une raison pour utiliser la violence et pour attaquer les véhicules qui les transportent. On oublie de dire que c’est grâce à la qualité de nos industries et de nos services que nous avons des exportations florissantes qui contribuent à créer des emplois beaucoup plus nombreux que ceux qui sont perdus. On ne peut pas gagner sur tous les tableaux. Voilà pourquoi certains de ces mouvements renoncent à réclamer la suppression des institutions internationales et se prononcent pour leur renforcement.
En contrepoint de ce qui précède, la mondialisation est considérée par certains (dont Jean Peyrelevade X 58) comme un facteur de progrès économique considérable et un formidable moteur, même s’il est vrai qu’elle nous fait courir des risques dont l’un des plus graves serait la pesanteur des normes qu’elle produit. Personne n’envisage d’ailleurs de revenir au protectionnisme !
La mondialisation est aussi un facteur de progrès politique : l’idéal démocratique se répand dans le monde, en même temps que s’élève le niveau d’éducation (notamment chez les femmes).
Peur de l’argent
Il suffit d’ouvrir un journal, d’allumer la radio ou la télévision, pour lire ou entendre des déclarations nous rappelant avec insistance et à juste titre que l’homme n’est pas une marchandise… la santé et la culture non plus ! Certes ! Mais depuis que le monde est monde, l’homme vit de son travail en l’échangeant contre une rémunération (salaire, honoraires, indemnités…).
Nous savons que si Van Gogh est mort dans la misère, Michel-Ange et Beethoven étaient plutôt bien payés.
Dans les années quatre-vingt, une personnalité a déclaré ne pas vouloir être ministre des Comptes. Avait-elle raison de refuser de savoir « combien ça coûte », diabolisant ainsi l’argent ? Faut-il se rallier à ceux qui mettent leur point d’honneur à refuser toute logique économique et financière ? Ne faut-il pas au contraire remercier ceux qui ont le courage de rappeler que les comptes de la Nation, de la Cnam, de l’entreprise doivent être équilibrés ?
Or depuis la nuit des temps l’homme estime normal et naturel de vendre ses services en échange d’une rémunération, c’est vrai pour les plombiers, épiciers, charcutiers, maçons, banquiers, fonctionnaires, ouvriers de toutes catégories, pour lesquels la vente de leur travail n’apparaît pas scandaleuse. Apparemment, ce n’est pas le cas pour d’autres professions telles que les médecins, les infirmières, les pharmaciens (et toutes les professions de la santé), ni pour les musiciens, cinéastes, comédiens, écrivains, danseurs, peintres, sculpteurs (et toutes les professions de la culture). Y aurait-il deux catégories de professions : les vraiment nobles et les autres ?
Les syndicalistes n’ont aucune honte à mettre l’argent au cœur de leurs revendications. Cet argent destiné à bien payer les salariés ne paraît pas diabolique.
Bernard Kouchner s’écrie : « Un service de santé plus efficace, des médecins et des infirmières mieux payés, des hôpitaux plus performants, c’est possible mais cela coûtera plus cher, mais il faudra trouver des financements », et cet argent ne sera pas diabolique.
L’Évangile nous dit que l’on ne peut pas servir à la fois « Dieu et l’argent », et que si le Christ a chassé les marchands du Temple il a aussi donné en exemple l’économe infidèle qui considère l’argent comme un moyen et qui s’est fait « des amis avec les richesses d’iniquité », il se réjouit du comportement d’un père de famille occupé à « trop payer les ouvriers de la 11e heure ».
En fin de compte, il faut s’interroger à la fois sur l’origine de l’argent et sur sa destination.
- Produit de la spéculation, considéré comme une fin l’argent est illégitime et condamnable.
- Fruit du travail de l’homme, considéré comme un moyen, il apparaît légitime et moral… Il devient nécessaire, voire indispensable pour satisfaire les besoins légitimes des hommes… et contribuer au respect de leur dignité !
Peur de l’urbanisation et de la ville
La migration des campagnes vers les villes est un phénomène séculaire et universel dû à l’évolution naturelle de la société : l’amélioration considérable de la productivité de l’agriculture libère des emplois à la campagne alors que le développement de l’industrie et des services en attire vers les villes. Or cette évolution est considérée à tort par certains comme une catastrophe : nous avons tous en mémoire l’image du paysan coupé de ses origines, victime du mirage des villes jugées tentaculaires et le mythe du retour à la terre popularisé par l’éphémère régime de Vichy.
