L’économie de demain sera circulaire, collaborative, fonctionnelle et inclusive
Le modèle économique de production et consommation de masse qui a structuré nos sociétés depuis l’après-guerre touche ses limites et doit se réinventer. Les crises environnementale, économique et sociale actuelles requièrent l’émergence d’une consommation et d’une production responsables (ODD 15) qui limitent le changement climatique (ODD 7) et respectent la vie aquatique et terrestre (ODD 13 et 14). Un tel virage ne s’improvise pas. Il est urgent de donner un coup de barre et de changer de cap…
À quoi pourrait ressembler l’économie de demain ? Nous identifions trois grandes ®évolutions pour les entreprises. D’abord dans leur offre, leur modèle d’affaires et leur interaction et leur communication avec les clients : elles ne pourront plus délivrer les mêmes produits et services, les modèles économiques vont muter pour accompagner l’émergence de l’économie circulaire, un nouveau marketing émerge pour coconstruire une offre renouvelée. Mais aussi dans leur chaîne de production : les modes de production vont évoluer, dans leurs propres usines et tout au long de la chaîne d’approvisionnement – via les achats responsables. Enfin, dans leur organisation : c’est sans doute le point le moins avancé, mais de premiers éclairages sont néanmoins possibles.
Arrêtons-nous un instant sur les termes utilisés pour désigner l’économie de demain : économie circulaire, car elle demande une intensification de l’usage des matières et des biens, qui « circuleraient » plus d’un usage à un autre, ou d’un utilisateur à un autre ; ou bien économie collaborative, car elle demande une plus grande collaboration entre acteurs ; ou encore économie de la fonctionnalité, du fait d’une évolution des modèles d’affaires. Ces multiples vocables recouvrent une réalité plus homogène qu’ils ne le laisseraient croire, car ces concepts s’articulent de façon cohérente et complémentaire : des produits écoconçus à longue durée de vie soutiennent l’économie de la fonctionnalité, ou peuvent être partagés de façon collaborative entre consommateurs…
Pour que « marketing durable » ne soit pas un oxymore
Si le marketing consiste à vendre toujours plus de produits superflus à une population toujours croissante, quitte à l’asphyxier sous les pollutions, les déchets et à fausser la perception du sens de la vie, alors il ne peut être durable. Mais si nous revenons aux fondements du marketing, ne s’agit-il pas de définir comment et où l’entreprise pourrait apporter de la valeur nouvelle au client ? Dans cette perspective, un « marketing durable » non seulement fait sens, mais est urgent à mettre en œuvre, pour réinventer l’offre des entreprises et encourager de nouveaux modes de consommation, dans le respect de l’homme et de la planète.
Un tel marketing durable se décline de façon cohérente sur trois axes : l’écoconception de l’offre, la communication responsable et des modèles d’affaires vertueux.
“Penser le produit
en interaction avec son écosystème”
Une offre écoconçue
Écoconcevoir son offre de produits ou de services, c’est dans un premier temps pour l’entreprise s’interroger sur les impacts environnementaux majeurs de son offre, sur l’ensemble de son cycle de vie. L’outil de mesure des impacts multicritères l’analyse de cycle de vie, ou ACV, apporte ici un précieux éclairage. Renault par exemple s’est engagé à réaliser et à publier une analyse de cycle de vie pour chacun de ses nouveaux modèles.
C’est ensuite modifier la conception du produit ou du service de façon à minimiser ses impacts : l’engagement de Renault couvre aussi ce point-là, avec l’objectif d’améliorer le bilan de modèle en modèle. Comment ? Les stratégies d’écoconception sont multiples : réduire la quantité de matière utilisée, privilégier des ressources renouvelables ou recyclées plutôt que des ressources fossiles ou minérales, limiter les étapes de transport, les procédés polluants, les emballages, les impacts en phase d’usage, anticiper la gestion de la fin de vie du produit… L’écoconception est un puissant levier d’innovation, comme le montre l’exemple de la chaussure Flyknit de Nike : ayant identifié les découpes de semelle et la colle entre la semelle et la chaussure comme les deux sources majeures d’impacts environnementaux, Nike a résolu élégamment les deux problèmes en concevant une chaussure « tricotée » d’un seul tenant, dont la semelle ne nécessite ni collage ni découpe puisqu’elle est créée directement à la forme du pied. La bonne nouvelle est que cette nouvelle conception offre un confort apprécié des clients, et coûte moins cher en production !
