L’économie sociale de marché en tant que conception de politique économique et système économique réel de l’Allemagne
Lorsque, quelques années après la Deuxième Guerre mondiale, la reconstruction et le développement économique se sont opérés dans la République fédérale d’Allemagne à une allure vertigineuse, la surprise a été si grande pour la plupart des observateurs de l’époque qu’ils ont qualifié le phénomène de “ miracle économique” allemand.
Cela peut se comprendre quand on pense à la nouvelle organisation politique et économique réussie qui a vu le jour en République fédérale d’Allemagne si peu de temps après l’effondrement total, militaire, politique et économique, du Reich en 1945.
Toujours est-il qu’à la fin de la guerre, il n’y avait “ plus de juridiction ni d’administration, à peu près 50% des capacités de production étaient détruites, 40 % de la population avaient perdu leurs habitations dans les bombardements et 60% étaient sous-alimentés – avec un afflux considérable de réfugiés –, la monnaie était anéantie et le déclin de la production si fort que le produit national en 1946 dans les quatre zones d’occupation n’atteignait plus que la moitié de celui de 1938. ”1
Mais le « miracle économique » allemand n’aurait aucune chance d’être reconnu par le Vatican comme étant un miracle. Car il existe une explication toute profane à la grande réussite du développement économique de la République fédérale d’Allemagne. Elle est en effet étroitement liée au système économique qui a été choisi, qu’on désigne communément par l’expression « économie sociale de marché ».
La conception de l’économie sociale de marché vise, d’une part, à une grande libéralisation des activités économiques par rapport aux réglementations imposées directement par l’État, afin que la dynamique du marché puisse s’épanouir et que la plus grande prospérité possible soit atteinte grâce à une solution économique efficace. D’autre part, le fonctionnement de l’économie de marché doit pouvoir être assuré à long terme par le fait que l’État met en place les conditions générales du développement du marché et assure notamment l’organisation de la concurrence, de la monnaie et des changes ainsi qu’un ordre social2. L’organisation de l’économie permet de fixer les « règles du jeu » pour les relations entre les acteurs privés et publics dans le domaine économique et par conséquent les principes d’organisation d’une économie nationale.
À la fin de la guerre, la nécessité absolue était de renouveler entièrement le système économique et politique en Allemagne par une action consciente. L’économie dirigée des nationaux-socialistes fut remplacée par un système d’économie de marché. Son organisation a d’abord été beaucoup orientée sur le concept de l’économie sociale de marché, si bien que le système économique réel qui était en train de se développer en République fédérale d’Allemagne a été aussitôt qualifié d’économie sociale de marché.
Mais, comme au cours des cinquante dernières années, les différents gouvernements ont introduit de nombreux éléments d’un style d’une toute autre nature, on peut se demander si le système économique allemand actuel mérite encore de porter le nom d’économie sociale de marché. En tout cas, il est important de faire la distinction entre la conception d’origine et la réalisation concrète.
1) Fondements scientifiques de la conception de l’économie sociale de marché3
Le libéralisme organisé ou ordo-libéralisme représente le fondement scientifique de l’économie sociale de marché. Le développement de ce concept de politique d’organisation a commencé avant 1945, c’est-à-dire pendant la dictature nazie. L’interdépendance entre l’organisation économique, juridique et politique y joue un rôle important.
Ensuite, des économistes et des juristes ont travaillé la main dans la main au développement du concept ordo-libéral. Les travaux des deux professeurs de Fribourg Walter Eucken (économiste) et Franz Böhm (juriste) ont été d’une importance capitale. C’est pourquoi on parle souvent de l’école de Fribourg. D’autres importantes contributions aux fondements scientifiques ont été apportées par Wilhelm Röpke, Alexander Rüstow et Alfred Müller-Armack – pour ne citer qu’eux. C’est Müller-Armack qui, pour la première fois en 1946, a désigné du terme « économie sociale de marché » le concept ordo-libéral que ces derniers ainsi que d’autres économistes (L. Erhard, K.P. Hensel, F.A. Lutz, K.F. Maier, F.W. Meyer, L. Miksch) représentaient en commun, malgré toutes les différences de détail.
