L’économie du prochain siècle, ou l’inversion des raretés

Dossier : Croissance et environnementMagazine N°627 Septembre 2007
Par Dominique DRON
Par Hervé JUVIN

« Les pre­miers seront les der­niers ». L’ex­pres­sion vau­dra-t-elle pour tout ou par­tie des res­sources et des pro­duits que nos socié­tés uti­lisent et fabriquent, pour tout ou par­tie des pou­voirs, des influences et des acteurs de nos éco­no­mies ? Il semble que ce siècle à peine ouvert pose déjà les marques de bas­cu­le­ments fon­da­men­taux dans nos réfé­rences phy­siques, cultu­relles, poli­tiques et financières.

Nous entrons dans un monde dif­fé­rent, à grande vitesse. Celui dont nous sor­tons fut struc­tu­ré en cin­quante ans, dans ses ter­ri­toires, ses cir­cuits éco­no­miques et les habi­tudes de ses popu­la­tions, par la dis­po­ni­bi­li­té constante de pétrole et de trans­ports à bas coût, par la gra­tui­té des élé­ments dits natu­rels, et par un usage illi­mi­té de la pla­nète. Cette paren­thèse, les aléas géo­po­li­tiques, les acci­dents météo­ro­lo­giques et les nou­velles rare­tés de l’eau, de l’air, de l’es­pace, devraient la clore plus rapi­de­ment que le seul épui­se­ment des res­sources éner­gé­tiques n’y condui­rait. La peur pour la sur­vie va bou­le­ver­ser le jeu poli­tique, le bilan des entre­prises et l’ob­jet même de l’ac­ti­vi­té économique.

Com­men­çons par le monde phy­sique : jus­qu’au siècle der­nier, et encore aujourd’­hui dans beau­coup de repré­sen­ta­tions men­tales, les hommes et leurs pro­duc­tions étaient rares, le globe, vaste, ses richesses inépui­sables, sa sta­bi­li­té éter­nelle. Il a suf­fi de dix ans, depuis le Pro­to­cole de Kyo­to, pour que se répande cette idée, qui devien­dra bien­tôt com­mune1 : l’ère du ration­ne­ment de l’u­sage du monde a débu­té. Nous savons mais « nous ne croyons pas ce que nous savons »2 et nous n’en tirons pas encore les consé­quences, bien que les signes s’ac­cu­mulent et touchent à l’évidence.

Pre­nons l’u­sage de l’es­pace : nous avons déjà arti­fi­cia­li­sé le tiers des terres émer­gées, au point que l’oc­cu­pa­tion humaine les régit plus que les lois natu­relles phy­siques et chi­miques. Le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, l’ex­ploi­ta­tion agri­cole et une ges­tion sou­vent négli­gente de res­sources finies et des déchets indus­triels pro­duisent conjoin­te­ment la mon­tée des océans, la sali­ni­sa­tion des terres3, l’é­ro­sion, l’é­ta­le­ment urbain, la mul­ti­pli­ca­tion des infra­struc­tures. Aujourd’­hui, le vrai luxe c’est l’es­pace : pas seule­ment l’es­pace bien pla­cé au cœur de patri­moines cultu­rels ou au car­re­four des acti­vi­tés en vue, mais aus­si l’es­pace qui reste vivant, qui per­met­tra de tenir « les autres » à l’é­cart, et de four­nir de quoi boire, se nour­rir, et se chauffer.

