L’École normale de l’an III, À propos de la nouvelle édition critique des cours de Physique (Hauÿ), et de Chimie (Berthollet)
L’an III de la République une et indivisible
1. La Convention crée deux Écoles révolutionnaires
L’an III de la République une et indivisible
1. La Convention crée deux Écoles révolutionnaires
L’an III du calendrier révolutionnaire commençait le 1er vendémiaire (22 septembre 1794) ; le 7 de ce mois, Fourcroy, membre du Comité de salut public, allait présenter à la Convention nationale le projet d’une École centrale des Travaux publics destinée à donner à la République les ingénieurs civils et militaires (génie militaire, ponts et chaussées, artillerie, etc.) dont le recrutement s’était tari depuis le début de la Révolution. Le mois suivant, le 9 brumaire (30 octobre 1794), c’était au tour de Lakanal de monter à la tribune pour proposer au nom du Comité d’instruction publique le décret « d’établissement à Paris » d’une « École normale où seront appelés de toutes les parties de la République des citoyens déjà instruits dans les sciences utiles pour apprendre, sous les professeurs les plus habiles dans tous les genres, l’art d’enseigner », en vue « de donner au Peuple français un système d’instruction digne de ses nouvelles destinées ».
Dans un cas comme dans l’autre, le but de la démarche était le même : après le 9 thermidor an II et la fin des dramatiques luttes politiques de la Terreur, après les victoires militaires (Fleurus) qui avaient desserré l’étau menaçant des armées de la coalition, la Convention s’attaquait à l’organisation du nouvel État républicain auquel elle remettrait le pouvoir à la fin de l’an III après avoir voté la Constitution instaurant le régime du Directoire.
L’an III n’allait pas être pour autant une année propice à la préparation sereine des nouvelles institutions : les règlements de comptes avec les terroristes jacobins et surtout les émeutes qui soulevèrent au printemps (en germinal et en prairial) les masses populaires excédées par la famine et la ruine de l’économie en général secouèrent violemment les deux Écoles qui avaient ouvert en nivôse et pluviôse (janvier et février 1795). Les cours de l’École normale cessèrent dès la fin de floréal (20 mai 1795) et ses élèves rejoignirent leurs provinces : c’était la fin de l’École normale de l’an III, qui ne devait pas connaître d’autres sessions.
Quant à l’École centrale des Travaux publics où s’achevait tout juste le 1er prairial une période préliminaire de « cours révolutionnaires », elle put survivre grâce à Lagrange qui commençait son cours ce jour-là et à la protection toujours attentive de Prieur de la Côte-d’Or, conventionnel et ancien membre du Comité de salut public – et attendre que Monge et Hachette, touchés par le soupçon de jacobinisme, sortent de leur cachette et qu’Hassenfratz revienne de son exil. Mais Prieur fera bientôt changer le nom de sa chère École : le 15 fructidor an III (1er septembre 1795), ce sera dorénavant l’École polytechnique.
2. L’École normale de l’an III
Mais la brève expérience de l’École normale de l’an III, bien loin de n’être qu’une tentative sans lendemain, devait laisser une trace exemplaire.
D’abord parce qu’elle avait réuni des professeurs qui étaient assurément l’élite scientifique et intellectuelle du moment – une élite qu’avait dispersée la tourmente révolutionnaire et que la suppression des Académies avait condamnée au mutisme. L’École normale allait appeler les premiers savants français de l’époque, comme le montre la comparaison de son corps enseignant avec celui de l’École centrale des Travaux publics : en mathématiques, celle-ci avait Monge et Lagrange, mais l’École normale y avait ajouté Laplace (qui sera d’ailleurs le premier grand critique de l’École polytechnique – et de quel poids…). En physique, l’École normale choisit Haüy, tandis que Monge avait retenu le malheureux Hassenfratz ; en chimie, l’École normale n’embaucha que Berthollet, le meilleur depuis Lavoisier (hélas…), tandis qu’à l’École centrale des Travaux publics figuraient aussi Fourcroy, Guyton de Morveau, Chaptal.