Ludwig Erhard ne doit d’ailleurs pas être considéré seulement comme étant l’homme politique qui a mis en pratique, avec une grande force de persuasion, des points importants du programme ordo-libéral dans la vie politique mais aussi comme ayant été un des constructeurs d’origine du concept. Il a présenté, dans un mémoire daté de 1943–44, un programme d’économie de marché, libre, axée sur les performances, dans laquelle l’organisation et le contrôle des conditions générales incombent à l’État.
Le point central de l’ordo-libéralisme et de l’économie sociale de marché en tant que projet conceptuel peut être résumé brièvement : seule une organisation d’économie de marché, grâce à la concurrence sur les marchés des biens et des facteurs (de production), en même temps que la libre fixation des prix, garantit le meilleur approvisionnement possible de tous les participants au marché. Elle assure, en plus, l’utilisation efficace des ressources limitées et permet ainsi une augmentation rapide de la prospérité. Mais l’État a le devoir de veiller à ce que l’économie de marché puisse fonctionner et de garantir le respect des règles du jeu. Ces idées se retrouvent dans les travaux de tous les ordo-libéraux4.
Bien avant que les problèmes des droits de propriété et de la nouvelle économie institutionnelle aient suscité un vif intérêt dans le monde anglo-saxon, il y avait donc en Allemagne un intérêt puissant à trouver la solution juridique et institutionnelle au problème de l’organisation de l’économie.
La littérature anglo-américaine était dominée, à la fin des années 40 et au début des années 50, par les idées de J.M. Keynes sur la conduite politique de l’économie mais à court terme. Dans la même période, par contre, la discussion des experts économiques en Allemagne était dominée par la question de savoir à quelles conditions générales (principes d’organisation juridiques et institutionnels, règles de comportement et normes) la pérennité du système d’économie de marché pouvait être assurée à long terme.
Cet intérêt des ordo-libéraux allemands qui s’écartaient du courant de pensée international ne s’explique que parce qu’ils se battaient avec acharnement contre les mauvais tournants pris par l’économie dans le passé en Allemagne. Ce sont les expériences négatives faites dans l’Empire allemand depuis la fin du XIXe siècle avec les cartels, les fusions, les ententes sur les prix et une forte influence politique exercée par les syndicats qui ont eu pour conséquence que les ordo-libéraux faisaient de la création et du contrôle par l’État d’une réglementation de la concurrence l’élément central de leur concept de politique économique.
Leur constat était que l’attribution de pouvoir aux marchés portait fortement atteinte à la coordination par les prix, rendait inégale la répartition des revenus et du capital et, enfin, favorisait les crises économiques en Allemagne. Ils attribuèrent donc à la politique économique gouvernementale la mission de veiller au respect de la concurrence, par l’interdiction de dispositions limitant la concurrence et le maintien de l’ouverture des marchés – et aussi par une politique de commerce extérieur libérale.
L’analyse des expériences de l’inflation galopante allemande au début des années 20 – le taux d’inflation mensuel était arrivé en octobre 1923 à 32 000 % ! – et de l’inflation endiguée après la Deuxième Guerre mondiale conduisit à demander une organisation du système monétaire par l’État, telle que la stabilité du niveau des prix soit garantie durablement. Pour les ordo-libéraux, il était évident que l’inflation faussait les prix relatifs, causant ainsi des résultats sous-optimaux dans l’allocation des ressources limitées et dans la distribution des revenus et du capital.
Or, quand le mode de fonctionnement du mécanisme des prix est considérablement affecté par l’inflation et que la comptabilité d’entreprise est faussée, l’efficacité de l’organisation de l’économie de marché sombre d’une manière draconienne, au point de menacer son mode de fonctionnement. L’effondrement, à deux reprises, dû à l’inflation, de tous les avoirs monétaires au cours d’une même génération doit être considéré comme un fait extrêmement antisocial. L’inflation galopante des années 20 a certainement contribué également à la déstabilisation politique et facilité l’élimination de l’ordre démocratique par la domination nazie (interdépendance des systèmes).