Notre usage exces­sif des dif­fé­rentes formes de la vie crée ses propres rare­tés : urba­ni­sa­tion, pol­lu­tion, sur­ex­ploi­ta­tion, défo­res­ta­tion, espèces inva­sives font dis­pa­raître les espèces vivantes et leurs habi­tats à un rythme ana­logue à celui des cinq grandes extinc­tions géo­lo­giques. Il nous a suf­fi de vingt ans pour consom­mer 80 % des pois­sons habi­tant les grandes pro­fon­deurs ; de qua­rante ans ans pour que s’é­croulent les stocks de morue de la mer du Nord qui nour­ris­saient l’Eu­rope depuis deux ou trois mille ans ; de cin­quante ans de « Révo­lu­tion Verte » pour divi­ser par 10 à 100, selon les régions, la diver­si­té des plantes culti­vées ; de moins d’un siècle pour que le quart des mam­mi­fères du monde, le tiers des plantes supé­rieures et les trois quarts des pois­sons pêchés se trouvent en dan­ger sévère et, pour beau­coup, en voie de dis­pa­ri­tion. Nous savons, pour­tant, que, face au chan­ge­ment cli­ma­tique, l’hu­ma­ni­té ne pour­ra s’a­dap­ter aux modi­fi­ca­tions d’ores et déjà iné­luc­tables si suf­fi­sam­ment d’es­pèces et de bio­topes ne s’y adaptent pas de leur côté. Plus ils seront fra­giles, moins ils pour­ront le faire. Or nous n’a­vons pas encore créé de comp­teur pour mesu­rer et garan­tir la tenue de notre « cein­ture de sécu­ri­té écosystémique ».

Nous comp­tions si peu nos pré­lè­ve­ments sur le vivant que nous avons cru pou­voir nous en dis­pen­ser pour leur exploi­ta­tion même. Pour obte­nir des récoltes plus impor­tantes et pré­vi­sibles, les déve­lop­pe­ments agro­no­miques et éco­no­miques ont presque tous visé à affran­chir l’a­li­men­ta­tion des contraintes natu­relles : qua­li­té des terres, soleil, pluie, insectes, « cat nat4 ». Sous l’ef­fet conju­gué des errances météo­ro­lo­giques (séche­resses, pluies, mala­dies) et agro­no­miques (éro­sion pédo­lo­gique et bio­lo­gique, sali­ni­sa­tion des terres, effon­dre­ment des nappes, pol­lu­tions des sols et des eaux), les pro­duc­tions agri­coles pla­fonnent ou sont fra­gi­li­sées. À titre d’exemple, des ren­de­ments réduits de 60 % pour les céréales aus­tra­liennes en 2006 voi­sinent, après sept années consé­cu­tives de défi­cit céréa­lier mon­dial, avec la chute des pro­duc­tions légu­mières euro­péennes de 5 à 50 % selon les varié­tés. Avec ses tem­pé­ra­tures éton­nam­ment éle­vées et erra­tiques au prin­temps, l’an­née 2007 annonce des récoltes per­tur­bées en Europe et aux États-Unis5, et pro­voque déjà un ration­ne­ment de l’eau en Europe. Devant la pers­pec­tive, inat­ten­due mais réelle, du retour de la faim, une « Révo­lu­tion Dou­ble­ment Verte », davan­tage fon­dée sur les fonc­tion­ne­ments des éco­sys­tèmes, devient inévi­table en rai­son de la rare­té des biens vitaux (eau, terres arables, cli­mats modé­rés), de la crois­sance démo­gra­phique et de l’en­ri­chis­se­ment des régimes ali­men­taires dans de nom­breux endroits du globe.

La richesse, l’a­bon­dance, ne pro­tègent pas de tout, et notam­ment pas des phé­no­mènes cli­ma­tiques intenses pré­vi­sibles y com­pris dans les régions tem­pé­rées. Les dom­mages directs ont quin­tu­plé en trente ans. Ils mul­ti­plient les coûts de l’as­su­rance et confrontent nos tech­niques de pré­ven­tion, de ges­tion et de par­tage du risque à des fron­tières nou­velles. La pre­mière puis­sance du monde s’est révé­lée dra­ma­ti­que­ment dépour­vue à la Nou­velle-Orléans face à Katri­na. Que feront le Ban­gla­Desh, l’Inde, le Viet­nam, le Royaume-Uni ou les Pays-Bas face à la mon­tée des eaux ? L’é­ga­li­té face aux errances du cli­mat devient une nou­velle réa­li­té. Pour pré­ve­nir l’ag­gra­va­tion de risques vitaux, des soli­da­ri­tés de fait vont se nouer entre entre­prises et ter­ri­toires : les pre­mières ne s’en­ri­chi­ront pas sur un océan de ruines. L’en­tre­prise s’est rêvée sans usine. Pour s’af­fran­chir com­plè­te­ment du ter­ri­toire, il lui fau­drait se rêver sans client.