Ce phénomène devrait se poursuivre dans la plupart des pays du tiers-monde alors qu’il est peut-être déjà terminé dans certains pays occidentaux, (où l’on commence à assister à un retour des villes vers la campagne en raison du tourisme et du télétravail). Il n’y a aucun jugement moral à porter sur ce développement normal et naturel des villes où se concentre la population au détriment des campagnes. Il faut d’ailleurs se préparer à un événement qui, selon le président de la Banque mondiale, James D Wolfensohn, doit se produire avant 2050 : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le nombre des habitants des villes dépassera celui des habitants des campagnes !
Ceci étant dit il existe en France un courant d’opinion qui diabolise la ville, lieu de concentration des encombrements, de la pollution, du chômage, de la drogue, de la corruption, de l’anonymat, de l’insécurité… Ceux-là rêvent de campagne et de nature, alors que d’autres déplorent la sottise de « la ville sans voitures », et se déclarent lassés par les publicités en faveur du « pain d’antan », des « produits du terroir », de « l’agriculture et de l’élevage bio ».
Or on est en droit d’aimer à la fois la vie en ville et la vie à la campagne, d’apprécier quelques semaines dans la nature, dans la verdure et autant que possible loin du bruit… Mais pour s’y rendre, on a besoin des transports, et ceci n’interdit pas d’apprécier ces lieux de concentration de la culture que sont les cités magnifiques que nos ancêtres nous ont léguées : Venise, Florence, Rome, Vienne, Saint-Pétersbourg, Isfahan, Samarkand, Damas, Grenade, Cordoue, Istanbul… il n’est pas possible de les citer toutes !
Ceci n’interdit pas d’aimer vivre à Paris à Londres ou à Berlin, avec des moyens de transport variés et concurrents : métros, tramways, autobus, taxis, respectueux de la continuité du service public, mais aussi voitures particulières en quantité suffisante pour que les usagers ne soient jamais en position d’otage face à un monopole.
Face à la menace d’une urbanisation chaotique, notamment dans les villes nouvelles du tiers-monde, plutôt que de rêver à un impossible retour à la terre, il faut se donner l’objectif prioritaire d’organiser intelligemment et de financer l’inéluctable urbanisation.
Peur de la mobilité, des transports, de l’automobile, de l’avion
Les effets négatifs du transport sont réels et connus. Il contribue à des atteintes et à des menaces sur l’environnement au niveau planétaire (effet de serre) et au niveau local (pollution de l’air et des eaux pluviales), il facilite au niveau mondial la libre circulation des voleurs et des assassins, de la drogue, de l’argent sale, des microbes, des virus, des parasites, il dépense une énergie précieuse…
Faut-il pour autant diaboliser : la mobilité ? l’automobile et l’avion (instruments d’asservissement) ? les autoroutes et les aéroports (où seraient concentrées les nuisances) ?
Or les transports ont aussi une utilité économique sociale et culturelle considérable. On se déplace pour aller au travail, à la recherche des meilleurs produits et des meilleurs services, voire d’un emploi. Les transports sont un outil indispensable pour l’approvisionnement des villes, les achats quotidiens, les déplacements domicile travail, les échanges culturels, les loisirs, le sport, la détente. L’automobile et l’avion sont aussi des instruments de liberté… (tous les régimes totalitaires ont cherché à supprimer la mobilité de leurs citoyens). La contribution du transport à l’économie est de l’ordre de 15 % du PIB. Sa contribution à l’emploi en France est de 1 102 000 emplois.
La pollution due aux transports en chiffres : en 1998 les émissions européennes de CO2 représentaient 750 millions de tonnes de carbone, dont 210 (soit 28 %) dus aux transports. La France, grâce au nucléaire, maintient ses émissions autour de 100 millions par an soit 11 % des émissions européennes, 1,8 % des émissions mondiales. La part des transports dans la part de la France est de 34 % (34 millions), soit 0,6 % des émissions anthropiques mondiales. Aux dommages planétaires s’ajoutent des dommages locaux : la pollution de l’air extérieur due aux rejets des moteurs (oxydes de carbone et d’azote, hydrocarbures imbrûlés), y compris ceux des locomotives diesels (à comparer aux pollutions de l’air intérieur souvent plus redoutables, oxydes d’azote de la cuisine au gaz, acariens).
