L’échec scolaire n’est pas une fatalité
Depuis plus de quarante ans, le système éducatif français bute sur un obstacle qu’il ne parvient pas collectivement à surmonter : celui d’un échec scolaire socialement et culturellement concentré sur certains enfants des milieux populaires. Seules une volonté politique et la cohérence des actions pourront répondre à ce défi devenu crucial.
Cet article a été originellement publié dans les pages Débats du Monde daté du 28 juin 2011
En réalité, la prolongation de la scolarité obligatoire à 16 ans, puis l’accès de tous les enfants au collège en 1969 (« collège Fouchet »), étendu en 1975 (collège « unique » de la réforme Haby) ont rendu apparents des mécanismes plus anciens de départ de l’école pour des enfants qui, vers 13–14 ans, ne maîtrisaient pas les apprentissages scolaires de base (40% des écoliers n’obtenaient pas le certificat d’études).
L’échec scolaire ne date pas des années 1970
Pourtant, ces jeunes s’inséraient facilement dans un métier, car, après la Seconde Guerre mondiale, la demande des entreprises était forte et, grâce à des apprentissages formels ou « sur le tas », ils acquéraient les compétences nécessaires à l’exercice de ce métier, malgré les lacunes de leur formation générale.
Cette époque est complètement révolue pour deux séries de causes : qu’ils soient de droite ou de gauche, avec des fortunes diverses, les responsables politiques de notre pays ont favorisé l’émergence d’une scolarité obligatoire complète, ouverte à tous les enfants, quels que soient leurs origines sociales ou géographiques, leur sexe, leur nationalité…
« Le but était bien de donner à tous une « égalité des chances ». »
Le but était bien de donner à tous une « égalité des chances », de faciliter ainsi la vie quotidienne, et surtout de relever le niveau de formation générale, qui se révélait insuffisant, de la main‑d’oeuvre disponible.
En effet, et c’est la deuxième cause, tous les métiers, toutes les professions, même les plus modestes, exigent et exigeront de plus en plus des compétences générales et professionnelles qu’une scolarité écourtée, ou chaotique, empêchera d’atteindre.
Dans la spirale de l’échec
Selon les indicateurs, les retards scolaires et les faibles performances concernent entre 15% et 20 % des enfants entrant en sixième. Les résultats des enquêtes internationales PISA sont plus alarmants encore, car ils montrent que l’impact des inégalités sociales reste très fort dans le système éducatif français et que les écarts de performance, par rapport à la moyenne, s’accroissent pour les plus faibles. Les travaux du CEREQ montrent que ces jeunes en échec scolaire sont plus fréquemment sujets aux « décrochages », et surtout que leur insertion professionnelle est « calamiteuse ».
Des connaissances et des compétences de base mal maîtrisées sont déjà des obstacles difficiles à surmonter pour toutes les formations techniques. De plus, certains jeunes y sont parfois orientés sans les avoir vraiment choisies.
Le CESE, dans un rapport récent, démontre que l’échec scolaire précoce est une des sources principales des « inégalités à l’école » et son « avis » fournit de multiples pistes d’action sur lesquelles je reviendrai plus loin1.
Dérives sociales, chômage massif des jeunes non qualifiés, bases de connaissances et de compétences insuffisantes, tout converge pour faire de la lutte contre le grand échec scolaire un des enjeux majeurs de l’école du XXIe siècle : l’échec scolaire n’est plus supportable par la société française.
Vers la maîtrise du socle commun par tous les élèves
© Robert Doisneau – Getty Images.
Ce ne sont pas les lois qui ont manqué : 1975, loi Haby ; 1989, loi Jospin ; 2005, loi Fillon. Elles vont toutes dans le même sens : créer une étape articulée école et collège, de neuf années (6 ans à 15 ans), au terme de laquelle tous les élèves doivent maîtriser les apprentissages assignés à la scolarité obligatoire. Ce point apparaît central lors du « Débat national sur l’avenir de l’école » mené autour de Claude Thélot en 2004 : c’est une de ses principales recommandations, une des seules retenues. Mais, il a bien fallu attendre trente ans pour que le collège « unique » de René Haby se concrétise par un « socle commun de connaissances et de compétences » prévu dans la loi Fillon de 2005 et mis en place, après les propositions du Haut Conseil de l’éducation.