Si nous ne comp­tons pas nos pré­lè­ve­ments sur la vie, nous savons, par contre, mesu­rer nos consom­ma­tions d’autres res­sources (com­bus­tibles fos­siles, eau). Sur les mar­chés pétro­liers et gaziers, les offreurs que sont la Rus­sie, l’Al­gé­rie, l’I­ran, les pays du Golfe per­sique sont, aujourd’­hui, en situa­tion domi­nante. Ce bas­cu­le­ment a un prix. Struc­tures et équi­pe­ments éner­gé­ti­vores, issus des décen­nies pas­sées, ins­tallent par leur iner­tie les régions du monde qui les ont adop­tés ou les adoptent encore en situa­tion de demande et donc de vul­né­ra­bi­li­té crois­sante. La rare­té rela­tive qui s’ins­taure ain­si four­nit aux déten­teurs des res­sources éner­gé­tiques cer­tains des moyens de la puis­sance poli­tique, voire de la guerre. Elle exi­ge­ra des pays indus­tria­li­sés et émer­gents qu’ils trans­forment radi­ca­le­ment leur image d’une crois­sance fon­dée sur la sur­abon­dance et la qua­si gra­tui­té de l’éner­gie. Si les res­sources de base, éner­gé­tiques ou autres, sortent des rela­tions de mar­ché pour entrer dans le monde du poli­tique et de la puis­sance, payer pour­rait ne plus suf­fire. Il est temps que les consom­ma­teurs des pays riches, confiants dans leur capa­ci­té d’a­chat, en prennent conscience : les éner­gies clas­siques, dépen­dant de res­sources appro­priables, sont en voie de car­tel­li­sa­tion mon­diale rapide à des niveaux de concen­tra­tion et de poli­ti­sa­tion inédits. L’argent pour­rait donc ne plus for­cé­ment ache­ter ni l’in­dé­pen­dance, ni l’abondance.

Selon le der­nier rap­port du GIEC6, un scé­na­rio ten­dan­ciel nous condui­rait dès 2050 à une tem­pé­ra­ture moyenne du globe plus éle­vée de 1,8 à 2 °C par rap­port au XIXe siècle, soit un tri­ple­ment de la vitesse du réchauf­fe­ment du XXe siècle. Deux degrés de plus, c’est, selon le GIEC, au moins 2 mil­liards d’hu­mains sous le seuil du stress hydrique, notam­ment en Asie du sud-est, autour de la Médi­ter­ra­née et en Amé­rique Latine. C’est aus­si entre 150 et 200 mil­lions de migrants cli­ma­tiques en un demi-siècle. La terre habi­table et culti­vable en devien­dra d’au­tant plus pré­cieuse et dis­pu­tée. Le début de concur­rence entre cultures éner­gé­tiques et cultures ali­men­taires accroît, déjà, la pres­sion infla­tion­niste des dérè­gle­ments cli­ma­tiques sur le prix des den­rées. Dans l’en­semble de la zone Euro, l’a­li­men­ta­tion s’est ren­ché­rie de 2,8 % en 2006, sui­vant de près l’éner­gie. De l’autre côté de l’At­lan­tique, nous avons tous en mémoire les mani­fes­ta­tions popu­laires mexi­caines devant la flam­bée de la tor­tilla de maïs pro­vo­quée par la faim d’é­tha­nol des moteurs amé­ri­cains ; or les objec­tifs annon­cés sont de 30 % des sur­faces en maïs éta­su­niennes dédiées aux carburants.