À cet égard, l’Europe est exemplaire : elle a imposé une réduction considérable des consommations d’hydrocarbures, donc les émissions de CO2 : 140 g/km pour 2008, 120 g/km pour 2012, contre aujourd’hui 186 g/km (190 g/km au Japon, 260 g/km aux USA !). L’Europe réduit aussi ses émissions polluantes des moteurs à essence et diesels : en moins de douze ans, elles ont été considérablement réduites (division par 8 et quelquefois par 20…, en 2005 elles seront encore divisées par 2).
Autre accusation : l’impact négatif des infrastructures de transports sur le paysage. Certes, cet impact est parfois négatif mais il arrive qu’il soit positif (exemples parmi d’autres le viaduc de Garabit, les ponts de Tancarville et Normandie et bientôt le viaduc de Millau). Depuis des siècles le paysage a été constamment remanié par l’homme.
Mais c’est seulement depuis trente ans que l’on s’occupe de façon systématique de l’intégration des infrastructures dans le paysage : utilisation de l’image de synthèse, rétablissement de la continuité transversale (pour humains et animaux…), utilisation des gravières pour créer des réserves ornithologiques, développement d’une biodiversité floristique et faunistique foisonnante le long des rubans d’asphalte ou d’acier qui traversent d’immenses espaces de monoculture. Contrairement aux idées reçues, les autoroutes et les TGV sont plus respectueux de l’environnement que les routes anciennes et les lignes classiques. En contrepartie de ces avancées, il faut noter, et c’est important, un accroissement sensible des coûts.
Peur du progrès et de la technoscience
Dans un précédent article, j’avais déjà évoqué l’époque bénie où, après la création des grandes écoles sous la Convention thermidorienne, après l’Expédition d’Égypte sous le Directoire, la France s’est véritablement métamorphosée en « Empire des sciences » grâce à l’appui inconditionnel que Napoléon Bonaparte a su prodiguer à la communauté scientifique d’alors. C’était l’époque des Carnot, Monge, Laplace, Berthollet, Arago, Gay-Lussac, Cauchy… Sa sollicitude alla jusqu’à nommer Laplace ministre de l’Intérieur ! Cette tradition a perduré, mais au fil des ans, nous avons progressivement perdu notre leadership au profit des Anglo-Saxons. Nous ne sommes même pas sûrs que l’Europe soit résolue à donner à la recherche scientifique et technique la place qu’elle mérite.
Je n’envisage pas la suppression de l’industrie chimique pour sauver le terroir, je pense que l’électricité nucléaire peut aider à régler la question du climat, que les OGM peuvent contribuer à la défense de notre environnement (par une diminution spectaculaire des doses d’insecticides, d’herbicides, de pesticides), à l’amélioration de la qualité des produits, à la lutte contre la malnutrition dans le monde.
« Nous nous inquiétons d’assister à l’aube du XXIe siècle à l’émergence d’une idéologie irrationnelle, qui s’oppose au progrès scientifique et industriel, et nuit au progrès économique et social.
Nous affirmons que l’état de nature, parfois idéalisé par des mouvements qui ont tendance à se référer au passé, n’existe pas et n’a probablement jamais existé depuis l’apparition de l’homme dans la biosphère, dans la mesure où l’humanité a toujours progressé en mettant la nature à son service et non l’inverse. Nous adhérons totalement aux objectifs d’une écologie scientifique axée sur la prise en compte, le contrôle et la préservation des ressources naturelles, toutefois, nous demandons que cette prise en compte, ce contrôle, cette préservation soient fondés sur des critères scientifiques et non sur des préjugés irrationnels. »
Or il existe en France un puissant courant antiscientifique où se retrouvent les adeptes de la deep ecology. Je crois utile d’évoquer quelques-unes de leurs déclarations : refusant de croire aux « bienfaits potentiels de la technoscience », ils dénoncent « l’intégrisme technoscientifique accompagné d’arrogance et de dédain », et « la désastreuse coagulation de la science en idéologie » !
