Leçon de management n°3 : l’enfer est pavé de bonnes intentions

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°579 Novembre 2002
Par Henri WIDMER (85)

Cet article raconte trois his­toires dif­fé­rentes, ren­con­trées au cours de ma vie pro­fes­sion­nelle1.
Elles ont en com­mun de mon­trer les dif­fi­cul­tés concrètes du mana­ge­ment et les pièges dans les­quels, mal­gré effort et bonne volon­té, on se laisse par­fois prendre.
L’en­fer est pavé de bonnes inten­tions, cela veut dire qu’il peut y avoir un point cri­tique, caché quelque part, qui rende inadé­quate une méthode éprou­vée ou néces­site de repen­ser tout un système.
Seuls un exa­men appro­fon­di et du bon sens per­mettent de le découvrir.

Le taux de rendement des investissements

Il était une fois une belle entre­prise indus­trielle de trans­for­ma­tion de matières pre­mières, four­nis­seur d’emballages pour l’in­dus­trie agroa­li­men­taire. Elle décide de ratio­na­li­ser ses choix d’in­ves­tis­se­ments : toute filiale sou­hai­tant faire un inves­tis­se­ment doit sou­mettre son pro­jet à un comi­té qui l’ap­prou­ve­ra ou le refu­se­ra, prin­ci­pa­le­ment selon sa rentabilité.

Ledit comi­té conçoit un for­mu­laire de quatre pages qui demande de spé­ci­fier les risques tech­niques, mar­ke­ting, finan­ciers… (j’en passe) de l’in­ves­tis­se­ment, son TRI, son pay-back… Il fixe la barre à quelques mil­lions de francs de l’é­poque afin de ne pas se faire court-cir­cui­ter par les petits malins qui » sau­cis­son­ne­raient » leurs pro­jets. Jusque-là, l’in­ten­tion est bonne et la ratio­na­li­té sera res­pec­tée : on va pou­voir éli­mi­ner les inves­tis­se­ments peu rentables.

Mais voi­là qu’une filiale observe la baisse des prix de son mar­ché, constate que ses machines deviennent pro­gres­si­ve­ment obso­lètes et veut inves­tir dans une nou­velle machine. Elle fait remon­ter son besoin à sa divi­sion, laquelle redes­cend le for­mu­laire à rem­plir. Quelques mois plus tard, le dos­sier est bou­clé et affiche un solide TRI de 26 % après impôt. On rate alors de peu un pre­mier comi­té d’in­ves­tis­se­ment – lequel a lieu tous les trois mois – et on s’ins­crit pour le suivant.

Vient le jour J, le dos­sier est pré­sen­té. L’in­ves­tis­se­ment est impor­tant, les déci­deurs découvrent le sujet, hésitent, se font expli­quer le mar­ché concer­né, remettent en ques­tion quelques hypo­thèses. Les chiffres leur semblent trop tirés vers le haut, l’un d’eux déclare même : » Connais­sez-vous un inves­tis­se­ment dont le TRI anti­ci­pé ait été réel­le­ment obte­nu ? » Il appa­raît clai­re­ment à tous qu’il faut revoir le dossier…

Nou­velles réunions, nou­veaux cal­culs, le comi­té d’in­ves­tis­se­ment s’ap­pro­prie peu à peu le sujet. Plus d’un an après l’ex­pres­sion du besoin, celui-ci est accep­té. Puis il s’é­coule encore un an le temps de com­man­der et d’im­plan­ter la machine.

Mais tan­dis que les stra­tèges ana­lysent, les prix conti­nuent de bais­ser, la filiale perd des mar­chés, tant et si bien que la nou­velle machine tour­ne­ra à 50 % de sa capa­ci­té et que le TRI ne sera pas atteint !

Dans cette his­toire, l’en­tre­prise en ques­tion avait oublié que son pre­mier fac­teur clé de suc­cès était le coût de pro­duc­tion, lequel est for­te­ment fonc­tion des machines uti­li­sées dans une acti­vi­té de trans­for­ma­tion. Face à un client indus­triel, un écart d’un demi pour cent sur les prix peut per­mettre d’emporter le mar­ché, les aspects qua­li­ta­tifs étant qua­si­ment nor­més et pas­sant au second plan.