Les enseignants des écoles et des collèges vont-ils réussir à intérioriser le fait que leur métier doit changer, car les objectifs de leur enseignement ont changé ? Leur rôle n’est plus de classer efficacement, niveau après niveau, les élèves qui leur sont confiés entre forts, moyens et faibles2 ; ils doivent maintenant obtenir collectivement que toute une génération maîtrise les objectifs du socle commun3. L’évaluation individuelle va dans ce sens quand elle s’appuie sur des « livrets personnels de compétences ».
« L’échec scolaire n’est plus supportable par la société française. »
Il serait naturellement absurde de nier que les différences de performance des élèves existent : tout le métier des enseignants est bien de ne pas freiner les meilleurs mais de les épanouir, de stimuler les élèves moyens sur leurs points faibles ; mais il est également d’enseigner les élèves les plus faibles pour les conduire, sans retards excessifs, ni exclusion, ni baisse des exigences, vers les connaissances et vers les compétences qu’ils doivent, eux aussi, acquérir et mettre en oeuvre. Cela exigera des moyens humains adaptés à ces objectifs, et ce n’est pas possible dans le contexte actuel de suppressions de postes dans le primaire.
Le rôle crucial du cycle des apprentissages
© Robert Doisneau – Getty Images.
Même s’il a été divisé par trois en trente ans (ce qui montre le chemin déjà parcouru), le redoublement précoce reste un « marqueur » très négatif pour la suite de la scolarité. À vingt-cinq ans d’intervalle, en 19794 puis en 2003–20045, on observe les mêmes difficultés d’apprentissage pour les élèves redoublants au cours de leur deuxième cours préparatoire : leurs performances se dégradent par rapport à celles d’élèves faibles (de niveau équivalent au terme du premier CP), mais qui, eux, n’ont pas redoublé. Il s’agit en général de tâches complexes évidemment cruciales pour la suite de la scolarité.
Un contresens est pourtant à éviter : une réduction autoritaire de ce redoublement précoce (pour des raisons budgétaires, par exemple) serait un remède pire que le mal. En effet, la plupart des enseignants de l’école, puis du collège, ne maîtrisent pas tous les outils pédagogiques d’analyse, puis de remédiation des difficultés d’apprentissage rencontrées par ces élèves fragiles, parfois très éloignés des « langages » de l’école. De plus, il ne faut pas croire que l’absence de retard permet forcément d’atteindre les objectifs pédagogiques requis : la « continuité des apprentissages » et la politique des cycles devraient y contribuer. Cela ne suffit pas : ces élèves fragiles doivent être accompagnés, stimulés, mis en confiance tout au long de l’école primaire, en réalité ils ont besoin d’une pédagogie de la réussite, à laquelle peu d’enseignants sont formés.
Relancer la formation professionnelle des enseignants
Face à ces situations difficiles, les qualités professionnelles et les compétences des enseignants sont les éléments essentiels du succès. Or, à force de dénigrer la pédagogie, de contester la recherche en éducation, de démanteler la formation professionnelle initiale des enseignants, les enseignants vont bientôt être le seul corps de métier en France qui soit démuni des nouvelles compétences professionnelles nécessaires pour assumer leurs responsabilités et pour atteindre les objectifs que leur assigne la société française.
Agir le plus tôt possible
Le grand échec scolaire, c’est-à-dire la sortie du système éducatif sans formation ni diplôme (150 000 jeunes environ), se structure très tôt au cours du « cycle des apprentissages » (grande section de maternelle, CP, CE1) : tout l’effort de prévention de l’échec scolaire doit être d’abord concentré sur cette étape, puis se poursuivre au-delà.
