L’économie du multimédia sur Internet :
C’est sans doute pourtant la même cause qui explique qu’elle apparaisse aujourd’hui, à tort ou à raison, globalement en retard dans le développement des services multimédias et des technologies Internet. La question qui se pose cependant est de savoir quoi rattraper et comment ? Le monde du multimédia paraît en effet encore extrêmement confus et incertain dans ses directions de développement. Il s’agit d’un terme générique mal circonscrit qui recouvre différentes formes d’échanges.
Cette pluralité de sens explique d’ailleurs les nombreuses erreurs de prévision des analystes qui selon les cas prennent ou non en compte la production de programmes, les ventes de produits à l’unité tels que CD-Rom, jeux vidéo ou DVD, la constitution de sites web d’information, l’animation de communautés virtuelles, la numérisation et le téléchargement des œuvres, la diffusion en continu par le biais de web-TV ou web-radio, la télévision numérique.
Dans sa grande diversité, le multimédia semble traduire l’émergence de nouveaux paradigmes économiques dans les affaires. Les modèles organisationnels et économiques qui se développent autour du multimédia présentent des spécificités et ne sont pas le simple décalque ou la seule adaptation de configurations élaborées dans d’autres industries.
L’apparition de formes radicalement nouvelles de marché (galerie électronique, services à valeur ajoutée, consommation parcellisée) et le poids grandissant des fournisseurs de technologie ont généré en particulier l’apparition de modèles originaux de rémunération et de contractualisation faisant entrer en scène de nouveaux intervenants dans les filières du multimédia ainsi que de nouveaux rapports entre opérateurs et constructeurs de matériel, fournisseurs de programmes et de contenus, diffuseurs et fournisseurs d’accès, consommateurs et utilisateur final. Les premiers entrants ont contribué à stabiliser des formes de commerce grâce aux effets de taille critique, à la création de marques à forte notoriété, à la mondialisation des sites et des secteurs industriels.
Si le multimédia connaît une évolution et une croissance rapide, soumise aux effets de mode, il cache aussi un caractère relativement immuable des principes économiques à l’œuvre : la relative stabilisation, dans certains cas, des parts de marché est sans doute un des effets les plus intéressants.
Malgré leur poids, la capacité des sites les plus importants d’agréger l’offre reste limitée ; de son côté, le pourcentage du trafic Internet capté par les 9 portails les plus importants reste stable à 15 % depuis plusieurs années alors que le volume du trafic connaît dans le même temps une hausse spectaculaire. Par contre, si les portails ne captent qu’une faible part du trafic internet (15 %), ils collectent 59 % du marché publicitaire, en bénéficiant d’une prime aux leaders (293 %) incomparablement plus élevée que celle d’autres domaines (25 % pour la TV par exemple).
Cette relative stabilité des situations se conjugue donc à une dynamique de financement des start up pour orienter dans certains cas l’Internet vers un marché de niches en ne bouleversant les marchés et les filières traditionnelles que sur certains éléments spécifiques et ciblés. Loin des déclarations fracassantes des visionnaires en tous genres, le multimédia obéit finalement aux mêmes règles que le reste de l’économie. Bien plus, il apparaît de plus en plus comme un modèle expérimental de l’économie industrielle et de la gestion. On y retrouve sous la loupe, et en accéléré, tous les phénomènes et notions identifiés par les théoriciens de l’économie industrielle : stratégies observables, diversification, modes de compétition, effets organisationnels, domination des filières, concentration de l’offre…
Face à ces « business models » qui se mettent en place de façon contrastée, et dans une partie mondiale qui paraît déjà largement jouée, les structures bâties sur les formes consacrées d’industrie et de marché se sentent directement menacées et ont du mal à définir une réponse.