Quant aux diverses « sciences humaines », elles étaient en dehors des programmes d’enseignement de l’École centrale des Travaux publics, orientée dès le départ vers l’application des sciences aux tâches utiles de l’ingénieur (« l’École de Monge ») avant de devenir, sous le nom de « Polytechnique », une école de haut enseignement mathématique (après 1815 : « l’École de Laplace »). En revanche, l’École normale, soucieuse qu’on donne aux futurs professeurs des écoles centrales une large ouverture sur toute la panoplie des « sciences humaines », réunit un aréopage très varié et des plus distingués : Daubenton pour les sciences naturelles, Volney pour l’histoire, Buache et Mentelle pour la géographie, Vandermonde pour l’économie politique, La Harpe pour la littérature, Sicard pour l’art de la parole, Garat pour l’analyse de l’entendement et enfin Bernardin de Saint-Pierre pour la morale !
La seconde raison de la pérennité de son influence allait tenir d’autre part à l’âge de ses élèves : à la différence de l’École centrale des Travaux publics qui recruta par concours à l’intérieur d’une étroite limite d’âge des jeunes de talent (et l’on eut en 1794 Biot, Malus, Simon Bernard…), l’École normale opta pour un recrutement sans limite d’âge sur recommandation des autorités locales : chaque district fut prié de présenter quatre candidats ; destinés à l’enseignement public, ceux-ci furent en large majorité des hommes d’un certain âge ayant bénéficié d’une instruction déjà solide sous l’Ancien Régime. C’est ce que montre l’analyse entreprise par Dominique Julia et son équipe sur les quelque 1 400 élèves de l’École normale de l’an III : on peut estimer que 4 % seulement avaient moins de 23 ans, mais 42 % avaient entre 23 et 30 ans (parmi lesquels le grand mathématicien et physicien Fourier), 37 % entre 30 et 40 ans, 12 % entre 40 et 50 et le doyen avait 70 ans ! Ce n’était pas une assemblée de jeunes gens remuants…
Enfin, si le succès de ses cours se prolongea très au-delà de la brève existence de l’École normale, c’est aussi parce qu’elle sut enregistrer et diffuser immédiatement le contenu des leçons ; ses sténographes et imprimeurs avaient été entraînés par le service des assemblées révolutionnaires et avaient acquis une pratique d’une efficacité remarquable : les cours imprimés étaient distribués aussitôt, après relecture par le professeur, aussi bien pour la leçon elle-même que pour la « séance de débats » qui l’accompagnait.
Dans l’exposé qu’enregistrait le sténographe, le professeur ne se contentait pas de communiquer les savoirs récemment acquis, mais faisait part aussi de ses intuitions du moment, point encore mises en forme, mais qui, au sortir de l’hibernation révolutionnaire, allaient se traduire bientôt en publications qui feraient date ; on peut penser, par exemple, à la Théorie des fonctions analytiques de Lagrange ou à la Statique chimique de Berthollet.
Les cours imprimés qu’emmenèrent chez eux le millier d’anciens élèves furent-ils leur bibliothèque de chevet lorsqu’ils devinrent professeurs d’écoles centrales ? C’est probable et en tout cas il se trouva bientôt, en ce temps d’encyclopédies, un éditeur pour réunir et publier une première édition des Séances de l’École normale (Paris : Imprimerie du Cercle social, treize volumes et un atlas, 1800–1801).
La nouvelle édition critique des Leçons de l’École normale de l’an III (1992−2006)
Deux siècles plus tard, les historiens des sciences prendront le relais en présentant l’actuelle réédition des Leçons de l’École normale de l’an III, « témoignage unique sur l’état du savoir à la fin du siècle des Lumières ».
Deux volumes : I. Leçons de mathématiques (Lagrange, Laplace, Monge), dir. Jean Dhombres ; II. Leçons d’histoire, de géographie, d’économie politique (Volney, Buache et Mentelle, Vandermonde), dir. Daniel Nordman, bénéficiant du label 1789–1989 du Bicentenaire, furent édités par Dunod en 1992 et 1994. Les trois volumes suivants sont ou seront édités aux Presses de l’École normale supérieure, récemment créées.