Cette rare­té va créer des rentes consi­dé­rables et concen­trées, sus­ci­ter de la com­pé­ti­tion là où elle n’exis­tait pas, et bou­le­ver­ser la hié­rar­chie des prix. Les mar­chés mon­diaux, ou leur fic­tion, ne sor­ti­ront pas intacts de cette situa­tion. Les biens vitaux se ren­ché­rissent nota­ble­ment plus que d’autres en situa­tion de pénu­rie, jus­qu’à l’in­fi­ni selon les éco­no­mistes. En cas de menace vitale, les réac­tions sont vio­lentes. Des pays en situa­tion de trop forte dépen­dance pour­raient se trou­ver confron­tés pour l’eau ou l’a­li­men­ta­tion à un ordre extra-éco­no­mique, situa­tion déjà ren­con­trée mais pour l’ins­tant loca­li­sée. Si ce n’est pas la fin de l’é­co­no­mie, ce pour­rait être la fin de logiques où l’é­co­no­mie finan­cière domi­nait échanges et acti­vi­tés. Pour s’in­ven­ter des modes de vie et des éco­no­mies robustes dans ce monde mar­qué par les limites, l’hu­ma­ni­té doit adop­ter quatre objec­tifs inédits : pilo­ter le cli­mat dans une direc­tion viable ; aider la nature à faire face au choc ther­mique en cours au lieu de la consi­dé­rer seule­ment comme un gise­ment de res­sources ; mesu­rer les usages de tous les biens vitaux natu­rels ; apprendre l’in­ter­dé­pen­dance solidaire.


Décharge d’Entressen, Bouches-du-Rhône, France (43°35′ N – 4°56′ E).

Avec 6 000 décharges sau­vages et 40 inci­né­ra­teurs à ordures hors normes, la France fait figure de mau­vais élève de l’Europe en matière de ges­tion des déchets. La décharge en plein air d’Entressen est l’objet d’une guerre achar­née entre les éco­lo­gistes et la com­mu­nau­té urbaine de Mar­seille. Depuis quatre-vingt-dix ans, plus de 460 000 tonnes d’ordures y sont déver­sées chaque année et pol­luent des dizaines d’hectares alen­tour. Le mis­tral déchire régu­liè­re­ment les filets de la clô­ture et une pluie de sacs plas­tique et de détri­tus s’abat alors sur les champs envi­ron­nants. Bien que l’État ait annon­cé la fer­me­ture de ce type de sites avant 2002 (loi Royal 1992), la décharge d’Entressen a pour­tant été léga­li­sée en 1998. Depuis 2003, Mar­seille pro­pose de la rem­pla­cer par un inci­né­ra­teur à Fos-sur-mer. Mais les habi­tants de la région sont réti­cents et les éco­lo­gistes s’y opposent, crai­gnant que celui-ci émette trop de dioxines. Pour­quoi ne pas réduire les déchets à la source en favo­ri­sant le tri et le recy­clage ? En France, seuls 12 % des déchets domes­tiques sont recy­clés, contre 60 % en Allemagne.

Face à cette situa­tion, les limites du mar­ché comme régu­la­teur, comme orga­ni­sa­teur et comme garant appa­raissent clai­re­ment. Infir­mi­té dans la prise en compte du long et même du moyen terme, accen­tuée par les nou­veaux maîtres de la pla­nète finan­cière (fonds d’in­ves­tis­se­ments et fonds spé­cu­la­tifs) qui poussent les inter­ve­nants plus anciens à les imi­ter sur cette pente des­truc­trice. Dif­fi­cul­té à inté­grer l’ex­trême vola­ti­li­té liée à des chan­ge­ments de para­digmes éco­no­miques et de plus en plus, poli­tiques. Dif­fi­cul­té des acteurs à être infor­més et à savoir pour anti­ci­per. Et sur­tout, prime au com­por­te­ment d’i­mi­ta­tion, qui fait de la crise le seul mode d’a­dap­ta­tion. Quelques signaux tra­duisent la prise de conscience de cer­tains acteurs (quelques fonds de pen­sion, assu­reurs, réas­su­reurs, régu­la­teurs) mais il semble dif­fi­cile de pré­pa­rer les enjeux proches autre­ment que par un chan­ge­ment de règles struc­tu­relles, et de modèle d’entreprise.