Écoconcevoir, c’est aussi augmenter la durée de vie du produit, le concevoir de façon à ce qu’il puisse être réparé. C’est le b.a.-ba de l’économie circulaire : allonger la durée de vie pour « amortir » les impacts des phases de production et de fin de vie sur un usage plus important. Cela suppose de concevoir de façon modulaire, avec des processus accessibles de montage et démontage, et d’assurer la mise à disposition des pièces détachées dans la durée. Ainsi par exemple, le fabricant français Seb a choisi de dépasser ce que lui impose la loi, qui oblige seulement les fabricants à communiquer sur la durée obligatoire de disponibilité, sans imposer de durée minimale : les pièces détachées de tous les appareils qu’il commercialise depuis 2012 sont disponibles pendant dix ans après l’achat.
C’est encore penser le produit en interaction avec son écosystème, pour réduire non pas seulement les impacts directs du produit, mais aussi ceux d’un autre élément avec lequel il interagit : par exemple, les producteurs de lessives travaillent depuis de nombreuses années sur la capacité des lessives à laver à basse température, de façon à limiter la consommation d’énergie des machines à laver – c’était la promesse d’Ariel actif à froid dès 2005, et les comportements des clients ont évolué depuis dans le sens d’une baisse des températures de lavage, avec des gains significatifs à la clé.
C’est surtout penser le produit dans une recherche de fonctionnalité et de juste réponse au besoin, en évitant les gadgets, options superflues et dérives vers le « toujours plus » : telle publicité vante la performance d’un déodorant qui tient 48 heures, mais n’est-ce pas tout simplement absurde ? Ce recentrage sur le besoin de l’utilisateur peut être une puissante source d’innovation. Le fait d’aller collecter sur le terrain des éléments de l’expérience utilisateur permet de lui proposer une valeur adaptée à ses besoins explicites mais aussi implicites.
Enfin saurait-on qualifier de durable une société qui laisserait une fraction de la population sur le bord de la route de la prospérité ? Cela conduit à étendre l’éco-conception pour y intégrer la dimension sociale et sociétale : il peut alors s’agir de concevoir un nouveau produit adapté à une frange de population qui n’y a généralement pas accès. Orange par exemple imagine aujourd’hui des solutions d’accès à internet pour des personnes en grande difficulté économique.
Une communication responsable
Proposer des biens conçus pour limiter les impacts sur l’environnement, c’est bien, mais le bénéfice risque de fondre si le consommateur en fait un usage irresponsable. C’est ce que l’on appelle « l’effet rebond ». C’est pourquoi les publicités qui incitent à consommer toujours plus devraient bientôt devenir contre-productives. Les professionnels et les institutions se mobilisent d’ores et déjà pour définir les bonnes pratiques et épingler les publicités « non responsables ». L’ARPP (autorité de régulation professionnelle de la publicité) scrute depuis une dizaine d’années les communications publiques des entreprises (publicité, mais aussi communication sur internet), et publie tous les ans avec l’Ademe un bilan « Publicité et Environnement ». Par exemple, une publicité pour un véhicule Fiat incitant à « rouler jusqu’au bout de la nuit » a été épinglée parce qu’elle invitait à un comportement irresponsable.
Poussée à l’extrême, la communication responsable peut même aller jusqu’à des messages paradoxaux, telle cette publicité de Patagonia clamant « N’achetez pas cette veste ! » sous-titrée « si vous n’en avez pas besoin », ou encore celle de La Camif qui, pour le Black Friday 2017, avait choisi de fermer son site plutôt que de contribuer à la frénésie générale d’hyper-consommation. Dans le même esprit, Engie fidélise ses clients et en gagne de nouveaux en les accompagnant pour les aider à réduire leur consommation d’énergie – et la facture associée !
“Il faut viser l’appropriation de la démarche
par tous les acteurs de l’organi-sation”
Des modèles d’affaires vertueux
Ces pratiques conduisent très naturellement à revisiter les modèles d’affaires, de façon à aligner l’intérêt du client, du fournisseur, et de l’environnement ou de la société. C’est « l’économie de la fonctionnalité », inaugurée à grande échelle par Xerox au milieu des années 1990, ou par Michelin avec sa Fleet Solution : au lieu de vendre des photocopieurs ou des pneus, l’entreprise les propose à la location, en assurant les services associés.
L’expérience de Dow Chemical en ce domaine est très parlante : le chimiste vendait initialement des solvants à des entreprises qui les utilisaient pour nettoyer des pièces mécaniques. Le taux d’évaporation des solvants était très élevé, avec un impact environnemental en proportion, de même que le chiffre d’affaires ! Lorsque Dow Chemical s’est intégré en aval et a offert un service de nettoyage des pièces, son intérêt s’est très logiquement porté vers la réduction des pertes de solvants. Des conteneurs hermétiques ont été mis au point, le système Safe Chem limite l’évaporation des solvants, l’impact environnemental et les coûts. Cet exemple montre bien comment le passage du produit au service permet dans de nombreux cas de limiter les gaspillages et les nuisances environnementales associées.