Dès lors, comme il faut « survivre », quelle que soit la situation de travail, particulièrement difficile dans certaines zones, où souvent les plus jeunes et les moins expérimentés sont affectés, plusieurs attitudes « d’évitement » vont émerger consciemment ou inconsciemment chez les enseignants.
Certains – sans doute les plus nombreux – disent déjà que la réussite pour tous les élèves est un pari impossible ; du reste, la situation sociale et familiale, les résultats scolaires désastreux, dès le début, confortent leur position : le passage par l’école et le collège va permettre de « limiter les dégâts », mais les objectifs du « socle commun » sont hors de portée pour ces élèves.
Les difficultés ne sont pas inéluctables
Pour d’autres, l’échec scolaire ne pourra pas être traité dans le cadre de l’école, et, en toute bonne foi, on assiste actuellement à des dérives, difficiles à enrayer, de médicalisation et psychologisation de l’échec scolaire. Ainsi, lorsqu’une enseignante de CP, impliquée dans son rôle, dit, à la fin du premier trimestre : « 40% de mes élèves sont dyslexiques », elle traduit en fait son impuissance professionnelle à éviter une telle situation. Le report hors de la classe du traitement des difficultés scolaires appauvrit le métier d’enseignant, pour le moment, on est loin de la recommandation de la commission du « Débat national sur l’avenir de l’école » : « Tous [les enseignants] seront des spécialistes du traitement de l’hétérogénéité des élèves, car ils y auront été formés ».
« Certains disent que la réussite pour tous les élèves est un pari impossible. »
Depuis une vingtaine d’années, des dispositifs personnalisés d’aide en situation scolaire se sont multipliés, comme l’a bien montré la Cour des comptes dans un rapport récent6 ; mais les rares évaluations disponibles font apparaître des effets inquiétants. Faute, sans doute, d’être mobilisés pour la réussite scolaire de l’élève, beaucoup d’interventions confortent certains enseignants dans le caractère inéluctable des difficultés rencontrées et la quasi-impossibilité de rattraper les retards ou les lacunes.
Certes, les enseignants les plus expérimentés et les plus attentifs à la progression de chacun des élèves qui leur sont confiés parviennent à concilier ces objectifs difficiles, ils ont de la conviction et du « métier » ; ils témoignent que la réussite de tous leurs élèves est possible : ils le démontrent depuis des années7. Rigueur des méthodes, exigence de résultats pour tous les élèves marquent, dans ces classes, un fonctionnement proche de celui des écoles scandinaves.
« Pour la réussite de tous les élèves »
Ce titre est celui du rapport de la Commission du débat national sur l’avenir de l’école présidée par Claude Thélot en 2004. Le thème est central dans la lutte contre le grand échec scolaire : il revêt des aspects collectifs qui restaurent la mission centrale de l’école, mais également des aspects individuels de prise en charge positive et exigeante de chacun des enfants confiés à l’école.
Promouvoir la « pédagogie de la réussite » peut sembler utopique à certains ; c’est sans doute l’élément clé de « la réussite de tous les élèves ». Il s’agit de fonder la progression de l’élève sur ce qu’il réussit (même modestement), puis d’élargir progressivement cette réussite à d’autres thèmes. Au même titre que de bonnes méthodes de travail, la progression est fondée sur une relation de confiance et de respect mutuel. Elle suppose un parcours à la fois très souple et très encadré où chaque étape est une réussite pour l’élève et où la cible reste bien le « socle commun de connaissances et de compétences » enfin défini. C’est cette contradiction de la souplesse et de la rigueur que les enseignants les mieux formés et les plus expérimentés parviennent à concilier avec une attitude bienveillante et constructive envers chaque enfant qui leur est confié. Leur tâche est d’autant plus difficile que l’hétérogénéité des performances des élèves est plus forte.