Trois évo­lu­tions appa­raissent fon­da­men­tales. En pre­mier lieu, la coopé­ra­tion pour la sur­vie. Depuis la dis­lo­ca­tion de l’Em­pire sovié­tique, le modèle de la concur­rence de tous avec tous, dans tous les domaines et sur tous les sujets, appa­raît comme le seul mode de rela­tion pos­sible entre socié­tés, à l’in­té­rieur des socié­tés, voire entre indi­vi­dus. La nais­sance d’un mar­ché de la rela­tion pri­vée illus­tré par le suc­cès de sites Inter­net comme « Mee­tic » éclaire, à cet égard, d’un jour inat­ten­du la géné­ra­li­sa­tion de la com­pé­ti­tion. C’est oublier un peu vite une loi des socié­tés ani­males et plus lar­ge­ment des êtres vivants : des espaces de coopé­ra­tion sont indis­pen­sables à la sur­vie indi­vi­duelle et à la repro­duc­tion de l’es­pèce. Le modèle de la concur­rence dont le point d’a­bou­tis­se­ment est la socié­té par actions cotée, gérée par des inves­tis­seurs pour des inves­tis­seurs, n’est pas le seul. Il serait dan­ge­reux qu’il le devienne, et fasse oublier ces autres sys­tèmes (coopé­ra­tives, mutuelles, entre­prises fami­liales), tout aus­si légi­times, qui font la part de la com­pé­ti­tion et du lien, de l’en­ga­ge­ment et du collectif.

La néces­si­té d’un uni­vers coopé­ra­tif est d’une brû­lante actua­li­té pour conte­nir le chan­ge­ment cli­ma­tique dans des limites viables. Ce nou­veau visage du monde devrait être dis­cu­té et pré­pa­ré à l’i­ni­tia­tive de l’Eu­rope avec les démo­crates amé­ri­cains et le Japon avant les élec­tions amé­ri­caines. Il ne pour­ra abou­tir qu’en impli­quant les prin­ci­paux pays du sud (Chine, Inde, Afrique du sud, Bré­sil…) dans une logique d’in­té­rêt com­mun, donc de moyens par­ta­gés plu­tôt que de confron­ta­tion. Une telle pers­pec­tive méri­te­rait d’être déve­lop­pée dans le cadre des entre­prises stra­té­giques euro­péennes. Rendre les clients mas­si­ve­ment pro­prié­taires des grands four­nis­seurs d”« uti­li­ties » peut per­mettre de gagner en fia­bi­li­té de moyen terme et en marge de manœuvre tout en rap­pro­chant pro­prié­taires et clients. La coopé­ra­tion revêt enfin ses fonc­tions tra­di­tion­nelles en lut­tant contre les imper­fec­tions des mar­chés : dif­fi­cul­té à prendre en compte les exter­na­li­tés des acti­vi­tés pro­duc­tives, à inté­grer le long terme dans les para­mètres de contrôle effec­tif des entre­prises, comme pour­raient contri­buer à le faire fonds d’in­ves­tis­se­ment et assureurs.

Un sys­tème col­la­bo­ra­tif mon­dial est aus­si la seule alter­na­tive à une « reco­lo­ni­sa­tion », plus ou moins vio­lente et assu­mée, qui per­met­trait à un petit nombre de pays ou d’ac­teurs de gérer les nou­velles rare­tés du monde, au nom du bien com­mun et sans doute de leurs inté­rêts par­ti­cu­liers. Il est urgent de redé­fi­nir la part de la coopé­ra­tion, comme mode de rela­tion entre une acti­vi­té éco­no­mique et ses par­ties pre­nantes, et celle de la com­pé­ti­tion, la part du col­lec­tif et celle de la concur­rence, sous peine d’af­fron­te­ments qui ne res­te­ront pas qu’économiques.

