L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE : un patrimoine inattendu
La célébration du Bicentenaire de l’École polytechnique, en 1994, a permis au public parisien de se familiariser avec l’histoire de cette institution et de découvrir l’œuvre des polytechniciens, notamment par le biais de trois grandes expositions.
C’est pourquoi il nous est apparu opportun, avant de présenter la diversité des collections patrimoniales de l’École polytechnique, de montrer sous un autre éclairage cette histoire récemment revisitée, en mettant l’accent sur les relations privilégiées que l’École entretient depuis toujours avec les États- Unis, et particulièrement avec ses “ sœurs ” d’outre-Atlantique : l’Académie militaire de West Point et le Virginia Military Institute.
C’est l’objet de la première partie de l’exposition qui respecte ainsi parfaitement la vocation de la fondation Mona Bismarck.
Au siècle des Lumières, “Grands seigneurs et riches bourgeois, hauts fonctionnaires et femmes du monde collectionnaient des instruments de physique avec autant de passion que s’il s’agissait de tableaux précieux ou d’objets de vitrines ”.1
Un expérimentateur de génie, l’abbé Nollet (1700−1770), a su transposer dans l’enseignement ces amusements mondains, en introduisant notamment en 1761 un cours de physique expérimentale à l’École du Génie de Mézières, fondée en 1758 et démantelée en février 1794.
Fondée en septembre 1794, l’École polytechnique, héritière quasi directe de l’École de Mézières, de son enseignement, et de la passion pour la science expérimentale qui s’était développée au XVIIIe siècle, constitua une collection d’instruments de physique qui peut être considérée comme un immense “ cabinet de curiosités ”.
La cinquantaine d’appareils présentés dans cette exposition ne représente qu’une petite partie de la collection de l’École qui regroupe des objets d’époques diverses : certains d’entre eux remontent au XVIIIe siècle, mais la plupart datent des XIXe et xxe siècles. Ils offrent un panorama de l’histoire de la recherche et de l’enseignement scientifiques à ces périodes :
- Les “ appareils pour l’étude des propriétés générales des corps ” : ce sont essentiellement des instruments de mesure tels que l’arithmomètre de Thomas…
- Les “ appareils ayant trait à la chaleur ” : thermomètres, calorimètres, hygromètres… » Nous présentons ainsi un curieux hygromètre à cheveu fabriqué par un élève de l’École en 1809.
- Les “ appareils ayant trait à l’électricité et au magnétisme ” : aimants naturels et artificiels, machines produisant de l’électricité : l’École possède par exemple une étonnante machine à vapeur d’Armstrong datant du milieu du XIXe siècle.
- Les “ appareils ayant trait à l’acoustique ” : nous exposons notamment un timbre qui servit à l’étude de la propagation du son dans le vide.
- Les “ appareils ayant trait à l’optique ” : c’est dans cette catégorie que l’on trouve l’exceptionnel microscope de Magny datant du milieu du XVIIIe siècle, un des sept exemplaires connus restant dans le monde.
Microscope de Magny, 1751–1754.
© DANIEL LEBÉE – INVENTAIRE GÉNÉRAL/ÉCOLE POLYTECHNIQUE
Dès l’origine, c’est sous l’impulsion de l’École que se constitue l’enseignement des sciences en France. L’École a toujours cherché à mettre en présence des élèves les grands inventeurs scientifiques : “ Il y a toujours avantage, dit Arago, à faire professer les Sciences par ceux qui les créent ; ne négligeons pas l’occasion de proclamer cette vérité, puisqu’on a si souvent affecté de n’en tenir aucun compte ” Livre du centenaire.
De nombreux professeurs de l’École, souvent d’ailleurs anciens élèves de l’établissement, ont utilisé pour leur enseignement des appareils de leur propre invention. On peut ainsi citer Gay-Lussac (X 1797), Fresnel (X 1804), les Becquerel : Antoine-César (X 1806), Henri (X 1872)… Par ailleurs, dans le cadre des travaux pratiques des cours de physique et de chimie, tout au long du XIXe siècle, ils ont acquis ou fait réaliser spécialement à la demande des objets signés des plus célèbres constructeurs de l’époque. Tel est le cas de certaines pièces d’optique signées : “ Soleil ” ou “Duboscq”, deux grands appareilleurs du milieu du XIXe siècle.
D’anciens élèves étaient aussi constructeurs : Collardeau (X 1815) qui prit part à diverses expériences de Gay-Lussac, Froment (X 1835) auteur de l’appareil à miroir tournant pour mesurer la vitesse de la lumière, ou Carpentier (X 1871) qui racheta les ateliers Ruhmkorff…
La bibliothèque de l’École centrale des travaux publics, plus tard École polytechnique, fut créée en même temps que l’École, en 1794.