Pour contrer l’émergence d’une telle idéologie irrationnelle et antiscientifique, à l’occasion du Sommet de Rio, 400 scientifiques (dont 59 prix Nobel) ont lancé le fameux appel d’Heidelberg.
Les cibles préférées sont depuis fort longtemps le nucléaire et les OGM… Plus récemment c’est la chimie qui est attaquée : le mot « chimique » est devenu péjoratif. J’ai entendu récemment la déclaration suivante : je préfère les produits « bio », parce qu’ils sont authentiques dans un monde où tout est artificiel, où, tout est chimique… Et pourtant, les parfums et les médicaments sont des produits chimiques, la cuisson des aliments est artificielle, le pain, le vin, le chocolat sont artificiels. Je ne suis pas convaincu que l’engrais dit « naturel » soit moins dangereux que l’engrais chimique…
Dans un ouvrage récent, Luc Ferry et Jean-Didier Vincent font l’éloge de la science, qu’ils voient distincte de la religion, de la philosophie, et de toutes les idéologies. Pour trouver le critère de démarcation avec la « non-science », ils font appel à Karl Popper et à Emmanuel Kant, reconnus comme anthropocentristes : pour Popper, la recherche scientifique procède par essais et erreurs, conjectures et réfutations, le propre de la science est de présenter des propositions falsifiables et réfutables…, nous voilà loin de l’arrogance attribuée aux soi-disant intégristes scientifiques.
III. Qualité, vérité, justice, précaution : ni trop ni trop peu
Nous allons maintenant évoquer quelques exigences populaires, très à la mode, auxquelles les médias offrent quotidiennement un appui inconditionnel, et qui ont provoqué dans l’opinion un véritable engouement.
Aucune d’entre elles n’est vraiment nouvelle et il serait facile de montrer qu’elles existent depuis la nuit des temps.
Il va être question de qualité, de vérité, de prudence et de justice. Qui ne serait d’accord pour en donner toujours davantage ?
Néanmoins nous allons découvrir que des limitations sont souhaitables sous peine de provoquer des dégâts collatéraux.
Limiter l’exigence de qualité ? Et éviter d’oublier la quantité et les bas prix ?
La qualité : nous en avons besoin pour notre alimentation, notre santé, notre logement, nos transports, notre environnement (local, régional et planétaire). Mais à quel prix ? jusqu’à quel niveau ? au détriment de quoi ? Il est tout à fait légitime de se poser ces questions.
L’apologie de la qualité n’a-t-elle pas tendance à faire oublier que nous avons aussi besoin de quantité ? (nous sommes de plus en plus nombreux sur terre !) et de prix bas ? (tout le monde n’a pas forcément les moyens d’acheter du bio dont les vertus ne sont d’ailleurs pas démontrées !).
La défense de la qualité justifie-t-elle la violence ? (destruction de ce que l’on estime néfaste alors que la société ne partage pas forcément ce point de vue).
Au-delà d’une certaine limite, un surcroît de qualité ne coûte-t-il pas très cher pour un avantage minime ? qu’il faut savoir accepter ou refuser ? jusqu’à quel point ?
N’a-t-on pas découvert de véritables escroqueries soigneusement cachées sous le manteau blanc de la qualité attribuée au « bio » ? Il faut donc être vigilant.
Est-il légitime au nom de la qualité de diaboliser l’efficacité et la productivité de notre agriculture ? Comme s’il n’était pas possible d’avoir les deux à la fois !
N’enfonce-t-on pas des portes ouvertes ? Cette exigence de qualité avait-elle vraiment été oubliée ? Il suffit de relire la presse du siècle dernier, des années trente, ou des années cinquante pour s’apercevoir qu’elle était déjà au centre des préoccupations de nos parents. Et l’on est en droit de s’interroger sur les véritables objectifs des nouveaux croisés de la qualité qui se font de la publicité à bon compte.
Pour la qualité de la vie, l’intérêt général commande d’installer quelque part les incinérateurs et les stations d’épuration ? Telle commune va refuser chez elle de telles installations. Il faudra donc les mettre dans une commune voisine moins regardante ! (Nimby : not in my back yard).
