L’éclipse du 18 juillet 1860 et les expéditions d’Aimé Laussedat (X1838) et d’Urbain Le Verrier (X1833)
Les deux grands anciens que sont Laussedat et Le Verrier ont observé pour le compte du gouvernement français l’éclipse de 1860, visible depuis l’Europe. Les archives conservées à l’École polytechnique permettent de retracer les conditions dans lesquelles leurs deux expéditions furent menées. Cet article est une synthèse du projet scientifique collectif des auteurs, élèves de l’École de la promotion 2019.
En explorant les archives de l’École polytechnique à la recherche de documents originaux, nous avons découvert un événement important de l’histoire des sciences et des techniques : l’observation de l’éclipse de 1860. Cette éclipse totale de Soleil a été étudiée par deux équipes indépendantes menées par des polytechniciens célèbres : Aimé Laussedat à Batna en Algérie et Urbain Le Verrier en Espagne. Elle a permis l’utilisation de différents instruments de mesure, ainsi que l’étude de certaines caractéristiques solaires (protubérances, temps d’obscurité, durée de la totalité…). C’est l’une des premières campagnes majeures d’observation d’une éclipse. Le présent article se propose de porter un regard sur ces deux expéditions et d’en apprendre plus sur les hommes qui les menèrent.
À cette époque-là, l’observation du ciel et l’étude des éclipses sont les disciplines scientifiques en vue. Voici un commentaire révélateur de M. Jomard à propos de la constitution d’une équipe égyptienne pour observer l’éclipse de 1860 : « C’est ainsi que l’Égypte, régénérée de nos jours sous la protection de notre gouvernement, s’apprête à entrer, en quelque sorte, dans le concert scientifique de l’Europe. » L’observation d’une éclipse n’a donc rien d’anodin, c’est un geste symbolique qui consacre l’entrée d’un pays dans la communauté scientifique internationale. En plus des expéditions et des scientifiques mentionnés dans notre article, l’éclipse du 18 juillet 1860 a été immortalisée par l’astronome britannique Warren de la Rue qui a pu photographier l’éclipse ainsi que les protubérances solaires lors de celle-ci, et qui reçut de la reine Victoria la médaille royale de la Royal Society pour ses travaux.
L’expédition de Laussedat à Batna
Mandatée par le ministre de la Guerre, une commission composée d’élèves et de professeurs de l’X se rend en Algérie, au sud de la province de Constantine. Cette expédition dirigée par Aimé Laussedat bénéficie des instruments de mesure du dépôt de la Marine et des collections de l’École polytechnique, notamment un photohéliographe, instrument construit par Laussedat lui-même, également appelé lunette horizontale, destiné à la reproduction régulière de l’image solaire. À la lumière de l’œuvre du précurseur de la photogrammétrie se dessine le profil de celui qui dirige cette expédition, décrit comme « un passeur, pont entre les disciplines scientifiques, pont entre les générations ».
En tant que polytechnicien et professeur à l’École polytechnique, les correspondances originales de Laussedat sont conservées dans les archives de la Bibliothèque centrale de l’École polytechnique (BCX) ou dans les comptes rendus de l’Académie des sciences. Ses correspondances, notamment avec cette dernière ou avec le ministre de la Guerre ou l’Académie des sciences, donnent des éléments d’information supplémentaires sur la commission et les circonstances de l’observation. Voici un extrait d’une lettre manuscrite de Laussedat adressée au secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences après l’observation de l’éclipse, lettre conservée dans les archives de la BCX : « Une commission composée de cinq membres appartenant à l’École polytechnique a été envoyée en Algérie par son Excellence M. le Ministre de la guerre pour y observer l’éclipse totale de Soleil qui a eu lieu. Le temps douteux pendant la plus grande partie de la journée s’est mis au beau quelques minutes avant le commencement de l’éclipse et a permis aux observateurs de suivre toutes les phases de ce remarquable phénomène. Je demanderai au nom de mes collègues à M. le Ministre de la guerre l’autorisation de communiquer à l’académie les résultats de nos observations dont plusieurs nous paraissent intéressantes. »
On notera la double contrainte qui s’exerce sur un scientifique voulant rendre compte d’un phénomène physique à cette époque. D’une part, la contrainte naturelle et contingente, en l’occurrence les phénomènes météorologiques. D’autre part, la contrainte humaine et formelle : Laussedat doit demander l’autorisation à son autorité de tutelle pour divulguer ses résultats et observations. La contrainte météorologique n’a heureusement finalement pas présenté de difficultés particulières d’observation de l’éclipse, malgré les craintes de Laussedat. Cependant, après le succès de l’observation de l’éclipse à Batna, Laussedat est envoyé en 1867 à Salerne en Italie pour observer l’éclipse annulaire de Soleil du 6 mars. Lors de cette expédition, le ciel nuageux n’a pas permis l’observation de l’éclipse et a donc rendu l’expédition infructueuse.