Diversité des stratégies
Ces contradictions que manifeste l’économie du multimédia tiennent à plusieurs facteurs : la diversité des formes de commerce et de consommation des œuvres, mais aussi une confusion entretenue entre structures de financement et de capitalisation, amortissement des investissements et coût de fonctionnement, modalités de paiement et modes de commercialisation, mécanismes de rémunérations des sites.
En matière de musique et d’audiovisuel par exemple, si c’est la promotion des artistes, des labels et des œuvres qui a été dans un premier temps l’objectif majeur des sites multimédias, dans un deuxième temps, c’est la vente de disques et de films par commerce électronique qui s’est rapidement imposée (sur la base du succès d’Amazon.com).
Malgré leur diversité, ces stratégies observables se caractérisent facilement à partir de modèles économiques simples et bien documentés dans la littérature économique classique :
- rendement marginal tendant vers zéro en situation de concurrence parfaite ;
- recherche de monopoles par diversification ;
- non-comparabilité et création de niches ;
- utilisation d’effets d’échelle ou d’envergure ;
- segmentation, croisement et fertilisation croisée des marchés.
Dans un troisième temps, les sites ont été portés par les possibilités de télétransmission d’œuvres numérisées, ouvrant des formes radicalement nouvelles de diffusion et de valorisation économiques : ventes de morceaux par téléchargement, net-TV ou net-radios… Ces différentes applications relèvent toutes des mêmes vocables « multimédia et commerce électronique » mais visent, selon le cas, à développer un chiffre d’affaires, à réduire les coûts, à augmenter la qualité de service pour une base client-fournisseur déjà installée ou au contraire à augmenter les revenus en élargissant mécaniquement son marché.
Les premières initiatives de téléchargement ont été prises par exemple par des artistes et des producteurs indépendants qui y voyaient une opportunité de contourner les blocages d’une production et d’une distribution oligopolistiques, Internet faisant évoluer la donne du marché du multimédia en déplaçant certains goulots d’étranglement de la filière.
Les évolutions n’ont cependant pas été à sens unique ; dans d’autres cas, ce sont les distributeurs (chaînes de détaillants, VPCistes, clubs de livres, diffuseurs électroniques) qui se sont saisi de l’outil Internet pour conforter leur position et leur maîtrise du marché des consommateurs, face à des producteurs d’œuvres dispersés.
Dans un marché à la taille encore faible, les entreprises, qui développent des initiatives sur Internet en matière de site marchand, commencent, par exemple, à reconnaître qu’il ne faut peut-être pas chercher la rentabilité à court terme mais plutôt gagner des parts de marché et fidéliser les clients. De plus en plus, elles s’engagent ainsi dans un cycle qui les conduit à vendre parfois sous leur prix de revient ou avec des marges nulles :
1) lever des capitaux en capital-risque ou fonds d’amorçage ;
2) construction et développement d’un site web bien fait et attrayant, comportant des éléments de communautés virtuels (possibilités éventuelles de téléchargement, source d’informations, forums de discussion, pages personnelles ou adresses email gratuites…) afin d’attirer des utilisateurs ;
3) offre d’une large gamme de produits à l’intérieur de segments de marché définis précisément, à des prix cassés, pour gagner une large base de consommateurs si ce n’est des revenus ;
4) recherche éventuelle de partenariat et de ressources publicitaires ;
5) différenciation par l’utilisation de technologies de ciblage et de suivi des pratiques de consommateurs, visant la vente de produits à marges importantes pour la frange la plus fidèle ou la plus intéressante des consommateurs existants, et la vente ou l’abonnement pour la fourniture de services spécifiques… ;
6) stratégie de croissance par réinvestissement des revenus dégagés pour développer l’infrastructure technique et financer les campagnes de promotion du site ;
7) visibilisation de la forte croissance des revenus et des taux de consultation ;
8) élargissement du tour de table par recapitalisation ou appel à l’épargne publique ;
9) diversification et développement dans un autre secteur de distribution ;
10) retournez à 2.