Pen­dant que l’en­tre­prise réflé­chis­sait sur la R & D, les ser­vices, l’ap­proche euro­péenne, ses concur­rents se concen­traient sur les coûts, inves­tis­saient dans des machines plus modernes dont les per­for­mances étaient supé­rieures (en vitesse, lar­geur, temps de chan­ge­ment de cam­pagne…). Le dif­fé­ren­tiel de coût entre une machine de la filiale (datant de 1975 envi­ron) et une machine moderne de l’é­poque (1993) était de l’ordre de 13 %.

Le pro­ces­sus qui consis­tait à faire remon­ter très haut des déci­sions d’in­ves­tis­se­ments, à des gens décon­nec­tés des mar­chés concer­nés, com­por­tait donc un vice – déca­ler for­te­ment dans le temps les inves­tis­se­ments – dans lequel la filiale s’est lais­sé prendre.

Au moins deux ensei­gne­ments se dégagent :

  • les règles génèrent la déres­pon­sa­bi­li­sa­tion : je fais le tra­vail qui est le mien, s’il y a un pro­blème dans le pro­ces­sus, c’est le pro­blème de celui qui l’a défini,
  • le mar­ché n’at­tend pas que je prenne mes décisions.

Le réseau de boutiques

Un groupe de res­tau­ra­tion avait, avec les moyens du bord, déve­lop­pé un petit réseau de bou­tiques qui ne vivait pas si mal. À l’oc­ca­sion d’un audit, on constate que les ratios de base de l’ac­ti­vi­té bou­tique (panier moyen, chiffre d’af­faires par mètre car­ré) sont infé­rieurs de moi­tié à ceux usuel­le­ment ren­con­trés. Le direc­teur du groupe demande alors à un archi­tecte spé­cia­li­sé dans les locaux com­mer­ciaux de lui faire un rap­port d’é­ton­ne­ment : peut-il expli­quer cet écart ?

L’ar­chi­tecte visite les bou­tiques et constate des erreurs notables dans leur amé­na­ge­ment. En voi­ci quelques-unes, accom­pa­gnées des réponses (char­gées de bonnes inten­tions) faites par l’é­quipe de mana­ge­ment des bou­tiques aux remarques de l’architecte.

L’ar­chi­tecte : Les portes des bou­tiques sont fermées.
L’é­quipe : C’est parce que le chauf­fage et la cli­ma­ti­sa­tion fonc­tionnent mal.

L’ar­chi­tecte : Les inven­dus sont pla­cés en avant.
L’é­quipe : Il faut écou­ler les stocks.

L’ar­chi­tecte : Les linéaires sont peu gar­nis, tan­dis que les stocks dorment dans les réserves.
L’é­quipe : C’est pour limi­ter le vol et la casse.

L’ar­chi­tecte : Les têtes de gon­dole sont orien­tées vers l’in­té­rieur du magasin.
L’é­quipe : Cela incite les clients à aller au fond des magasins.

L’ar­chi­tecte : L’é­clai­rage est consti­tué de pro­jec­teurs qui éblouissent les clients et aug­mentent sen­si­ble­ment la tem­pé­ra­ture dans les boutiques.
Les équipes : Cela a été fait par un spé­cia­liste de l’éclairage.

L’ar­chi­tecte : Il n’y a pas de signa­lé­tique et l’or­ga­ni­sa­tion des pro­duits sur les éta­gères est dif­fi­cile à comprendre.
Les équipes : Nous n’a­vons pas de res­sources pour faire la signalétique.

Eh bien, en dépit d’un bench­mark, d’ar­gu­ments solides, de l’a­vis d’un expert, rien n’y a fait, jamais l’é­quipe de mana­ge­ment des bou­tiques n’a accep­té l’i­dée que l’on pour­rait mieux faire. Une bou­tique pilote a été à moi­tié mise en place, avec peu de bonne volon­té et sans véri­table suivi.

