L’École polytechnique, une vraie capacité d’adaptation
L’historien porte sur l’École polytechnique le regard distancié du scientifique. Il lui apparaît que, derrière une image de tradition, l’X a su évoluer profondément lors de ses plus de deux siècles d’existence. Conçue initialement pour former les cadres de l’État, elle fournit actuellement, et depuis longtemps, ceux de l’industrie et plus généralement de l’économie privée. Elle a su reconfigurer la scolarité en fonction de cela. Ce qui reste présent, c’est la conception très française du cadre « généraliste », peu spécialisé à la sortie de son école, doté d’un large bagage de culture générale. Reste à voir comment le développement des recrutements universitaires va faire évoluer la matrice même de la formation polytechnicienne.
Comment a évolué le rôle social de l’X en tant qu’institution éducative ?
L’École polytechnique a joué un rôle considérable dans le recrutement des élites économiques au XXe siècle. Pourtant, cette évolution n’était pas évidente, car l’institution était initialement destinée à former des ingénieurs pour les corps civils et militaires de l’État, ainsi que des officiers techniques de l’armée. Ce n’est qu’accidentellement qu’elle a commencé à former des ingénieurs dits civils, c’est-à-dire des ingénieurs d’entreprise. Cela résultait soit d’un refus d’entrer dans les corps, soit d’un départ plus ou moins précoce de ces corps, souvent sous la forme de pantouflage.
Ce qui devait n’être qu’une exception est devenu la norme, car de nombreux polytechniciens ont choisi de faire carrière dans le secteur privé. Ceux qui entraient dans les corps en sortaient rapidement. Par exemple, au bout de dix ans au sein du corps des Mines, peu d’ingénieurs poursuivaient leur carrière dans cette administration. Alors soit ils partaient en détachement dans une entreprise publique, soit c’était en disponibilité dans une entreprise privée, soit ils démissionnaient. Du côté des corps militaires, un nombre important d’élèves devaient y entrer faute de meilleur classement, alors qu’une carrière militaire ne les intéressait pas. On constate des départs massifs et rapides d’officiers, alors même que rien ne les avait préparés à travailler dans l’industrie.
Les perspectives étaient-elles plus alléchantes dans le privé ?
Au départ oui ; mais, pour ceux qui quittaient l’administration, les réussites dans la durée étaient très inégales. Les carrières pouvaient finir par être moins rémunératrices, par rapport à leurs camarades restés au service de l’État. L’écart des rémunérations en début de carrière m’a frappé : il pouvait être du double ou du triple au bénéfice du privé. Mais, dans la durée, un général de brigade ou de division, ou un ingénieur général des Ponts et Chaussées, finissait souvent bien mieux rémunéré qu’un polytechnicien qui n’avait pas eu une belle carrière en entreprise et qui végétait dans des fonctions d’ingénieur conseil.
L’École a pris acte de ce changement de réalité car aujourd’hui, dès les premiers amphis des polytechniciens, on parle de formation à destination des services de l’État, mais également de l’industrie et du commerce. Comment l’École a‑t-elle pris cela en considération ?
Une dynamique qui était minoritaire initialement est devenue majoritaire, ce qui a forcé la main de l’École. Les tailles de promotion ont augmenté, mais les débouchés dans les corps civils ou dans les corps militaires n’ont pas suivi, malgré la création de nouveaux débouchés (météo, assurances, Insee, etc.). Une grande partie de ces élèves se sont donc tournés vers le secteur privé et l’École polytechnique a dû s’adapter et dépasser sa vocation initiale de formation d’ingénieurs d’État et d’officiers, pour former des ingénieurs d’industrie, et plus récemment des ingénieurs dans les services ou la finance.
Cette transition était une rupture ou progressive ?
Je dirais qu’une rupture a eu lieu à partir des années 1970. Cependant, la question se posait depuis longtemps. Un exemple notable est la rémunération des élèves, qui était auparavant une bourse attribuée sur des critères sociaux à environ la moitié d’entre eux pour couvrir les frais de pension et de trousseau. La question de la contrepartie à cette bourse n’était pas un sujet tant que la majorité des élèves restaient au moins dix ans au service de l’État. Mais, lorsque cette tendance s’est inversée, la question est devenue épineuse (et semble le rester aujourd’hui pour la solde versée à tous les élèves).
“Une rupture a eu lieu à partir des années 1970.”
Les événements de Mai 1968 ont créé une période d’ébullition assez spectaculaire, qui a notamment fait émerger cette modification. Dans les archives, en consultant les procès-verbaux des conseils de l’École, on sent que les officiers généraux, hauts fonctionnaires et enseignants étaient assez désemparés ; tout leur échappait. Les élèves ont pris un peu le pouvoir, avec en particulier la promotion 1966 qui a fini l’année 68 en roue libre, avec des cours autogérés. Des élèves ont fait des stages dans l’industrie, mais pas nécessairement dans le sens souhaité par l’École, comme cet élève sanctionné pour avoir fraternisé avec des militants syndicalistes dans les années 1970. L’industrie n’était alors pas nécessairement perçue par les élèves comme un ralliement à l’économie de marché ou au capitalisme.