Ses premières collections proviennent de l’École du Génie de Mézières, des collections de l’Académie royale des sciences dont les ouvrages avaient été versés aux “ dépôts littéraires ” (selon la terminologie de l’époque : ensemble des ouvrages confisqués quel que soit leur contenu), rejoignant ainsi les bibliothèques des nobles émigrés ou celles des établissements religieux alors interdits. Dès 1802, Peyrard, lettré et bibliophile émérite, avait réuni près de 10 000 volumes dont un grand nombre d’ouvrages de très grande valeur richement reliés et armoriés.
La plupart d’entre eux proviennent du dépôt situé dans la chapelle du couvent des Cordeliers (actuellement rue de l’École de médecine).
C’est donc dans ces dépôts révolutionnaires que les premiers conservateurs ont sélectionné les ouvrages nécessaires aux élèves et aux enseignants.
Les collections n’ont cessé d’être enrichies :
- soit par des apports exceptionnels comme les livres provenant des bibliothèques particulières du pape Pie VI ou du cardinal Albani, bibliothécaire du Vatican : environ 100 volumes d’architecture aux très belles reliures en veau aux armes du pape ont été prélevés à Rome par Monge, au titre de la contribution de guerre (une dette de six millions de lires) qui devait être réglée au Directoire, représenté par le général Bonaparte, conformément au traité de Tolentino signé en 1797. Le pape solda une partie de son dû en objets d’art et en ouvrages de sa bibliothèque personnelle.
- soit par des dons, comme celui du duc d’Angoulême : un très grand nombre d’ouvrages avec de belles reliures à ses armes, témoignant ainsi de son amitié pour l’École et particulièrement pour Fourcy. Conservateur à la bibliothèque jusqu’en 1842, ce dernier est l’auteur d’une Histoire de l’École polytechnique publiée en 1828 qu’il dédie à ce “ bienfaiteur ” de l’École polytechnique.
- soit encore par des dons moins exceptionnels ou par des acquisitions régulières dans tous les domaines de l’enseignement scientifique et général dispensé par l’École. Dès l’origine, il était par exemple prévu d’acheter des ouvrages et des périodiques pour la bibliothèque grâce aux bénéfices tirés de la vente du Journal de l’École polytechnique.
Plus près de nous la dation d’Alfred Sauvy (X1920 N), sociologue et démographe fondateur de l’INED, a enrichi la réserve en 1993, d’une bibliothèque de 1800 ouvrages anciens (XVIIe et XVIIIe siècles) traitant de démographie, sociologie et de statistique économique. Cette dation, première du genre puisque constituée d’ouvrages, est d’autant plus précieuse que chaque volume s’accompagne de notes manuscrites de la main d’Alfred Sauvy lui-même. (Son catalogue accompagné des notes manuscrites fera l’objet d’une publication conjointe de l’INED et de l’École polytechnique sur CDRom.)
Parmi les plus belles reliures de la bibliothèque, citons celle d’un ouvrage de Vitruve (architecte romain 80–26 av. J.-C.) : reliure en maroquin vert réalisée pour Thomas Mahieu, célèbre bibliophile, conseiller de Catherine de Médicis.
La soixantaine de dessins et gravures de maîtres du XVIIIe siècle présentée dans cette exposition constitue une collection remarquable dont l’histoire, peu banale, rejoint celle des premières années d’existence de l’École polytechnique. La jeune république est pauvre. Aussi va-t-elle donner mission aux deux “ instituteurs ” de dessin d’art et d’architecture : le peintre Neveu, l’ingénieur-architecte Louis Baltard, par la voix de la Commission des Travaux Publics, d’emprunter sur le fonds des biens saisis et mis sous séquestre lors des années précédentes, tout ce dont ils pouvaient avoir besoin dans le cadre de leur enseignement. Il serait trop long de citer ici la liste complète des œuvres qui furent ainsi remises en donation pédagogique à l’École. Indiquons seulement qu’en ce qui concerne les dessins de maîtres aujourd’hui exposés et choisis en leur temps par les deux “ instituteurs ”, un grand nombre provient des saisies révolutionnaires opérées en 1793 à l’Hôtel du marquis de Clermont d’Amboise (c’est le cas des onze dessins de Desprès), au château de Chantilly (c’est le cas notamment des Fragonard et des Lepaon) et à l’Hôtel du marquis de Laborde (où furent confisqués les quatre dessins d’Hubert Robert).
Les objets scientifiques, au même titre que les reliures anciennes et les dessins de maîtres du XVIIIe siècle, constituent un outil de recherche cohérent et précieux pour l’histoire des sciences et de leur enseignement : c’est le “ patrimoine inattendu ” de l’École polytechnique.
1. Jean Torlais, in Enseignement et diffusion des sciences en France au dix-huitième siècle, sous la direction de René Taton. Paris, Hermann, 1986.