Les habi­tués du » reen­gi­nee­ring » ont recon­nu le phé­no­mène bien connu de » résis­tance au chan­ge­ment » : plus quel­qu’un a été impli­qué dans un état de fait, plus il lui est dif­fi­cile de le faire évo­luer, ou dit autre­ment, on met en œuvre plus faci­le­ment ses idées que celles des autres, ou encore, on par­ti­cipe aux évo­lu­tions au pro­ra­ta des idées qu’on a.

Nous en tirons plu­sieurs conclusions :

  • le savoir-faire ne s’in­vente pas, il s’ap­prend. On arrive à faire des choses en bri­co­lant, mais l’é­cart entre le bri­co­lage et le pro­fes­sion­na­lisme est impor­tant, l’ex­pé­ri­men­ta­tion ne rem­place pas la compétence ;
  • les bons pro­gressent, les mau­vais res­tent mau­vais. Cela peut sem­bler para­doxal, mais les pro­grès que peut accom­plir une socié­té ne sont pas liés au poten­tiel de gains attei­gnables. Ils sont essen­tiel­le­ment fonc­tion de la capa­ci­té des équipes à évoluer.

Combien ai-je de clients ?

Pour une com­pa­gnie de ser­vices, ayant avec sa clien­tèle une rela­tion nomi­na­tive et contrac­tuelle (cas de la banque, de l’as­su­rance, des télé­coms…), le cal­cul de son nombre de clients est en théo­rie fort simple et se ramène à la rela­tion suivante :

nombre de clients (fin d’an­née) = nombre de clients (début d’an­née) + sous­crip­tions (année) – rési­lia­tions (année).

Il y a – tou­jours en théo­rie – deux types de rési­lia­tion pos­sibles, les­quelles sont ren­dues immé­dia­te­ment effectives :

  • la rési­lia­tion par le sous­crip­teur : le client met fin au contrat à son initiative,
  • la rési­lia­tion par la com­pa­gnie : la com­pa­gnie met fin au contrat du client, par exemple à cause d’un impayé.

Les bonnes inten­tions dans la ges­tion d’une telle com­pa­gnie sont de suivre le nombre de clients, les sous­crip­tions, le reve­nu moyen (CA/nombre de clients), le taux de rési­lia­tion (résiliations/nombre de clients).

Nous avons eu l’oc­ca­sion d’être les témoins, dans une com­pa­gnie de ce genre, de débats mon­trant qu’on pou­vait, en jouant sur les définitions :

  • gon­fler les sous­crip­tions (au détri­ment des rési­lia­tions) : ~ 20 %,
  • réduire les rési­lia­tions (au détri­ment des sous­crip­tions) : ~ 40 %,
  • gon­fler le nombre de clients (au détri­ment du reve­nu moyen) : ~ 10 %.


Les pour­cen­tages cor­res­pondent à l’ordre de gran­deur de l’in­cer­ti­tude sur les chiffres compte tenu de la marge de manœuvre sur les défi­ni­tions, pour la com­pa­gnie en ques­tion
.

On ne savait plus com­bien elle avait vrai­ment de clients, de sous­crip­tions, de rési­lia­tions. Dès lors, on ne savait plus mesu­rer cor­rec­te­ment ses per­for­mances, ni la com­pa­rer à d’autres.

La réa­li­té est en effet for­mée de tous les com­por­te­ments clients pos­sibles et de leur mode de trai­te­ment infor­ma­tique. La mul­ti­pli­ci­té des cas de figure entraî­nait, en plus des deux types de rési­lia­tions citées ci-des­sus, les rési­lia­tions suivantes :

  • rési­lia­tion pour dos­sier incom­plet : on constate qu’un contrat a été ouvert sans cer­taines infor­ma­tions clés (erreur humaine ?) ou avec des inco­hé­rences (fraude ?),
  • . chan­ge­ment de for­mule, à client identique,
  • ces­sion du contrat, à for­mule iden­tique, d’un client à un autre,
  • réor­ga­ni­sa­tion du dos­sier : chan­ge­ment de numéro…
  • demande de suspension.

Mais ces rési­lia­tions en sont-elles véritablement ?