Nous préférons laisser le lecteur répondre lui-même à ces nombreuses questions.
Limiter l’exigence de vérité ? Car le secret lui aussi peut être utile
Il est inutile d’insister sur l’existence d’un besoin de plus en plus impérieux de connaître dans de nombreux domaines la vérité que certains voudraient nous cacher. Il existe donc un droit des citoyens d’un pays à la vérité, droit qui n’est pas contesté mais qui implique pour les médias un devoir de dire la vérité, et l’on ajoute : toute la vérité.
Il est certain que la population est encore mal informée des méfaits du tabagisme actif ou passif, ou de la situation réelle des entreprises (des événements récents aux États-Unis et en Europe confirment la nécessité de cette exigence). Mais il est légitime de se poser les mêmes questions que pour la qualité : jusqu’à quel niveau ? à quel prix ? au détriment de quoi ?
Les adeptes de la transparence estiment que ces limites n’existent pas : le citoyen a le droit de tout savoir, absolument tout. Tout sur la santé, tout sur la vie privée, tout sur le patrimoine de ceux qui nous gouvernent, nous informent ou nous divertissent (chef de l’État, ministres, parlementaires, fonctionnaires, dirigeants d’entreprises, syndicalistes, artistes, comédiens, journalistes, etc.), tout sur leurs intentions (même lorsqu’elles sont encore à l’état d’élaboration), tout sur une négociation en cours (!) et (pourquoi pas ?) tout sur nos services secrets.
On est tenté de prendre le contre-pied de cette théorie, d’invoquer le droit au respect de la vie privée, de rappeler que la transparence satisfait souvent le voyeurisme (que ne ferait-on pas pour faire vendre un journal en difficultés financières ?), que la vérité globale existe rarement face à des vérités partielles souvent contradictoires et, en fin de compte, de faire l’apologie du secret à un triple niveau : l’État, l’entreprise et la personne :
- La société en a besoin : secrets diplomatiques (on ne négocie pas sous les projecteurs), secret judiciaire (l’instruction, la présomption d’innocence), secrets économiques (une dévaluation), secret militaire (protéger Mururoa et les armes nouvelles, cacher sa stratégie, fonds et services secrets).
- L’entreprise elle aussi en a besoin : secret professionnel, secret commercial, secret industriel (secret de fabrication), secret boursier (délit d’initié).
- Enfin l’individu lui-même en a besoin : secret médical, secret de la confession, respect de la vie privée, protection du chercheur, brevets.
Exiger plus de justice sans dériver vers la judiciarisation ?
La justice de la République doit être égale pour tous, sereine, efficace, rapide et indépendante. À son égard, les citoyens ont le droit d’être exigeants, mais en contrepartie, ils ont quelques devoirs : avoir un comportement civique, savoir accepter les décisions finales de la justice, et renoncer à tout désir de vengeance.
La voracité des citoyens « consommateurs de justice » semble grandir avec le temps. Autrefois, on réservait ses plaintes à des actes délibérés de violence (crimes, viols, assassinats, cambriolages, etc.). On les oriente aujourd’hui de plus en plus souvent vers des erreurs, des négligences, des actes involontaires : et l’on assiste à une prolifération d’actions contre des médecins pour erreur de diagnostic, contre des hôpitaux ou des cliniques pour mauvaise qualité des soins, contre des maires pour accidents causés par le matériel municipal, contre l’État souvent responsable d’avoir « laissé faire ».
Les victimes n’admettent plus jamais la fatalité, exigent presque toujours qu’un coupable soit trouvé et puni et admettent de moins en moins des circonstances atténuantes. Enfin nous critiquons volontiers les décisions de justice quand elles ne correspondent pas à notre attente.
Certains pensent que, du fait de cet appétit relativement nouveau pour la multiplication des procès, la France et l’Europe seraient sur la voie d’une judiciarisation selon le modèle américain. Si cette tendance se confirme, on assistera à une croissance démesurée des personnels de justice (avocats, magistrats, experts), à la généralisation des contrats d’assurance au profit de la plupart des fournisseurs de services (médecins, chirurgiens, maires de petites communes, etc.) qui s’occuperont de moins en moins de faire leur métier et de plus en plus d’obtenir les couvertures judiciaires devenues indispensables à l’exercice dudit métier.