En fait, c’est une révolution culturelle pour tous ceux qui ont vécu « la solitude du coureur de fond » dans la course d’obstacles qu’a constituée la formation qu’ils ont eux-mêmes reçue : pour beaucoup de responsables, l’éducation a consisté essentiellement à éradiquer ses erreurs (voire ses « fautes »), et très peu à élargir ses réussites. Il serait possible de multiplier des exemples, positifs ou négatifs ; mais chacun connaît des situations de rejets de l’école (et de rejets par l’école) d’enfants ou d’adolescents dont seuls les difficultés et les échecs ont été mis en exergue par l’institution, sans jamais aucun élément positif.
Comment sortir de ce piège (inconscient) qui pèse lourdement sur la scolarité, la réussite et l’image de soi des élèves les plus faibles ?
Il semble qu’une formation initiale renouvelée devrait permettre de poser et de résoudre le problème en réfléchissant avec les futurs enseignants sur leurs propres motivations à s’engager dans ce métier, puis en mettant en commun les difficultés concrètes rencontrées lors des stages pédagogiques ; il serait possible, à partir de cas concrets, d’aider les jeunes enseignants à changer leur regard sur les élèves, y compris les plus difficiles. Des tuteurs expérimentés peuvent également contribuer au succès de cette « pédagogie de la réussite ».
Un chantier d’ampleur nationale
Discours ministériels, textes législatifs et réglementaires affirment le principe de la mobilisation contre l’échec scolaire : tous les textes existent, et c’est déjà un acquis. Mais passer des paroles ou des écrits à des transformations profondes des pratiques et des comportements de centaines de milliers de personnes, c’est un chantier beaucoup plus exigeant et beaucoup plus lourd que de bâtir un réseau d’autoroutes ou de TGV.
Analyser réussites et difficultés
Les acteurs de l’école doivent disposer et maîtriser des outils d’analyse des réussites et des difficultés des élèves qui leur sont confiés ; ils doivent savoir proposer les remédiations individuelles ou collectives adaptées aux cas des plus fragiles. La recherche pédagogique, la formation initiale et continue, l’inspection pédagogique (sans doute la fonction la plus stratégique) doivent contribuer à la réussite de ce programme, central pour la réussite de tous les élèves.
« Tous les textes existent et c’est déjà un acquis. »
Les pouvoirs publics doivent dans un effort soutenu, à long terme, convaincre et mobiliser les partenaires de l’école, parents, enseignants, corps d’inspection, formateurs, chercheurs, etc., de l’enjeu de la lutte contre l’échec scolaire : rien ne peut se faire sans eux, ni contre eux.
Comme pour tout projet de cette ampleur, la volonté politique, la continuité et la cohérence des actions peuvent seules répondre au défi de la lutte contre l’échec scolaire. D’autres pays se sont engagés avec succès dans cette voie. Pourquoi pas le nôtre ?
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1. « Les inégalités à l’école », rapport de Xavier Nau au Conseil économique, social et environnemental, Paris, septembre 2011.
2. C’est la proportion de ces élèves faibles, à peu près identique quelle que soit la classe (pour un enseignant attentif au classement) qu’André Antibi désigne par le vocable horrible, mais expressif, de constante macabre.
3. Les chercheurs en éducation évaluent à quelques pour cent la proportion d’élèves qui relèvent d’autres dispositifs que ceux de l’Éducation nationale classiques.
4. Les effets nocifs du redoublement précoce, Claude Seibel et Jacqueline Levasseur, audition au Haut Conseil de l’éducation, janvier 2007, Paris.
5. Le redoublement : radiographie d’une décision à la recherche de sa légitimité, thèse de Thierry Tronchin, université de Dijon, 2005.
6. « L’éducation nationale face à l’objectif de la réussite de tous les élèves », Cour des comptes, août 2010, Paris.
7. Voir l’intervention d’un directeur d’école dans l’émission « Le redoublement en questions », TV Cap Canal, juin 2010, Lyon.