Comment cela a‑t-il modifié le concours et la formation ?
Le concours n’a pas particulièrement changé de ce fait. En revanche, la formation a évolué, à commencer par les stages en entreprise qui ont été formellement introduits à cette époque. Ils n’existaient pas avant. Parallèlement, la formation complémentaire, la 4A, a été formellement institutionnalisée à cette époque.
Auparavant, la scolarité ne durait officiellement que deux ans, alors qu’elle compte désormais quatre années. Les élèves qui entraient dans un corps faisaient l’école d’application de ce corps, mais cela ne s’inscrivait pas dans le cursus de l’X. Les élèves qui démissionnaient à la sortie étaient très peu préparés pour le secteur privé. Ils pouvaient compléter leur formation dans une école d’ingénieur, mais ils devaient l’organiser eux-mêmes. Certaines entreprises disposaient également de leur propre école, qui leur dispensait le complément de formation jugé requis.
Dans les grandes lignes, à l’issue des deux années de formation, les élèves étaient lâchés dans la nature s’ils ne rejoignaient pas de corps ; et l’École ne s’en préoccupait pas. En particulier, ils n’étaient plus rémunérés. En institutionnalisant la 4A, l’École a reconnu son insuffisance à former une part croissante d’élèves qui n’intégraient pas de corps à la sortie.
Histoire de la pluridisciplinarité
Jusqu’à la fin des années 1960, l’École polytechnique ne proposait aucune option, à l’exception des langues vivantes. Et encore, ce n’est qu’en 1917, dans un contexte bien particulier, que la possibilité de choisir entre l’allemand et l’anglais a été offerte. Auparavant, les élèves étaient obligés de prendre allemand, aussi bien au concours d’entrée que dans leur scolarité. Tous les cours étaient communs, offrant une formation très généraliste. Les matières obligatoires incluaient l’analyse, la géométrie, la physique, la chimie, la mécanique, l’astronomie et l’architecture. L’économie s’y ajoute en 1904. Un enseignant cherchait à couvrir tout le programme de sa matière, sans se spécialiser dans un domaine particulier.
Les programmes étaient gigantesques : en chimie, par exemple, on enseignait la chimie minérale, organique, théorique, appliquée, les dérivés des productions, comme les textiles artificiels ou la photographie, etc. Tout cela était abordé de manière assez superficielle, avec des cours magistraux de 30 à 50 heures par semestre ou année. La formation était extrêmement généraliste. Il n’y avait pas de travaux pratiques, seulement des séances d’une demi-heure de manipulations où les élèves regardaient plus qu’ils ne faisaient eux-mêmes, en raison du manque d’équipements et d’appareils. Un répétiteur leur montrait des expériences. L’objectif était de couvrir un peu toutes les sciences.
« Longtemps, l’École n’a fait confiance qu’aux épreuves orales. »
Les enseignants avaient le souci de se tenir à jour. Dès qu’une nouvelle discipline apparaissait, comme la relativité ou plus tard l’informatique, l’École s’adaptait rapidement. Cependant, cela posait la question de ce qu’il fallait enlever des programmes existants pour tout caser. L’idée dominante était qu’un élève devait suivre tous les enseignements sans faire de choix. La formation devait être la plus complète possible, et tout lui était proposé. Les cours étaient exclusivement magistraux et l’accent était mis sur la vérification des connaissances par des interrogations orales. Une armée de répétiteurs interrogeait les élèves lors d’innombrables oraux. Longtemps, l’École n’a fait confiance qu’aux épreuves orales, considérant l’écrit comme trompeur et susceptible de masquer les lacunes si l’on avait de la chance avec le sujet. Ce n’est qu’à partir de 1903 que sont apparues des compositions écrites.
À la fin des années 1960, on a vu un développement des options. Tous les élèves ne suivaient plus strictement la même formation. Cependant, ils ne devenaient pas pour autant des spécialistes. Les élèves choisissaient des disciplines, mais restaient des généralistes. Il fallait en choisir plusieurs pour éviter qu’un polytechnicien ne soit qu’un élève chimiste, économiste ou biologiste. Longtemps, l’École a été fermée aux sciences du vivant, alors qu’elle enseignait l’architecture et l’astronomie.
Cette 4A est-elle spécifique à l’X ?
D’autres formations proposent ou poussent à réaliser un master ailleurs, je pense à Sciences Po par exemple. Mais cette forme d’officialisation est assez spécifique à l’X : elle est présentée comme une année ne se faisant pas à l’École. Ce qui est spécifique également, c’est le nombre d’années d’études : on est à bac +6 pour faire un master 2 dans un autre établissement à bac +5.
J’ai toujours été amusé de ce « redoublement » systématiquement organisé des polytechniciens, pourtant l’élite de la République ! L’ensemble des écoles françaises ont toutefois du mal à s’adapter à la norme de Bologne 3÷5÷8 pour licence/master/doctorat, principalement du fait des deux années de CPGE qui ne confèrent pas la licence.