Un pano­ra­ma mon­dial de l’exploitation des res­sources ani­males aqua­tiques, fon­dé sur les décla­ra­tions offi­cielles natio­nales, a été pré­sen­té en mars 2007 aux membres du Comi­té des pêches de la FAO (Food and Agri­cul­ture Orga­ni­za­tion of the Uni­ted Nations), i.e., aux 118 prin­ci­paux États pêcheurs et aqua­cul­teurs de la pla­nète. En 2004, la pro­duc­tion a atteint 140 mil­lions de tonnes (Mt), dont 106 Mt des­ti­nés à la consom­ma­tion humaine (pêche : 60 Mt, aqua­cul­ture : 46 Mt). La valeur des expor­ta­tions (72 mil­liards de $ US, 38 % du volume de la pro­duc­tion) a crû de 24% en quatre ans.
Depuis la fin des années 80, la pro­duc­tion halieu­tique pla­fonne (90 à 95 Mt/an), et c’est l’aquaculture (domi­née par la Chine) qui assure la crois­sance glo­bale de l’approvisionnement. La moi­tié des stocks halieu­tiques est exploi­tée au ren­de­ment maxi­mum, un quart est sur­ex­ploi­té ou épui­sé (10 % en 1974), un quart est modé­ré­ment exploi­té (40 % en 1974).
Les causes de la sur­ex­ploi­ta­tion sont connues : la faible régu­la­tion de l’accès à des stocks non appro­priés entraîne la sur­ca­pa­ci­té des flottes (leur poten­tiel de cap­ture excède la pro­duc­ti­vi­té natu­relle). C’est en ajou­tant aux mesures de conser­va­tion (e.g., aux Total Allo­wable Catch) un dis­po­si­tif d’allocation des droits de pêche (par exemple des quo­tas indi­vi­dua­li­sés, trans­fé­rables ou non) que l’on par­vien­dra à stop­per « la course au poisson ».
Phi­lippe Gros, direc­teur de la Recherche Halieu­tique, Ifremer

Par­mi les condi­tions de rési­lience de la socié­té, comp­te­ront aus­si les marges de manœuvre que les pou­voirs publics se don­ne­ront et don­ne­ront aux citoyens et aux consom­ma­teurs par rap­port à ces méga-acteurs au pou­voir de mar­ché d’au­tant plus colos­sal qu’il joue­ra sur des biens vitaux. Ces pré­cau­tions concer­ne­raient la struc­ture finan­cière et de gou­ver­nance des acteurs, les clauses des mar­chés publics, les règles d’ac­cès aux res­sources et à leur ges­tion, l’é­qui­libre entre res­sources concen­trées et décon­cen­trées (sur­tout pour l’éner­gie), la régu­la­tion de la concurrence.

En second lieu, l’af­fir­ma­tion d’une poli­tique euro­péenne, volon­ta­riste, axée d’a­bord sur la robus­tesse et l’an­ti­ci­pa­tion cli­ma­tique7, éner­gé­tique et socié­tale, qui pour­rait uti­le­ment prendre le relais de la fan­to­ma­tique « stra­té­gie de Lis­bonne ». L’Eu­rope a beau­coup d’ar­gu­ments pour réus­sir la pro­chaine révo­lu­tion éco­no­mique, celle qui va faire de la pro­duc­tion du milieu de vie humain et de la res­tau­ra­tion de ses condi­tions vitales la pre­mière acti­vi­té indus­trielle. Prendre conscience de ces enjeux poli­tiques et sociaux, plus qu’é­co­no­miques, est un bon moyen de dépas­ser les forces cen­tri­fuges aujourd’­hui déchaînées.

Enfin, l’in­té­gra­tion du long terme dans les comptes des acteurs éco­no­miques, au moyen d’une comp­ta­bi­li­sa­tion exten­sive de leurs exter­na­li­tés. L’ac­ti­vi­té éco­no­mique doit être mesu­rée dans tous ses effets, posi­tifs et néga­tifs, dans la tota­li­té de leur péri­mètre, bien au-delà du seul pro­ces­sus de pro­duc­tion et de vente. Ce comp­teur com­mun doit être indé­pen­dant et fiable, car il sera garant de la cohé­sion et de la confiance sociales pour le tour­nant que nos orga­ni­sa­tions et nos éco­no­mies doivent prendre dans les dix pro­chaines années. En ces temps de refonte ins­ti­tu­tion­nelle, il est judi­cieux de se sou­ve­nir que le par­tage équi­table des res­sources vitales, eau, terres ou capa­ci­té à émettre des gaz à effet de serre, est une condi­tion essen­tielle pour la robus­tesse d’une socié­té et la durée d’une éco­no­mie. Il n’existe à ce jour que deux manières de répar­tir une res­source rare autre­ment que par la force : les prix, les files d’at­tente ; ou un mélange des deux dont les quo­tas négo­ciables sont une illustration.