Le prix des services augmentera en conséquence (incorporation du coût de la prime d’assurance) et l’on peut même imaginer l’arrêt total de certains services parce qu’ils seraient devenus trop dangereux pour ceux qui les exerçaient autrefois sans problème dans un autre contexte, ou parce que les assureurs refuseraient de les assurer. Dans ce cas comme dans les précédents, la non-limitation d’un besoin reconnu et acceptable à un certain niveau peut aboutir à un blocage du progrès.
Ceci étant dit, il existe déjà des limites légales nombreuses et variées au libre développement des actions judiciaires : secret défense, secret de l’instruction, présomption d’innocence. Il existe en outre des difficultés techniques à explorer les différents aspects d’une affaire : le juge aura donc de plus en plus recours à des experts pour les domaines où il n’est pas compétent (géomètres, biologistes, médecins, physiciens, chimistes, économistes, etc.). Cela explique largement le caractère interminable de certaines instructions.
Le coût, les risques et les limites de la précaution
L’antique vertu de prudence a conduit à distinguer la prévention contre les risques avérés et la précaution contre les risques hypothétiques. L’idée n’est pas nouvelle, le mot est à la mode et on l’invoque désormais à tout propos (et même hors de propos), ce qui fait réagir violemment des hommes comme Claude Allègre ou Jean de Kervasdoué qui dénoncent le rêve d’une société sans risque et redoutent le blocage pur et simple du progrès dont nous avons tant besoin.
Nous avons rendu compte dans un récent numéro de La Jaune et la Rouge du rapport de Philippe Kourilsky au Premier ministre sur le principe de précaution. Il est donc inutile de revenir sur ce qui a déjà été dit.
La précaution est un principe d’action et non de blocage du progrès, il faut aboutir à l’acceptabilité des risques, et aussi se donner les moyens de les hiérarchiser.
IV. Un objectif pour le XXIe siècle : créer une solidarité spatiale et temporelle
Selon l’ONU, 1 milliard d’êtres humains n’a accès ni à l’eau potable ni à l’électricité, 1,2 milliard vit avec moins d’un dollar par jour, 2 milliards vivent dans un état d’hygiène déplorable, les 20 % les plus riches consomment 87 % des richesses. Les bonnes âmes s’occupent d’abord de la protection du cormoran, de la chouette tachetée, du loup et de l’ours des Pyrénées, d’autres s’attaquent aux producteurs du chlore, certes malodorant et toxique, mais indispensable pour l’accès à l’eau potable.
Pour protéger l’environnement, on envisage aussi de rationner les pays du Sud dans leurs droits à l’énergie, à l’eau potable, à la santé, à la chaîne du froid, au nom de la protection de l’emploi dans le Nord, on voudrait limiter l’accès des pays du Sud au commerce mondial.
Pourtant, dans la dynamique de la grande décolonisation des années soixante, des efforts de solidarité considérables avaient été engagés dans le cadre du Fed, de la Bird et du Pnud au profit des pays du Sud nouvellement indépendants. Mais cet élan de générosité s’est affadi au fil des ans, et la contribution moyenne des pays du Nord à l’aide au développement a régressé de 0,7 % de leur PIB à 0,3 %…, les États-Unis sont revenus à 0,1 % ! Une relance de cette aide est une des questions prioritaires en ce début du XXIe siècle.
Les générations futures : elles seront relativement nombreuses (on parle de 8 à 9 milliards), qu’envisageons-nous de leur léguer ? Des dettes, le soin de payer nos retraites, des ressources rares amenuisées, un progrès scientifique et technique bloqué par des moratoires sur tous les grands sujets ? Ou au contraire des ressources rares en quantités suffisantes (il est peut-être possible de les accroître), un environnement aménagé en fonction de leurs besoins, une planète en état de marche, une recherche scientifique et technique en expansion ?