À côté de l’organisation de la concurrence et de la monnaie, l’ordre social représente le troisième élément central du cadre politique de l’organisation de l’économie sociale de marché. Celle-ci comprend, entre autres, des mesures fiscales et des transferts pour corriger les revenus issus des produits et services marchands (distribution primaire). Elle doit permettre d’aboutir à la justice sociale et d’obtenir la paix sociale. Les écrits des ordo-libéraux renvoient toujours aux interdépendances entre le régime social, l’organisation de la concurrence et de la monnaie. Ils reconnaissaient d’une part que, dans une société démocratique, une organisation efficace de l’économie de marché n’est acceptée à long terme par la majorité de la population que s’il règne la sécurité sociale et l’égalité des chances et que la répartition des revenus et des richesses sont ressentis comme justes.
Car seule une telle économie de marché sociale peut contribuer à l’intégration de groupes plus faibles socialement, pas du tout aptes à la concurrence des performances ou défavorisés dans un tel système. Elle est indispensable pour entretenir dans le corps électoral le large consensus nécessaire à la stabilité des conditions générales de l’économie de marché. D’autre part, les ordo-libéraux insistent fortement sur le fait que ce n’est que grâce au fonctionnement de la concurrence et à l’assurance de la stabilité du niveau des prix que peut être créée la prospérité matérielle qui permet alors à l’État de réussir sa politique sociale. On ne peut distribuer que ce qui a d’abord été produit. De plus, les mesures de politique sociale ne doivent pas perturber le fonctionnement ni, par conséquent, l’efficacité de l’organisation de l’économie de marché.
C’est ce qui se produirait si la politique sociale touchait à la concurrence et à la formation des prix et créait une incitation à diminuer le rendement. Cela reviendrait à scier la branche sur laquelle on est assis. Pour ne pas faire naître dans la politique économique et sociale un interventionnisme dénué de logique, les interventions de l’État dans l’économie sociale de marché doivent suivre le principe de la conformité avec le marché.
Un autre principe fondamental dans la politique sociale s’applique en Allemagne, c’est le principe de subsidiarité, issu de l’enseignement social catholique. Il stipule que la compétence de réglementation ne peut être installée à un niveau plus élevé que lorsqu’une affaire ne peut plus être réglée efficacement par le niveau inférieur. L’État ne doit donc intervenir que lorsque la famille ou les organisations privées ne peuvent plus remplir une mission correctement. Il en va de même pour l’interrelation des différents niveaux de l’État.
Après ces explications la définition de l’économie sociale de marché donnée par Müller-Armack se comprend : « Le sens de « l’économie sociale de marché » est d’associer le principe de la liberté sur le marché avec celui de l’équilibre social ». Ou à un autre endroit : « La notion « d’économie sociale de marché » peut être définie comme étant une idée de politique d’organisation dont le but est d’associer sur la base de l’économie concurrentielle la libre initiative à un progrès social assuré justement par les performances de l’économie de marché. »5 La deuxième définition fait comprendre les interdépendances entre la réglementation de la concurrence et l’ordre social, auxquelles il a été fait allusion plus haut.
À partir de l’étude de l’organisation de l’économie dans le passé, les ordo-libéraux ont aussi tiré des conclusions sur le rapport de l’État avec l’économie. Les systèmes politiques et économiques sont, certes, des domaines ayant leur légitimité propre, mais il existe entre eux un lien de réciprocité. Dans un État de droit, il existe une concordance structurelle entre une organisation politique du droit privé et un système d’économie de marché.