Dans le pre­mier cas, on a ouvert un dos­sier à tort, on n’au­rait peut-être pas dû enre­gis­trer la sous­crip­tion et cela aurait évi­té la rési­lia­tion qui l’a suivie.

Dans les trois cas sui­vants, il y a tou­jours un client et le nombre total de clients n’a pas chan­gé. Si les trai­te­ments ont géné­ré la rési­lia­tion d’un dos­sier, ils ont aus­si géné­ré méca­ni­que­ment la créa­tion d’un autre, c’est-à-dire… une souscription !

Dans le der­nier cas – la sus­pen­sion – même les experts s’y per­daient : s’a­gis­sait-il d’une clas­si­fi­ca­tion à tort du code sus­pen­sion dans les sta­tis­tiques de rési­lia­tion ou d’une erreur dans les pro­cé­dures qui entraî­nait une confu­sion entre sus­pen­sion et rési­lia­tion pour les admi­nis­tra­teurs ? Comme la sus­pen­sion doit être reprise pour pro­cé­der à la rési­lia­tion véri­table, comp­tait-on deux fois la résiliation ?

Quelle est la bonne défi­ni­tion ? Il y avait là une marge de manœuvre pour réduire les rési­lia­tions d’un simple coup de défi­ni­tion, mais qui dit réduire les rési­lia­tions dit réduire les sous­crip­tions ! On pou­vait s’at­tendre à ce que le res­pon­sable des ventes et celui de la fidé­li­sa­tion ne soient pas d’accord.

Et ce n’est pas fini. D’autres idées mar­ke­ting sont appa­rues qui ont ali­men­té le nuage de brume sur les chiffres des résiliations :

  • consi­dé­rer qu’une rési­lia­tion sui­vie d’une sous­crip­tion par le même client dans les mois sui­vants n’en est pas une. Le client n’est-il pas tou­jours client, même si l’o­pé­ra­tion est coûteuse ?
  • offrir à tout rési­lié une pro­lon­ga­tion gra­tuite de son contrat de quelques mois sur une for­mule réduite.

Il ne faut pas voir dans ce dont nous avons été témoins l’ex­pres­sion d’une quel­conque mal­hon­nê­te­té. Les trai­te­ments infor­ma­tiques avaient impo­sé des choix qui ont été décou­verts ulté­rieu­re­ment. La ten­ta­tive de révi­sion de ces choix et l’ap­pa­ri­tion de nou­velles idées mar­ke­ting ont entraî­né des débats inex­tri­cables, compte tenu du refus de faire des choix détaillés, des impli­ca­tions internes (chan­ge­ment du cri­tère de mesure de la per­for­mance des acteurs) et externes (on ne va pas publier des chiffres nou­veaux et dire qu’on s’est trom­pé). On en est donc res­té – à notre connais­sance – à la défi­ni­tion ori­gi­nelle, aus­si mau­vaise soit-elle.

L’un des ensei­gne­ments de cette his­toire est que si vous ne faites pas cer­tains choix, c’est l’in­for­ma­tique qui les fera.

Pour conclure

En tant que consul­tants en mana­ge­ment, nous concluons que les bonnes inten­tions et le res­pect des méthodes connues ne sont pas suf­fi­sants. Nous pou­vons déduire plu­sieurs ensei­gne­ments des exemples ci-des­sus ou trou­ver dans la lit­té­ra­ture de mana­ge­ment autant de méthodes que nous vou­lons. Mais quand arrive un pro­blème nou­veau, il n’est plus temps de relire des pavés de 500 pages ; les bonnes inten­tions sont insuf­fi­santes ; c’est le bon sens qui compte, parce qu’il est la syn­thèse de toutes les expé­riences accu­mu­lées. Voi­là com­ment nous essayons de faire chez Izsak, Gra­pin et Associés.

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1. Peu importe mon rôle au cours des his­toires qui vont suivre. L’a­no­ny­mat des per­sonnes et des socié­tés concer­nées a été sim­ple­ment préservé.

Commentaire

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Jean Fran­çois E.répondre
25 juillet 2018 à 19 h 48 min

Bon­jour,
Bon­jour,
Très inté­res­sant et instructif.
Félicitations.
Cordialement

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