Le succès de l’expédition de Laussedat de 1860 est en partie dû aux performances de son appareil, le photohéliographe, grâce auquel il a réussi à capturer la phase partielle de l’éclipse : cependant, celui-ci n’a pas pu enregistrer la phase totale de celle-ci. Laussedat attribue cet échec à une instrumentation rudimentaire, induite par le manque de temps et d’argent. D’après Hervé Faye, ils ont eu recours « à un système fort ingénieux sans doute, mais exécuté sur une échelle insuffisante ». Aux difficultés financières s’ajoute l’enjeu que représente le transport de ces bagages scientifiques de l’École polytechnique à Batna, notamment un voyage en bateau de Marseille à Philippeville.
Aimé de Laussedat
Malgré une scolarité moyenne dans ses jeunes années, avec un intérêt marqué pour le dessin et la littérature, il est admis en classes préparatoires au lycée Louis-le-Grand, puis intègre l’École polytechnique en 1838, préférant ce choix à celui de l’École normale supérieure. Il intègre en 1840 l’école d’application du génie à Metz et poursuit sa carrière militaire dans l’arme éponyme. Ses connaissances en géométrie et plus tard en topographie lui vaudront des affectations bien précises : fortifications de Paris, édification du fort de Romainville ou encore refonte des mesures topographiques directes. Il accepte en 1851 le poste de répétiteur à l’École polytechnique auprès de l’astronome Hervé Faye, puis devient en 1856 professeur titulaire du cours d’astronomie et de géodésie à l’École. Alors capitaine, c’est à ce poste qu’il prendra la direction de la commission chargée d’observer l’éclipse du 18 juillet 1860 en Algérie. Au cours de sa carrière, il développe la technique de la photogrammétrie dont il sera considéré le précurseur et qui lui vaudra un rayonnement international et plus tard une reconnaissance certaine. Il évoluera ensuite entre missions d’intérêt militaire (souvent à vocation cartographique, topographique ou astronomique) et enseignement, que ce soit à l’École polytechnique où il sera notamment directeur des études ou au Conservatoire national des arts et métiers dont il deviendra directeur. Il doit l’internationalisation de son héritage intellectuel à « l’originalité de ses travaux, son ouverture d’esprit et un humanisme qui l’inclinait à s’intéresser aux autres ». Pour l’ensemble de son œuvre et de ses recherches, il sera plus tard accueilli à l’Académie des sciences, nommé membre ou président du jury de plusieurs expositions universelles, et élevé au rang de grand officier de la Légion d’honneur.
L’expédition de Le Verrier en Espagne
Parallèlement à l’expédition de Laussedat, plusieurs équipes internationales, dont une équipe menée par Le Verrier (scientifique connu pour avoir découvert la planète Neptune, à ce moment-là directeur de l’Observatoire de Paris, ayant succédé à François Arago en 1854), ont pu observer l’éclipse depuis l’Espagne dans plusieurs dizaines de villes. Les rapports de Le Verrier disponibles à la BCX présentent des tableaux de mesure précis de durée de l’éclipse dans près d’une centaine de villes espagnoles dont les coordonnées sont précisées. Un rapport détaillé des observations de l’éclipse est également disponible, décrivant en particulier les effets de l’éclipse sur l’environnement direct des scientifiques.
Une carte d’Espagne a été obtenue à partir des mesures en question, sur laquelle figurent les lignes reliant les points qui voient les différentes phases de l’éclipse simultanément. Les lignes rouges pleines prennent en compte le commencement de l’éclipse, les lignes noires pleines la plus grande occultation et les lignes rouges pointillées la fin de l’éclipse. Ces lignes nous permettent d’apercevoir le déplacement de l’ombre de la Lune sur l’Espagne. Il est à noter que ces lignes indiquent une durée de plus de deux heures, il s’agit bien de la durée qui sépare le début et la fin de l’éclipse partielle ; la totalité ne dure en revanche qu’environ trois minutes.
“Le succès de l’expédition de Laussedat est en partie dû aux performances de son appareil, le photohéliographe.”
Contrairement à l’expédition de Laussedat et bien qu’ayant lieu dans un pays étranger (l’Algérie est une colonie française en 1860), l’expédition de Le Verrier ne semble pas avoir connu de contraintes d’équipements ni de logistique. En effet, dès février 1860, le gouvernement espagnol a pris des mesures pour faciliter l’acheminement des instruments, notamment l’exonération des droits de douane, la disponibilité totale des autorités locales et même le concours de plusieurs professeurs d’universités espagnoles et de l’Observatoire de Madrid. En revanche, la principale contrainte que l’expédition de Le Verrier a rencontrée est la contrainte météorologique. Plusieurs mois avant l’expédition, une étude météorologique des lieux potentiels d’observation de l’éclipse fut effectuée, discriminant les lieux pâtissant d’une couverture nuageuse fréquente ou ceux sujets à des phénomènes météorologiques peu favorables. Malgré les mesures de prévention prises par les astronomes, l’article « Sur l’éclipse totale de Soleil du 18 juillet dernier » du journal La Science pour tous évoque l’inquiétude qu’ont ressentie les astronomes de l’expédition lorsqu’ils constatèrent l’apparition d’orages et la persistance d’un ciel nuageux quelques jours avant l’éclipse, les poussant à faire transporter les instruments les plus mobiles sur un lieu différent. Les conditions d’observation furent heureusement largement favorables au moment de l’éclipse, dissipant leurs craintes.