L’École interpellée par les familles du quart-monde
Parmi les victimes de l’échec scolaire lourd, la grande majorité est issue des familles de la misère. L’idée reçue, c’est qu’il n’y a rien à faire, que l’échec n’a que des causes sociales, que donc il est de la faute de la société… ou des familles. Et si on écoutait les parents sur leur vie, sur les difficultés de leurs enfants à l’école et celles qu’ils y ont eux-mêmes connues ?
Être pauvre, c’est bien sûr manquer d’argent : le RMI d’un adulte avec deux enfants, par exemple, c’est 752,18 euros par mois (janvier 2004), et de cette allocation sont déduites les autres ressources, y compris les allocations familiales. Mais, au-delà des chiffres, la misère est une somme de précarités (argent, chômage, logement, santé…) qui persistent, s’enchaînent, se cumulent et, souvent, se reproduisent de génération en génération.
C’est, dit le Conseil économique et social, » l’absence des sécurités permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux « .
Les parents parlent de leurs relations avec l’École
L’école n’est pas gratuite. . » Une fois le 20, le 25 du mois, on mange avec ce qu’on a dans le frigo, on a seulement l’argent pour le pain. Si c’est dans cette semaine-là qu’on nous demande d’acheter quelque chose aux gosses, il faut choisir entre les 20 francs pour l’école ou pour le pain le reste du mois. »
L’école inspire la peur car l’échec, comme la misère, se reproduit dans les familles. » C’est le collège où j’étais quand j’étais gamine, je ne peux pas y retourner. » Beaucoup de parents parlent de » la peur d’être convoqué « .
La précarité de la vie empêche d’avoir l’esprit libre pour apprendre. » Quand on est venu saisir nos meubles, je n’étais pas à la maison, mais mon fils était là. Voyant faire l’huissier, il s’est enfermé dans les toilettes et s’est mis à crier. Quand je suis rentrée, il m’a dit : maman, je n’ai plus envie de vivre. »
On ne parvient pas à satisfaire les exigences de l’école. » Un gosse qui n’a pas compris, à qui les parents ne peuvent pas expliquer, il ne va pas faire ses devoirs. Au bout d’une fois, deux fois, on va dire : les parents ne s’en occupent pas quand il rentre à la maison. »
Il est difficile de comprendre ce qui se passe à l’école et de faire reconnaître ses droits. » On ne fait pas le poids contre eux, parce qu’ils sont plus intelligents que nous ; on est diminué devant les profs, par leur parler, on comprend rien. » » On nous a fait remplir sur un grand carton. Il fallait mettre qu’on était d’accord. »
Changer de regard
Tout ce qui précède conduit au problème fondamental : un regard négatif sur les enfants et leurs parents. Comment parlons-nous de ceux qui échouent ? Sans doute plus comme des » arriérés « , c’était le langage du début du XXe siècle, ou même comme des » inadaptés « , comme on a dit plus tard. Luc Ferry reflète la pensée commune : il y a les illettrés, les non-qualifiés, les violents… ce sont en gros les mêmes et ils sont issus des familles les plus misérables, autre facteur négatif.
L’économiste Philippe d’Iribarne explique.
» La place que les sociétés modernes réservent à ceux qu’elles hésitent à appeler des pauvres paraît étrangement contradictoire. Nous sommes prêts à les honorer dans nos discours, comme êtres humains abstraits qui ont droit à notre solidarité. Mais quand l’un d’eux, humain concret, croise notre chemin, nous sommes souvent gênés, comme devant un être déchu. Où peut bien s’enraciner le regard que nous portons, souvent malgré nous, sur les pauvres ?
On peut trouver une réponse en scrutant les textes où, sous la plume de Locke, Rousseau ou Marx, les sociétés modernes élaborent leur vision de l’inégalité.
À les lire attentivement, on découvre que la vision moderne de ceux dont nous stigmatisons les chaînes a une double face. Une face lumineuse se manifeste dans nos idéaux politiques, quand nous cherchons à concevoir une société de liberté et d’égalité. Et une face obscure prend corps chaque fois que, attachés que nous sommes à une conception de l’homme qui l’exige affranchi de toute dépendance, nous nous en servons pour juger à son aune ceux que nous côtoyons. »
Cette description ne s’applique-t-elle pas au regard que » l’école libératrice » porte sur ceux que leur manque supposé d’aptitudes ne permettrait pas de libérer ? Quand l’accès à la dignité est subordonné à la conquête du savoir, ceux qui restent sans savoir reconnu sont condamnés à l’indignité. Reste alors à s’interroger sur nos évidences relatives au savoir.
Le croisement des savoirs
C’est frappant lorsque l’on prend le temps de les écouter : les pauvres, les parents des élèves qui échouent à l’école, ne sont pas dénués de savoirs ; ils connaissent des choses que les autres ignorent. » Ceux qui sont aveugles, ce sont les riches. Ils croient voir mais ils ne voient rien. Ce sont nous les pauvres qui voyons. Dans nos quartiers, nous voyons les enfants qui n’ont plus rien à manger, les mères qui n’arrivent plus à payer leur loyer, les jeunes qui dorment dans les caves. » Ce constat est une évidence. Quant à l’échec des enfants des familles pauvres à l’école, si les enseignants se sentent désarmés devant lui, nous avons vu que leurs parents ne manquent pas d’idées sur ses causes. Mais il ne faut pas faire de populisme. Ce qu’on connaît dans son quartier ne suffit pas pour en analyser les causes ni même pour trouver des remèdes ponctuels. Pour l’école, si les parents désignent les difficultés, il appartient aux enseignants de préciser et de mettre en œuvre les solutions.
On a donc besoin d’un » croisement des savoirs « , selon le titre d’une action de recherche où ont travaillé ensemble des personnes du quart-monde et des universitaires, à égalité, pour dégager des connaissances issues de la grande pauvreté. À côté des savoirs savants, ou scolaires, ils distinguent deux autres types : les savoirs vécus et les savoirs d’action et d’engagement. » Ces trois composantes, écrivent-ils, sont essentielles pour construire un savoir libérateur. »
Le programme est simple : connaître ce que vivent les familles, comprendre leurs stratégies de résistance, reconnaître leurs attentes, leurs droits, leurs savoirs.
Voilà les composantes du changement de regard qui permettrait de surmonter les difficultés dégagées plus haut.
Il s’agit, selon la recherche dont je parlais, de » se reconnaître (mutuellement) comme des personnes qui possèdent, chacune à partir de sa vie et de sa perception des choses, un savoir propre que l’autre ignore, et qu’il lui faut apprendre « .