L’allongement de la durée de vie des produits appelle aussi une modification des modèles d’affaires : si l’éco-conception de la machine à laver consiste notamment à augmenter sa durée de vie, alors les fabricants se retrouveront rapidement devant des clients tous équipés pour des dizaines d’années, donc sans débouchés. Le passage à la location permettra de dépasser ce frein, à condition d’imaginer un bouquet de services associés qui rende une telle offre attractive.
À côté de l’économie de la fonctionnalité, l’économie collaborative ou du partage propose une autre voie pour traiter les mêmes problèmes : des biens à longue durée de vie, plus coûteux à l’achat, pourraient être acquis par plusieurs consommateurs pour un usage partagé. Là aussi, les entreprises peuvent saisir l’opportunité d’innover conjointement dans leur offre et dans leur modèle d’affaires…
Vers une production « zéro impact »
L’économie linéaire est fondée sur l’extraction massive de ressources non renouvelables, fossiles ou minérales, la consommation de masse et l’élimination d’impressionnants volumes de déchets, soit par la mise en décharge, soit par l’incinération.
A contrario, une économie circulaire s’inspire des systèmes naturels : les ressources renouvelables sont extraites avec modération, elles sont utilisées avec la plus grande efficacité, dans de multiples boucles de réemploi, réutilisation et recyclage, les rejets sont limités et biodégradables ou bioassimilables.
L’entreprise Interface, qui fabrique des dalles de moquette, fait figure de pionnier en ce domaine. Son fondateur Ray Anderson a décidé au milieu des années 1990 de lancer son entreprise dans le pari fou d’un impact environnemental nul en 2020, sur l’ensemble du cycle de vie. Bien qu’impossible à tenir, ce défi appelé « Mission Zéro » a été extrêmement mobilisateur en interne et a permis d’atteindre des résultats inespérés.
Ainsi, en Europe, depuis 1996, en prenant de nombreuses mesures dans tous les secteurs, Interface a pu réduire son empreinte carbone par mètre carré de moquette de 98 % et son utilisation d’eau de 93 %, tout en continuant à développer l’entreprise. Les sites de fabrication européens utilisent 95 % d’énergie renouvelable et aucun déchet n’est envoyé en décharge. La démarche touche également la chaîne d’approvisionnement : les fournisseurs ont été sollicités et les plus proactifs sont venus proposer à Interface des fibres 100 % recyclées, ou des fibres végétales alternatives aux fibres de la pétrochimie utilisées jusqu’alors.
Cet exemple montre comment un objectif radical permet de réduire drastiquement les impacts, en stimulant l’innovation de rupture : il n’est en effet plus possible de faire des compromis, ce qui conduit à des choix plus durables.
Concrètement, cela consiste dans un premier temps à faire la chasse à tous les gaspillages, de matières premières, d’eau, d’énergie, par exemple en récupérant la chaleur fatale, en fermant les circuits ouverts de refroidissement à l’eau, en recyclant les chutes de production…
Ensuite, il s’agit d’évaluer les procédés pour repérer les plus polluants et les remplacer par des procédés plus conformes aux nouveaux objectifs. Par exemple, chez Interface, les ingénieurs ont repéré que les dalles de moquette imprimées généraient de très forts impacts : l’utilisation simultanée de plusieurs couleurs implique de nombreux rinçages, à l’eau chaude, ce qui induit des consommations d’eau et d’énergie, et des effluents. La direction a alors décidé de supprimer ces références, et de ne plus proposer que des dalles unies aux clients. C’est ce que Ray Anderson appelle « brûler ses vaisseaux ». Pour se maintenir sur un marché très concurrentiel, les équipes marketing ont développé une nouvelle offre de dalles unies fournies en mélange de camaïeux, et les équipes R & D ont travaillé sur des procédés de tissage de motifs. Les deux démarches ont rencontré un réel succès.
Enfin, pour les nouvelles usines ou les refontes des chaînes de production, il est possible d’aller encore plus loin, dans une vision systémique des impacts environnementaux. Par exemple les ingénieurs méthodes chez Interface ont été capables de réduire de 93 % la consommation d’énergie d’une nouvelle ligne de production par rapport à une ligne identique sans dégrader la performance. Il s’agit d’une installation qui nécessite le pompage de grandes quantités de produit visqueux. Au lieu de concevoir la ligne de production et de disposer ensuite les tuyaux nécessaires à l’alimentation de la ligne en fluide, les ingénieurs ont dessiné des tuyaux de gros diamètre, rectilignes et courts, de façon à minimiser les pertes de charge par friction dans les coudes et sur les parois des tuyaux. Comme la puissance nécessaire pour les pompes a chuté, la ligne coûte moins cher à l’investissement, et moins cher également à l’exploitation.
L’optimisation peut même sortir des frontières de l’entreprise, dans une démarche collaborative avec d’autres entreprises situées sur le même territoire, pour partager un équipement, utiliser le déchet de l’un comme une ressource pour l’autre, ou se regrouper pour des achats plus efficaces. C’est ce que l’on appelle l’écologie industrielle et territoriale (EIT).