1. Haüy et Berthollet dans le tome III
Le tome III : Leçons de physique, de chimie et d’histoire naturelle, dir. Étienne Guyon, vient de paraître (2006). C’est un épais volume de 650 pages in‑4° qui contient les leçons de Haüy, de Berthollet et de Daubenton **.
Nous ne nous arrêterons pas ici à la partie consacrée aux Leçons d’histoire naturelle de Daubenton, bien qu’elles ne manquent certes pas d’intérêt et que Daubenton (1716−1800), doyen des professeurs de l’École normale, fût une personnalité fort en vue à l’époque : il avait été l’adjoint très proche de Buffon (1707−1788) avec lequel il contribua à donner un éclat remarquable au Jardin du Roi, devenu en 1793 le Museum d’histoire naturelle dont Daubenton fut alors élu président par ses collègues professeurs. Mais la mémoire historique ne lui donnera qu’un rang relativement modeste, après Buffon, le grand et magnifique naturaliste, et derrière les savants de la génération suivante : Cuvier, fondateur de la paléontologie, qui fut son successeur, et Lamarck, son collègue au Museum, qui sera, en théorie de l’évolution, l’initiateur du transformisme. Nous nous restreindrons ci-après à parler des deux premiers, le physicien et le chimiste, dont la science nous est plus familière, il est vrai, que celle du naturaliste.
Rappelons d’abord que, à la différence de la première édition de 1801, celle-ci est accompagnée – et c’est en fait sa raison d’être – d’un appareil critique très important et fort utile : introductions, sous-titres, notes abondantes et très bien renseignées, annexes, bibliographies, index sont l’indispensable encadrement d’un ouvrage de référence qui sera consulté, plutôt que lu en continu, par un historien en quête d’informations plus ou moins spécifiques. D’ailleurs, ce n’est pas l’œuvre d’un seul, mais d’une pléiade des historiens des sciences les plus qualifiés, chacun dans son domaine favori. Sans les citer tous, et sans présumer quelque préséance, on peut noter une implication plus générale de Nicole Hulin pour le cours de Haüy, et celle de Bernadette Bensaude-Vincent pour celui de Berthollet – cette dernière ayant repris le travail de Michelle Goupil, l’historienne et biographe de Berthollet, interrompu par son décès prématuré.
Ce sont les introductions – d’une vingtaine de pages chacune, précédant le texte des leçons (200 et 150 pages respectivement) – qui constituent les véritables « recensions » des leçons, et nous n’aurons pas la prétention de les recenser à notre tour ; nous souhaitons seulement choisir dans chacun des cours un point fort, qui nous paraît le plus original et porteur d’avenir.
2. Le cours de Haüy
En tête de ses leçons, Haüy a placé la cristallographie, en montrant dans « les lois de la structure des cristaux », comment les diverses formes géométriques prises par une espèce cristalline donnée peuvent s’interpréter comme les variétés diverses d’assemblage des « noyaux du cristal », forme primitive qui contient la « molécule intégrante » c’est-à-dire la substance chimique. Le cristal est constitué de l’empilement, selon une triple périodicité, de ces noyaux (on appelle aujourd’hui le noyau : maille élémentaire) contenant chacun un fragment identique (« molécule intégrante » ou motif) du solide qui a cristallisé. Ce transfert de la cristallographie du domaine des sciences naturelles (la minéralogie) à celui de la structure des solides n’allait pas de soi. Romé de l’Isle s’y était opposé violemment et Daubenton qui s’efforça, quelques jours plus tard, d’héberger dans ses leçons un « abrégé » de la théorie de Haüy, le fit maladroitement.
Cette théorie ouvrait le champ de la recherche géométrique sur les réseaux à trois dimensions : groupes de symétrie ponctuelle observables dans la morphologie cristalline et groupes de symétrie spatiale où s’inscrit l’arrangement du motif dans la maille. Ce développement de la cristallographie au XIXe siècle, de Bravais à Schönflies, servira d’assise au prodigieux développement de l’analyse structurelle des molécules, une des bases de la moderne physique des solides, dont on connaît les prolongements dans le hardware informatique comme dans les structures biologiques.