Selon les cas, et au sein des mêmes secteurs industriels ou sur les mêmes marchés, des modèles économiques différents coexistent. Les différentes stratégies à l’œuvre se traduisent donc pour un même bien par des formes de commerce différenciées : site « portail » (Yahoo, MSN), communautés virtuelles (e‑Bay), intermédiation électronique (Amazon.com), hard discounter (CDNow), extension d’un cœur de métier traditionnel (France Loisirs), croisement du marché des œuvres et des logiciels (Winamp, RealAudio…).
Dans ce contexte, ceux qui profitent le plus du développement de cette activité restent encore les fournisseurs et prestataires qui gravitent autour de l’Internet sans en assumer les risques. Ce sont les éditeurs de logiciels, les sociétés de service informatique, les opérateurs de télécommunications, mais aussi les entreprises de messagerie et de transport qui bénéficient de flux de marchandises supplémentaires en utilisant une infrastructure logistique existante.
Le développement du commerce électronique au sens large a également été, ces derniers mois, un des premiers facteurs de croissance du marché du multimédia, envisagé cette fois sous l’angle de la prestation de services et non plus du point de vue de la production et la commercialisation d’œuvres.
Les sociétés de design et les agences de publicité ont profité largement de la création de sites et de la montée en puissance de la publicité sur Internet ; les SSII, éditeurs et graphistes sont également parmi les rares vrais gagnants actuels du commerce électronique, dans un marché qui reste encore ouvert aux entrepreneurs français.
Monde physique / monde virtuel
Dans un tel contexte, de fortes interrelations se créent entre formes d’activités nouvelles et consacrées, entre monde virtuel et monde physique. Plusieurs phénomènes sont plus particulièrement intéressants à noter.
Le premier concerne le facteur prix. Sur Internet, le prix est un élément décisif de la décision d’achat et la facilité des comparaisons de prix (on est toujours à un clic du concurrent) met sur un pied d’égalité les petits sites et les grandes enseignes. Le développement des moteurs de recherche de prix (agents intelligents) et la constitution des bases de données de produits et spécifications recherchées par les consommateurs ont fait évoluer le modèle économique classique et expliquent que les produits culturels et multimédias tels que livres, disques ou films aient été parmi les premiers à faire l’objet d’une forte commercialisation sur Internet (produits clairement identifiables, à forte valeur ajoutée…).
Dans le modèle d’affaires actuel, les sites marchands dépensent des millions de dollars en achat de bannières publicitaires ou d’accords de comarketing avec des portails. C’est le cas d’Amazon.com et, plus généralement, des galeries virtuelles et sites de téléchargement (MP3.com, goodnoise.com) qui se sont développés avec l’avènement du format de compression MP3. Dans ce contexte, d’autres sites se concentrent sur la minimisation des coûts, en améliorant leur performance (fourniture de service, coûts associés…) de façon à fournir des produits au prix minimum tout en restant bénéficiaires.
Sous l’effet de la dynamique du marché sur Internet, les acteurs traditionnels, qu’ils soient producteurs, éditeurs, fournisseurs d’équipement ou diffuseurs, vont être obligés d’aligner leur prix à la baisse et sont menacés par deux dangers : ne rien faire alors que des concurrents se développent sur Internet, ou investir des sommes importantes pour développer une activité sur Internet mais avec des faibles espoirs de rentabilité et de retour sur investissement.
Le deuxième facteur remarquable concerne les mouvements de concentration et leurs effets. En dépit de l’abaissement des barrières à l’entrée, le multimédia sur Internet est marqué actuellement par une concentration et un renforcement des sites importants. Même les sites ayant commencé sur des niches, comme petits concurrents des leaders, cherchent à se constituer en portails et en supermarchés électroniques : c’est le cas des éditeurs et fournisseurs de programmes, des galeries virtuelles, des net-radios, tout autant que des fournisseurs d’accès et de technologie.