Faut-il « libérer l’entreprise » pour qu’elle devienne durable ?
S’agit-il « seulement » de modifier ce que fait l’entreprise, ou bien s’agit-il de repenser son organisation et sa raison d’être ?
Des études montrent que le taux des salariés engagés est de plus en plus bas, avec en moyenne environ 10 % en France contre 30 % aux États-Unis. De nouveaux modes d’organisation fondés sur une plus grande autonomie et responsabilisation des salariés semblent, lorsqu’ils sont implémentés avec doigté, donner des résultats enthousiasmants.
Nous faisons ici l’hypothèse de travail que si les organisations actuelles, sous réserve d’une adaptation à la marge, sont capables « d’encaisser » le changement de cap culturel vers l’économie de demain, de nouvelles organisations, plus humaines et responsabilisantes, seront encore plus pertinentes pour relever ces nouveaux défis. D’aucuns les appellent « entreprises libérées », mais ce vocable prête à confusion, appelons-les « entreprises responsabilisantes ».
L’hypothèse repose d’abord sur la cohérence de fait entre l’ambition de la démarche DD, qui pourrait se résumer dans les mots « responsabilité » et « humain », et les caractéristiques de ces entreprises, qui mettent justement l’humain au centre des préoccupations et de l’organisation, en répartissant la responsabilité de la base à la tête de la structure, en aplatissant les hiérarchies.
Plusieurs indices laissent penser que cette hypothèse de travail fait sens : des citoyens responsables peuvent devenir des salariés autonomes, et réciproquement ; des équipes plus motivées et engagées sont plus créatives et innovantes, et nous avons vu que l’innovation est une exigence de l’économie de demain ; une organisation lean et efficace a plus de chance d’afficher une bonne performance environnementale qu’une organisation dispendieuse. Ainsi, l’entreprise Patagonia, reconnue comme pionnière de l’écoconception et du marketing responsable, a une hiérarchie très aplatie, avec une grande autonomie aux salariés – le fondateur de l’entreprise, Yvon Chouinard, avait même forgé le sigle MBA, non pas pour ce que vous croyez, mais pour… management by absence ! Il a démontré par l’exemple que cela peut fonctionner : en faisant confiance aux collaborateurs, ceux-ci se montrent dignes de la confiance qui leur est accordée et contribuent à la performance de l’entreprise.
Prenons l’exemple de l’entreprise Favi, fabricant de pièces de boîtes de vitesses, que son dirigeant charismatique Jean-François Zobrist a redynamisé en responsabilisant les salariés. L’usine a été réorganisée en « mini-usines » dédiées chacune à un client particulier. Les salariés de la mini-usine décident eux-mêmes de leur organisation. Les services centraux, par exemple de marketing et vente, ont été dissous et répartis dans chaque mini-usine, pour être au plus près des clients et de la fabrication. De cette façon, les circuits de décision sont plus courts et plus pragmatiques. Les pertes de temps mais aussi les gaspillages sont réduits. Moins de rebuts de production, c’est aussi moins de consommation de matières premières, moins d’énergie consommée et moins de déchets produits. Les interactions entre responsables marketing, développement et production sont quotidiennes et favorisent l’innovation centrée sur le besoin des clients. Le rôle de la direction n’est plus d’organiser ni de contrôler, mais de donner le cap, d’aligner les énergies ainsi libérées vers un objectif stratégique pertinent par rapport au contexte concurrentiel, technologique, réglementaire de l’entreprise.
L’analyse de cet exemple nous conduit à préciser notre hypothèse de travail : les « entreprises responsabilisantes » devraient a priori limiter les impacts environnementaux de la production car elles recherchent de façon pragmatique une plus grande efficacité. Cependant, cela ne suffit pas et celles qui seront les mieux placées dans le jeu concurrentiel de demain sont celles dont le dirigeant aura intégré les objectifs de production et de consommation responsables à sa vision stratégique.
Un véritable changement culturel à impulser maintenant
L’entreprise est appelée à se transformer en profondeur pour répondre aux défis environnementaux et sociétaux de ce siècle. Impulser et accompagner ces changements, qui touchent tous les métiers de l’entreprise, est une vaste et lourde tâche. C’est un véritable changement culturel que l’équipe dirigeante et le directeur DD doivent diffuser dans l’entreprise. Intégrer cette culture est critique pour l’entreprise, car les changements à venir sont tels que les entreprises non préparées risquent de se voir brutalement écartées du marché. Or un tel virage ne s’improvise pas, l’expérience des groupes pionniers montre qu’une appropriation correcte demande en moyenne une dizaine d’années. Il est donc urgent de donner un coup de barre et de changer de cap…