C’est aus­si par là que l’en­tre­prise se récon­ci­lie­ra avec ses ter­ri­toires, son milieu et sa res­pon­sa­bi­li­té. Nous jouons tous, pour l’eau, l’es­pace, les gaz à effet de serre, les éner­gies limi­tées (hydro­car­bures, mines, bio­masse), un jeu à somme finie, où les débor­de­ments des uns se tra­dui­ront doré­na­vant par la spo­lia­tion sen­sible des autres. Jared Dia­mond8 tire de ses ana­lyses his­to­riques deux condi­tions pour qu’une socié­té résiste et s’a­dapte à une menace vitale sur son envi­ron­ne­ment : que les diri­geants assi­milent suf­fi­sam­ment tôt la gra­vi­té de la menace, et qu’ils sachent renon­cer aux attri­buts de la richesse et du pou­voir lorsque ceux-ci sont dévas­ta­teurs. Ce fut le cas pour les temples et palais de bois japo­nais, cause de défo­res­ta­tion catas­tro­phique, et des cochons impor­tés dans les îles Tuva­lu, dont la mul­ti­pli­ca­tion détrui­sait la faune et la flore locale. A contra­rio, ni les Mayas, ni les Pas­cuans, ni les Vikings du Groen­land ne satis­firent ces condi­tions : ils ont disparu.

L’en­jeu d’une éco­no­mie robuste, c’est-à-dire construite à temps, n’est pas l’ar­rêt du déve­lop­pe­ment, ni le recul de l’ac­ti­vi­té ou de la créa­tion de valeur. Il s’a­git au contraire de pré­pa­rer l’é­co­no­mie de la qua­li­té de la vie au sens aigu du terme, l’é­co­no­mie du bien-être et des oppor­tu­ni­tés de satis­fac­tion pour le plus grand nombre. Il s’a­git de réus­sir un défi inédit de ce siècle ; la pro­duc­tion du monde9, qui sub­sti­tue là où c’est pos­sible les effets du génie humain à des gra­tui­tés de la nature épui­sées, dis­pa­rues, ou mena­çantes, et les épargne ou les res­taure là où c’est la seule issue. Enfin, il s’a­git, à tra­vers la tenue des ter­ri­toires, la force du lien et de l’en­ga­ge­ment, la pri­mau­té de la socié­té sur l’é­co­no­mie, de rem­pla­cer la mesure omni­pré­sente du prix par la mesure nais­sante de la qua­li­té de la vie. Il en va non seule­ment de la richesse, mais aus­si de la paix du monde.

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1. Un monde de res­sources rares, E. Orsen­na, Librai­rie Aca­dé­mique Per­rin, 2007.
2. Pour un catas­tro­phisme éclai­ré, JP Dupuy, Paris : Seuil, 2002.
3. Nous per­dons chaque année 8% des terres agri­coles irri­guées mon­diales par éro­sion, assè­che­ment ou sali­ni­sa­tion selon M. Grif­fon (Nour­rir la pla­nète, Edi­tions Odile Jacob, 2006.)
4. Catas­trophes natu­relles, ou cala­mi­tés agri­coles, qui ont fait l’ob­jet d’as­su­rances par­ti­cu­lières (USA), ou de fonds publics de com­pen­sa­tion en France.
5. Cf. Wall Street Jour­nal, 10 mai 2007. Les bas­sins d’eau espa­gnols ne sont rem­plis qu’à 40% du niveau habi­tuel, le volume des pluies en Alle­magne en avril est de 90% plus bas que la normale.
6. IPCC Fourth Assess­ment Report, Tech­ni­cal sum­ma­ries : autour de 550ppmCO2 en 2050 (Wor­king group 1).
7. Cf. D. Dron, L’Eu­rope au régime, Libé­ra­tion 270705 ; et en 2006–7 les pro­po­si­tions de J. Delors, H. Védrine.
8. J. Dia­mond, Effon­dre­ment, ou com­ment des socié­tés choi­sissent de sur­vivre ou de dis­pa­raître, PUF, 2006.
9. Voir H. Juvin, La pro­duc­tion du monde, col­lec­tion Le Débat, Gal­li­mard, novembre 2007

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11 novembre 2018 à 19 h 30 min

Un article plus qu
Un article plus qu’in­té­res­sant et qui, tout en nous fai­sant froid dans le dos, nous donne l’en­vie de chan­ger le monde et même peut-être le sau­ver s’il en est encore temps. 

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