L’économie de marché représente l’application de l’idée de l’État de droit libéral à la politique économique. Dans le domaine politique, l’État de droit signifie qu’il existe un domaine indépendant de l’État réservé aux droits individuels dans lequel l’État ne peut pas intervenir. Dans le domaine économique, le principe de base de la liberté individuelle signifie que l’État a le droit de concevoir et de garantir des règles du jeu mais qu’il n’a pas le droit de fixer directement ou indirectement des actions individuelles.
On peut également formuler de la manière suivante les précédentes assertions, en citant W. Eucken : « Oui à la planification des structures par l’État – non à la planification et au dirigisme du circuit économique par l’État. Il est primordial de reconnaître la différence entre le cadre et le processus et d’agir en conséquence.« 6
L’État doit donner à l’économie uniquement un cadre d’organisation. Au sein de la réglementation de la concurrence ainsi créée, l’aménagement du circuit économique doit ensuite être laissé à l’entreprise privée. En raison des interdépendances entre l’économie, la société et l’État, ces secteurs ne peuvent pas être structurés selon des principes différents. Une économie qui est organisée en tant que système libéral ne peut pas assurer sa pérennité si ce principe ne s’applique pas non plus à la société et à l’État et inversement. Dans la politique économique de l’État, il faut donc, comme nous l’avons déjà dit précédemment, toujours veiller à la conformité à l’organisation, c’est-à-dire à la conformité de l’action de l’État avec le marché.
2) Économie sociale de marché et système économique réel de la République fédérale d’Allemagne
La mise en place d’un système d’économie de marché ne s’est nullement révélée être une « évidence » politique dans la période d’après-guerre. Au contraire, dans les premières années après la guerre, l’opinion publique allemande y était plutôt opposée et partisane d’une solution au problème de la reconstruction par des mesures de planification, de dirigisme et de contrôle par l’État. Des éléments importants du libéralisme organisé de Ludwig Erhard, surtout, ont rencontré une grande résistance politique.
Après les succès rencontrés dans les années cinquante par ces décisions fondamentales de l’organisation de la vie politique et économique, même les critiques les plus virulents n’ont rien pu faire d’autre que de se rallier et de se réclamer du concept de l’économie sociale de marché (voir le programme de Godesberg du SPD en 1959). C’est alors que le système économique réel de la République fédérale d’Allemagne, et plus seulement le projet ordo-libéral, fut qualifié du terme « économie sociale de marché », terme encore en usage aujourd’hui.
Mais ce terme peut induire en erreur. Car le programme ordo-libéral décrit précédemment n’a jamais été suivi et appliqué entièrement. Au contraire, l’influence des groupements d’intérêts économiques ainsi que la pensée de nombreux politiciens, plutôt orientée sur le court terme et sur les prochaines élections, ont fait en sorte que de nombreux éléments bien éloignés de cette conception se soient imposés au cours des années dans l’organisation de l’économie allemande.
Le programme ordo-libéral, la création et le contrôle de la réglementation de la concurrence, a été lancé en 1948 par la suppression des prix imposés et des rationnements par L. Erhard. La pression des groupements d’intérêts a eu alors pour effet que la loi contre les limitations de la concurrence (GWB) que L. Erhard avait conçue comme « loi fondamentale » ou Magna Carta de l’économie de marché n’a vu le jour qu’en 1957 et qu’elle contenait d’importantes lacunes. Il a fallu attendre très longtemps (de huit à seize ans) pour que quelques-unes d’entre elles soient comblées par de nouvelles lois. Mais même dans sa forme actuellement en vigueur, la législation ne correspond pas, et de loin, à toutes les exigences ordo-libérales.
L’exigence ordo-libérale centrale d’un système monétaire organisé par l’État pour assurer la stabilité de la valeur de la monnaie a été d’abord appliquée rapidement et avec succès : la loi du gouvernement militaire n° 60 du 1.3.1948 prévoyait l’indépendance de la Banque des Länder allemands. Elle a permis à la Banque d’émission allemande, notamment pendant la crise coréenne au début des années 50 et pendant le boom économique au milieu des années 50, d’imposer toutes les mesures indispensables au maintien de la stabilité de la monnaie contre les puissants groupes d’intérêts.