Cette année supplémentaire ne correspond-elle pas à la spécificité de l’année de formation humaine et militaire ? Comment cette année s’est-elle retrouvée intégrée dans le cursus ?
L’X est presque novatrice sur le sujet en France, car cette année s’apparente à une année de césure, qui est très fréquente à l’étranger, mais qui émerge tout juste en France. En Allemagne, nombre d’élèves ne commencent pas tout de suite leurs études supérieures après le bac. Historiquement, le service militaire (ou civil aujourd’hui) se fait auparavant, car les études y étaient longues. Avant la promotion 1906, à l’issue des deux années de formation à l’X, les élèves faisaient leur année de service militaire.
En 1906, l’ordre s’inverse et les élèves commencent par réaliser leur année de service militaire, à la sortie du concours, avant de commencer leurs deux années de formation à l’X. Mais, à l’époque, cela n’avait strictement rien à voir avec le cursus de l’X. En 2001, cette année est institutionnalisée dans le cursus de l’École. Ce qui peut paraître paradoxal, à un moment où l’École compte de moins en moins de débouchés militaires. Est-ce qu’il s’agit d’une réaction de défense du statut militaire de l’X, régulièrement mis en cause, qui permet de justifier la tutelle du ministère des Armées ? Je n’ai pas la réponse, ce serait intéressant à étudier.
La prime au généraliste est-elle une spécificité française ?
L’Allemagne, par exemple, que j’ai étudiée, fonctionne très différemment culturellement. L’élitisme en Allemagne se reconnaît par le caractère pointu et spécialisé de la formation jusqu’au doctorat. Alors qu’en France la spécialisation intervient très tardivement ou est mal vue. On se spécialise au niveau en dessous. C’est bon pour les exécutants, mais le dirigeant doit être généraliste, il ne doit pas s’enfermer. L’Allemagne a tendance à avoir une surreprésentation des doctorants, donc spécialisés, dans les élites économiques, quand les profils généralistes des grandes écoles sont beaucoup plus représentés en France.
Dans vos recherches, des choses insolites ?
Ce qui m’a beaucoup marqué, c’est l’extraordinaire rigueur et discipline de l’École, du moins de façade jusqu’à la fin des années 1960. L’encadrement et le casernement des élèves étaient stricts. Les permissions étaient extrêmement limitées : les élèves devaient toujours être dans l’enceinte de l’École, sauf le mercredi après-midi entre 14 heures et 20 heures, et le dimanche uniquement dans la journée, après la revue des troupes le matin, si le commandant de mauvaise humeur ne décidait pas de consigner tout le monde. Un élève ne découchait pas de l’École, sauf autorisation exceptionnelle pour un deuil familial par exemple. Il y avait des vacances à Noël et à Pâques, et la permission de l’été entre fin juillet et mi-octobre.
Par ailleurs, l’emploi du temps était parfaitement minuté : lever le matin vers 6 heures, passage immédiat en salle d’études, ensuite le petit-déjeuner, puis les premiers cours magistraux vers 8 heures, toute la matinée. Déjeuner, passage en salle d’études, activités physiques et militaires, cours à nouveau ou manipulations (travaux pratiques), salle d’études jusqu’à 21 heures, coucher à 22 heures. Tout était calibré à la minute près. Rien n’était laissé au hasard.
« Tout était calibré à la minute près. Rien n’était laissé au hasard. »
En miroir de cette rigueur, le registre des sanctions était extrêmement fourni. Les élèves essayaient un maximum de s’affranchir de toutes ces règles : ne pas être en salle d’études, lire un journal, faire du chahut ou même faire le mur et s’échapper de leur dortoir pour aller en ville, au cœur du Quartier latin. Le commandant passait son temps à sanctionner les élèves : en moyenne une dizaine de punitions par jour pour les deux années. Quand c’était juste du chahut, la sanction était une privation de permission le dimanche suivant. Quand c’était plus grave, comme avoir fait le mur, on pouvait passer plusieurs jours dans la prison dont disposait l’École. Les règles étaient extrêmement strictes et les sanctions pouvaient être prononcées pour des motifs dérisoires, comme un élève qui n’avait pas bien fait son lit le matin ou pas bien mis sa tenue.
Si vous pouviez être historien dans 60 ans à propos de l’X, que vous tarderait-il de savoir ?
L’avenir de la filière universitaire. Réputé être plus juste socialement et plus accueillante auprès des boursiers, l’élargissement est en fait très lent : seulement une trentaine par an et par promotion, en partant de 10. Souvent, les postes n’ont pas été entièrement pourvus. Il y a une autocensure des étudiants d’université qui n’osent pas se présenter à l’X. Quelles sont les perspectives ? Quels sont les critères de succès ? Est-ce qu’on fait tout ce qu’il faut pour attirer ces étudiants, sachant que beaucoup viennent des mêmes universités, similairement aux CPGE ? L’École s’est engagée à élargir cette filière facteur de diversité sociale. Mais, si elle devient moins marginale, ne va-t-elle pas remettre en cause le mode de recrutement traditionnel ? Pourquoi rester dans cette filière exigeante des CPGE si l’on peut entrer après trois années plus tranquilles à l’Université ?