L’idée de la solidarité intergénérationnelle est pourtant dans les têtes, mais on entend cependant des déclarations surprenantes, par exemple celle-ci : « En m’opposant au nucléaire (ou aux OGM) c’est pour mes petits-enfants que je travaille. » Il faudrait au contraire proclamer : « C’est pour mes petits-enfants que j’aménage la planète, pour la qualité de leur vie, et de leur environnement, ils auront besoin des OGM et de l’énergie nucléaire. »
Les pays du Nord aujourd’hui à l’avant-garde du progrès ont tendance à profiter de cet avantage, pour se servir les premiers et tout de suite, et consommer sans vergogne les ressources disponibles (notamment l’eau et l’énergie), oubliant qu’il y a des besoins ailleurs et pour demain, ceux des pauvres, ceux des générations futures. Ce serait le contraire de la solidarité ! Quoi qu’il en soit, il est hautement souhaitable de réfléchir dès maintenant à la question d’une véritable solidarité spatiale et intergénérationnelle, dans une perspective de développement durable.
L’Occident a le devoir d’être en 1re ligne dans cette réflexion. L’année 2002 aura vu quatre sommets mondiaux : Doha (l’organisation du commerce mondial), Monterrey (la lutte contre la pauvreté et pour le développement), Johannesburg (le développement durable), Kananaskis (G 8), les quatre étaient des étapes nécessaires, mais il n’est pas certain que la hiérarchie des besoins et des risques ait été clairement proposée.
Pour créer cette solidarité il faut évidemment pouvoir s’appuyer sur des institutions internationales solides et sur une Europe puissante. Il faut donc entreprendre de renforcer les premières et d’achever la construction de la seconde.
Nous sommes nombreux à fonder notre espoir sur les travaux de la « Convention » présidée par notre camarade Valéry Giscard d’Estaing (X 44) qui prépare une Constitution pour une Europe élargie, et nous nous réjouissons de la perspective d’un numéo spécial de notre revue sur l’Europe.
V. Conclusion : retour au malthusianisme ou relance du progrès ?
L’environnement et le développement apparaissent désormais, comme l’a très bien dit Kofi Annan, de plus en plus étroitement liés.
En moins de trente ans (Rome 1968, Rio et Heidelberg 1992, Kyoto 1997, Doha, Monterrey, Kananaskis et Johannesburg 2002) on est donc passé de la vision statique et malthusienne du Club de Rome « halte à la croissance » à la vision dynamique et aménagiste de Johannesburg « vers le développement durable » (qui dit développement dit croissance !).
Le rapport Brundtland a largement contribué à cette évolution : « L’exigence de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre à leurs propres besoins. » Hélas ! les besoins non satisfaits de l’humanité, actuels et à venir, n’ont jamais été convenablement évalués, mais nous savons qu’ils sont considérables dans les domaines les plus divers : alimentation, santé, transport, logement, énergie, eau potable, etc. Pour résoudre ce difficile problème plusieurs types de solutions sont envisagées :
- les solutions malthusiennes (héritées du Club de Rome) : limiter la population, limiter la consommation ce qui présuppose une vision statique de la situation, un refus de croire aux possibilités de l’intelligence humaine d’organiser le progrès… Certains ont affirmé que la planète était menacée par les berceaux, d’autres ont cru pouvoir proposer de laisser faire les guerres et les épidémies pour ramener les effectifs de la planète à un niveau plus raisonnable de l’ordre du milliard ;
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les solutions de progrès que, faute de mieux, je qualifierai d’aménagistes : accepter cette croissance de la population et s’efforcer de satisfaire ces besoins ici et ailleurs, aujourd’hui et demain en aménageant la planète (ce qui n’exclut en aucune façon la réduction drastique des gaspillages).
Ce qui présuppose une foi robuste dans les possibilités des sciences et des techniques. Les partisans de cette stratégie la soutiennent par d’excellents arguments. Guy Sorman considère que le progrès économise la nature et que la pollution régresse avec le développement et que tout véritable écologiste devrait donc être mondialiste et libéral. Jean-Claude Chesnais estime que la transition démographique se produira partout et que « l’élévation du niveau de vie dans les pays les plus pauvres conduira naturellement à une diminution de la fécondité notamment grâce à l’éducation des femmes ».
Ces solutions, pour lesquelles j’ai la faiblesse d’avoir une préférence, ne pourront être mises en œuvre que si elles ont l’appui des opinions publiques, et le soutien des institutions internationales, de l’Europe et des principaux pays de la planète… C’est toute une pédagogie à mettre en œuvre !