Le développement massif de la musique et de la vidéo en téléchargement a ainsi conduit les majors de l’édition phonographique à redessiner profondément leur business model en s’alliant aux opérateurs et aux fournisseurs d’accès : Universal et BMG se sont rapprochés d’AT&T et du groupe électronique japonais Matsushita, de son côté Sony a passé des accords avec Microsoft. Dans ces nouveaux schémas, la musique et les films tendent à devenir quasi gratuits et constituent un programme d’appel pour attirer des abonnés (modèle de la télévision à péage) ou générer de la publicité (modèle de la télévision hertzienne).
Le troisième élément remarquable concerne le retour vers une logique de la marque et les opportunités nouvelles offertes aux acteurs traditionnels. Dans un marché du multimédia encombré, qui se concentre et dont les niches ont été saturées par des pionniers et des start up innovantes à la recherche du succès, la différenciation par la marque est devenue centrale et très sensible. Les acteurs économiques « physiques » conventionnels (éditeurs, diffuseurs, chaînes de télévision…) peuvent de ce fait développer leur site en s’appuyant sur leur marque, leur notoriété et leurs moyens.
On constate ainsi la constitution de grandes surfaces électroniques appuyées par de puissants diffuseurs ou distributeurs (issus de la vente physique, du téléachat, de la VPC ou de la diffusion audiovisuelle) se servant du web comme d’une extension pour leur marché actuel. Ces sites bénéficient d’avantages compétitifs énormes tenant à leur grande maîtrise de la chaîne logistique (cas des sites de commerce électronique) ou de la gestion marketing d’abonnés et d’adhérents (cas des diffuseurs audiovisuels) : la mise en ligne ne pose donc pas de problème particulier pour ce qui est de la prise de commande, des livraisons, de la constitution des stocks, des achats de produits ou de la négociation des tarifs d’un côté, de la constitution d’une base de données client, de la fidélisation, du ciblage, de l’élaboration d’offres commerciales ou de la régie publicitaire de l’autre côté.
Conclusion
Le multimédia en particulier, le commerce en général posent à l’industrie et aux services des problèmes économiques à la fois bien connus sous certains aspects (règles économiques qui opèrent) et nouveaux par d’autres (dynamique de constitution des modèles d’affaires dans un contexte de forte croissance, articulation entre économie de la production et économie du marché financier…).
S’y ajoutent des questions plus spécifiques soulevées par la force et la nature de la croissance des transactions électroniques : d’ordre managérial (élaboration des stratégies, capacité d’apprentissage des firmes, maîtrise de nouvelles compétences commerciales et logistiques…) tout autant que réglementaire (cohérence des taxations, protection de la propriété intellectuelle, sécurisation des sites, protection de la vie privée).
C’est pour tenter de répondre à ces interrogations que, sous l’impulsion de G.-Y. Kervern, de J.-M. Billaut et de P.-J. Benghozi, le Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique organise depuis un an un séminaire sur la net-économie. Son objectif est de constituer une cellule de réflexion sur la net-économie en dépassant les effets de mode, les réflexions descriptives et journalistiques, ou les discours d’autopromotion.
Il s’agit plutôt d’essayer de décortiquer en commun un certain nombre de cas exemplaires pour fonder une réflexion économique argumentée et sérieuse sur l’organisation actuelle du commerce électronique. Le groupe comporte une vingtaine de correspondants mêlant à la fois des chercheurs, des analystes économiques et des membres d’associations professionnelles ou d’entreprises particulièrement impliqués dans les réflexions sur le commerce électronique. Les séances s’organisent autour de présentations de cas donnant lieu à une discussion serrée et très libre avec les invités.
Les dernières interventions ont notamment porté sur Marcopoly, OCP (leader de la distribution pharmaceutique), Dégriftour, France Loisirs. Chaque réunion donne lieu à un compte rendu détaillé. Les séances se déroulent normalement tous les mois, sur la montagne Sainte-Geneviève, dans les locaux de l’A.X.