Mais lorsqu’il s’est agi d’appliquer les exigences de la loi fondamentale et de faire voter une loi fédérale visant à remplacer la Banque des Länder allemands, créée selon le droit des forces alliées, par la Deutsche Bundesbank, d’énormes oppositions politiques se sont élevées contre l’instauration de l’indépendance de la Banque centrale, même venant du chancelier fédéral de l’époque, K. Adenauer.
Les arguments évoqués dans les débats de l’époque se retrouvent tous dans les discussions d’aujourd’hui concernant l’indépendance de la Banque centrale européenne7. C’est avec de grandes difficultés que L. Erhard a pu enfin faire voter la loi sur la Deutsche Bundesbank en 1957, qui garantit son indépendance, lui assigne le devoir d’assurer la stabilité des prix et lui interdit le financement de déficits budgétaires publics. La controverse que le ministre fédéral des Finances a soulevée avec son plan de réévaluer les réserves en or et d’exiger encore en 1997 le remboursement des bénéfices réalisés par la Banque d’émission montre que la tentation est grande pour les hommes politiques d’intervenir dans le système monétaire.
La dégradation du style de la politique économique, c’est-à-dire l’écart entre la conception originale de l’économie sociale de marché et le système économique réalisé, apparaît de manière particulièrement nette avec l’élément de « la compensation sociale ». On peut le démontrer à l’aide de deux exemples. La conception ordo-libérale prévoit, d’une part, que les résultats du marché soient corrigés au niveau social surtout par une imposition sur les revenus avec une progressivité clairement définie et par des transferts de redistribution.
Toutefois, il y a une grande marge entre cette exigence fondamentale et le « système fiscal miné par des privilèges de groupes » (Streit 1997, page 7). Il en est de même pour le système de transfert dont la gestion est répartie sur de nombreux postes et comporte de ce fait des effets cumulatifs indésirables pour certaines catégories de personnes et de faibles effets de transfert nets pour d’autres.
Mais aussi l’équilibre réclamé par l’ordo-libéralisme, entre la prévoyance individuelle qui serait encouragée conformément au principe de subsidiarité en fonction des possibilités et les assurances sociales collectives, n’existe plus dans le système actuel et depuis longtemps. La première perturbation s’est produite avec la rente dynamique calculée sur le salaire brut qui a été instaurée en 1957 contre la volonté de Ludwig Erhard qui aurait préféré à la place une dynamisation orientée sur le développement de la productivité.
3) Acceptation et besoins de réformes
Dans le processus d’évolution politique, la protection sociale se transforme au cours des ans en une promesse d’assistance complète. On a essayé de la maintenir avec la réunification allemande. Car l’organisation de l’économie de l’ancienne République fédérale qui s’est effectivement bien éloignée entre-temps de la conception d’origine de l’économie sociale de marché a été transférée et appliquée aux nouveaux Länder comme allant de soi – sans susciter de mise en cause critique dans le débat public consacré à la politique économique.
Il est à ce sujet significatif que le coût particulièrement élevé de l’unité allemande est financé principalement par les systèmes de protection sociale, non parce que cette solution aurait été imposée par l’économie mais parce qu’elle correspondait le plus fidèlement à la mentalité d’assistance largement répandue et pouvait s’imposer le plus facilement au plan politique. La promesse de l’assistance complète se révèle dès aujourd’hui comme irréaliste si bien que des réductions budgétaires douloureuses et des adaptations du système social deviennent indispensables. Celles-ci sont nécessaires pour que l’Allemagne puisse rester compétitive au niveau international.
Mais il n’est pas facile dans une démocratie représentative de les imposer politiquement. Car pour la sauvegarde de leurs intérêts particuliers, des groupes de pression bien organisés fournissent régulièrement une opposition avec l’argument que le caractère social de l’économie de marché disparaît avec les mesures d’adaptation, au bénéfice d’un « capitalisme pur et dur ». De tels arguments ayant un fort impact sur la formation de l’opinion publique notamment dans les grands partis politiques nationaux CDU/CSU et SPD, l’adaptation nécessaire ne se fait pas ou est retardée.