Haüy fut donc un grand précurseur, ce que ressentirent ses amis académiciens malgré la grande modestie de sa posture, ainsi qu’en témoigne la savoureuse anecdote suivante. Nous l’empruntons non pas au présent tome iii, mais à la biographie de Haüy par Alfred Lacroix, lequel l’a trouvée dans un manuscrit autographe de Geoffroy Saint-Hilaire daté de mars 1792 (Bibliothèque de l’Institut, fonds Cuvier, Ms 3204).
Geoffroy Saint-Hilaire, qui n’avait pas encore vingt ans, était préparateur du cours de Haüy au collège du Cardinal Lemoine ; il prit des notes à un cours de cristallographie que donnait Haüy à quelques amis académiciens, dont Lavoisier, alors écarté de la Régie des Poudres, qui avait dû quitter l’Arsenal, son laboratoire et ce salon qui avait accueilli si longtemps ces mêmes savants – où nous retrouvons les futurs professeurs des Écoles de l’an III. Le regard critique de Geoffroy était aussi aigu que pertinent, et l’anecdote nous servira de transition entre Haüy et Berthollet.
3. Le cours de Berthollet
La réflexion chimique de Berthollet se fixera, elle, sur la notion d’affinité, dont le jeu règle l’avancement de la réaction chimique. Le concept, avancé, et même théorisé dès le XVIIIe siècle, est encore très flou et ne se précisera qu’après la découverte de l’entropie et les progrès de la thermodynamique chimique (cf. Michelle Goupil, Du Flou au Clair, Histoire de l’affinité chimique, 1991). Mais c’est bien dans la bonne direction que Berthollet fixera son regard et celui de ses élèves ; il n’hésite pas à maintenir le doute sur toute théorie, tant qu’on peut encore évoquer une expérience qui la contredit ou lui échappe ; il consacre une leçon entière à mettre en garde ses élèves sur ce point. Berthollet est l’homme du questionnement, jamais enclin à accepter l’argument d’autorité : c’est aussi ce qui transparaît dans le jugement de Geoffroy Saint-Hilaire : Berthollet est un contestataire. Il ne se suffit pas de la loi de Proust sur les proportions définies, tant qu’on connaîtra – et, de fait on en trouvera ensuite beaucoup – des composés non stœchiométriques, qu’on appellera d’ailleurs « berthollides ».
Aussi, lorsque l’élève Petétin (cf. 2e séance de débats) lui rappelle « les anomalies des lois des affinités », il renchérira sur « le petit nombre de faits qu’on ne peut clairement expliquer par les lois connues des affinités » : il s’agit ici de cette réaction d’échange chlorure-carbonate entre soude et chaux, fondamentale pour la fabrication de la « lessive ». Notons que Berthollet pourra, cinq ans plus tard, lors de l’expédition d’Égypte dont il était le chimiste, méditer au bord du lac de Natron sur le jeu naturel de cette réaction.
En choisissant Haüy et Berthollet comme professeurs, l’École normale s’était nantie non pas tant d’instituteurs – le nom donné aux siens par l’École centrale des Travaux publics – mais de savants visionnaires d’avenir.
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* Presses de l’ENS, 2006.
** Avis aux amateurs :
. pour l’achat du volume I (35 euros) ou du volume III (48 euros), le volume II vous sera offert (frais de port 12 euros) ;
. pour l’achat du volume I et du volume III, le volume II vous sera offert franco de port.
Cette offre est valable auprès du comptoir de vente de l’École normale, 29, rue d’Ulm, 75005 Paris.
« Cours de cristallographie, par M. l’abbé Haüy, en mars 1792, dans sa chambrette, au cardinal Lemoine, à Messieurs
Lavoisier interrogeant et agrandissant toujours la pensée, sujet de sa question
Lagrange réfléchi ; disant quelquefois : je ne comprends pas encore
Laplace méticuleux ; donnant avec autorité des leçons au professeur
Fourcroy développant avec volubilité ! les conséquences des principes exposés, qu’il n’avait (pas) toujours saisis
Guyton Morveau montrant du doute, surtout quand parlait le précédent
Bertholet (sic) agissant contrairement, par pure complaisance de caractère. »