Cela perturbe l’équilibre entre le « principe de la liberté » et le « principe de l’équilibre social » qui représente une condition sine qua non élémentaire au fonctionnement de l’économie sociale de marché et à son acceptation dans la population. Le fait que cette dernière soit en baisse, non seulement dans les nouveaux Länder, mais aussi en Allemagne de l’Ouest depuis quelques années, comme le montrent des enquêtes menées par exemple par l’Institut de Démoscopie d’Allensbach, est certainement dans une large mesure imputable à la défaillance de la classe politique dans son rôle de médiateur et à l’information insuffisante de l’opinion publique sur les interdépendances entre la politique économique et la politique sociale.
Le gouvernement et l’opposition manquent actuellement de leaders à forte personnalité ayant une compétence en politique économique, de la crédibilité et une force de persuasion comme L. Erhard, A. Müller-Armack ou K. Schiller. Si bien qu’aujourd’hui, beaucoup de gens en Allemagne ne se font plus qu’une image floue de l’idée même de l’économie sociale de marché.
Or, pour assurer une large acceptation à l’avenir, il est nécessaire de faire passer politiquement les liens fondamentaux. Pour y parvenir, il faut lutter efficacement contre la mentalité d’assistance en faisant clairement comprendre que les subventions destinées au maintien de l’existence des entreprises et les primes accordées pour la non-adaptation des salariés diminuent la compétitivité du système économique et limitent à moyen et à long terme les possibilités de la politique sociale.
On ne peut redistribuer que ce qui a été produit auparavant ! La protection sociale ne peut pas être une assistance totale dans le sens d’une protection contre tous les risques économiques. Il faut avoir à l’esprit que dans le processus de croissance, des décisions doivent être prises par les chefs d’entreprises et également par les salariés (notamment le choix de la profession) qui comportent des risques – qui augmentent en période de mutation structurelle. Les dispositions qui doivent obligatoirement être prises pour la croissance économique et la prise en charge des risques afférents pourraient ne pas l’être, en tout ou en partie, si les gens font plutôt preuve d’un esprit d’aversion aux risques.
L’idée centrale de l’économie sociale de marché consiste désormais à considérer les citoyens d’un pays comme une communauté à risques à travers laquelle se ferait l’assurance de base de l’individu. Les aides collectives ne devraient donc pas être fournies avec l’intention de donner une sécurité entière, mais de permettre l’adaptation, la formation continue ou de faciliter un nouveau départ pour soutenir l’initiative privée, afin d’éviter en cas de crise de sombrer dans une chute sans fin.
Une telle réforme de l’organisation économique réelle de l’Allemagne, grâce à une prise de conscience et à un retour à la conception ordo-libérale de l’économie sociale de marché, d’origine mais toujours actuelle aujourd’hui, est absolument indispensable pour répondre aux défis prévisibles. Ceux-ci résident surtout dans une compétition de plus en plus forte des sites de production qui est rendue incontournable par la mondialisation et la poursuite de l’intégration européenne. Elle rend manifestes les inefficacités des systèmes de régulation existants et montre les besoins d’adaptation nécessaires. Avec une économie sociale de marché réformée dans le sens de l’idée ordo-libérale d’origine, l’Allemagne aurait de bonnes chances de s’imposer dans cette concurrence.
Traduction de Christof Segerer
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1. Hartwig, K.-H. (1984), page 180.
2. Cf. Klump, R. (1986), page 138.
3. En ce qui concerne la conception de l’économie sociale de marché, cf. par ex. Müller-Armack (1956), Streit (1991), page 290 et suivantes, Tuchtfeld (1995) et Willgerodt (1996).
4. Klump, R. (1986), page 139.
5. Deux citations d’après R. Hasse (1986).
6. Eucken, W. (1949), page 93.
7. Cf. Streit (1997), pages 6–7.