L’économiste en débat

Dossier : Le Sursaut, 2e partieMagazine N°621 Janvier 2007
Par Jean-Marc DANIEL (74)

Lorsqu’on par­ti­cipe aux tra­vaux de X‑Sursaut, la réfé­rence immé­diate qui vient à l’esprit est celle de X‑Crise, ce groupe de poly­tech­ni­ciens qui dans les années trente se réunit pour pro­po­ser des réformes.
Le but était d’aider le pays à sor­tir de la réces­sion et du chômage.
On peut néan­moins s’interroger en remar­quant que si les gens d’X‑Crise avaient été à même de four­nir aux diri­geants des solu­tions pérennes aux pro­blèmes de l’époque, com­ment se fait-il qu’il faille encore soixante-dix ans après réunir des experts pour de nou­veau réflé­chir à la lan­gueur éco­no­mique française ?
En d’autres termes, la réflexion éco­no­mique a‑t-elle fait si peu de pro­grès qu’il faille encore débattre, sup­pu­ter, conjec­tu­rer pour répondre aux attentes de la socié­té ? On trouve là une ques­tion ancienne qui est celle de la per­ti­nence du savoir éco­no­mique d’une part et de l’usage qui en est fait d’autre part.
Ce der­nier aspect, celui de l’usage fait de la science éco­no­mique, se résume sou­vent dans la ques­tion : qui est économiste ?

Qui est économiste ?

Notre cama­rade Jean Pey­re­le­vade (58) écrit dans son remar­quable petit livre sur le capi­ta­lisme1 que les Fran­çais ont une pro­pen­sion natu­relle en éco­no­mie à prendre pour des éco­no­mistes des gens qui non seule­ment ne le sont pas mais encore déve­loppent des idées mani­fes­te­ment contraires aux notions les plus élé­men­taires que per­met de maî­tri­ser la science économique.

Il s’in­ter­roge ain­si sur le suc­cès de Viviane For­res­ter et de son livre à bien des égards peu per­ti­nent sur l’hor­reur éco­no­mique, ou encore sur le res­pect qua­si reli­gieux appor­té aux asser­tions de Pierre Bour­dieu, socio­logue de talent en tout point esti­mable mais déve­lop­pant des rai­son­ne­ments sur le capi­ta­lisme fon­dés sur une grande mécon­nais­sance de la réa­li­té et une cer­taine dif­fi­cul­té à manier les concepts mathé­ma­tiques. On ne peut que par­ta­ger le point de vue de Jean Pey­re­le­vade et se deman­der en effet pour­quoi les Fran­çais en géné­ral et cer­tains vec­teurs d’o­pi­nion en par­ti­cu­lier attachent tant d’im­por­tance à des livres, à des per­son­nages, à des opi­nions que dans des domaines autres que l’é­co­no­mie on n’hé­si­te­rait pas à assi­mi­ler à du charlatanisme.

Il faut dire que la défi­ni­tion de ce qu’est un éco­no­miste n’est pas claire. En France, par exemple, on confie les plus hauts postes des admi­nis­tra­tions finan­cières à des ins­pec­teurs des finances en géné­ral issus de l’E­na, qui sont consi­dé­rés par les Fran­çais comme des éco­no­mistes mais qui passent aux yeux des Anglo-saxons pour des ges­tion­naires sérieux mais dépour­vus de véri­table culture éco­no­mique. Que l’on com­pare le cur­ri­cu­lum vitae du gou­ver­neur de la Réserve fédé­rale des États-Unis avec celui de Jean-Claude Tri­chet, et on mesu­re­ra à quel point la France se dis­tingue du reste du monde dans ce qu’elle consi­dère comme un éco­no­miste. Lors d’une émis­sion de télé­vi­sion Jean Pey­re­le­vade se trou­va en com­pa­gnie de Jacques Mar­seille et de Ray­mond Barre. Le jour­na­liste ani­ma­teur gra­ti­fia Jean Pey­re­le­vade qui est un ancien ingé­nieur de l’a­via­tion civile et un ancien diri­geant d’en­tre­prise et Jacques Mar­seille qui est pro­fes­seur d’his­toire du titre d’é­co­no­mistes. Le seul qui dans l’as­sis­tance déte­nait un diplôme d’é­co­no­miste était Ray­mond Barre. Et il ne fut pré­sen­té et sol­li­ci­té que comme homme politique.

On voit bien com­bien ambi­gu est le sta­tut social de l’é­co­no­mie. Elle est consi­dé­rée par cer­tains épis­té­mo­logues comme la science de réfé­rence car elle a été créée pour répondre à des besoins très concrets de la popu­la­tion tout en se déve­lop­pant dans son expres­sion la plus abou­tie selon des enchaî­ne­ments logiques com­plexes proches de ceux des mathé­ma­tiques. William Stan­ley Jevons, l’é­co­no­miste anglais du XIXe siècle qui le pre­mier consi­dé­ra que l’é­co­no­mie ne pou­vait se conten­ter d’une expres­sion lit­té­raire, avait cou­tume de dire : « Pour Gali­lée, la nature est un livre écrit en lan­gage mathé­ma­tique ; pour moi, la socié­té est aus­si un livre écrit en lan­gage mathé­ma­tique. Sim­ple­ment, l’œuvre de Gali­lée avait besoin des mathé­ma­tiques de New­ton, la mienne de celles de Lagrange et de Laplace. » Pour Jevons, il s’a­gis­sait sim­ple­ment d’in­di­quer que com­prendre les méca­nismes sociaux qu’a­na­lysent les théo­ries éco­no­miques sup­pose pour évi­ter de se noyer dans les détails et de sur­es­ti­mer des aspects secon­daires de la réa­li­té de quan­ti­fier ladite réa­li­té et de défi­nir avant d’en­ga­ger toute réflexion quelques concepts pré­cis per­met­tant de rendre compte des rela­tions sociales.

Concrè­te­ment, il ne sert à rien de pré­tendre qu’en aug­men­tant les salaires, on aug­mente la demande, si bien qu’on réduit le chô­mage. Une telle asser­tion heurte le bon sens, si c’é­tait si simple, on ne com­prend pas pour­quoi les gou­ver­ne­ments n’im­posent pas des aug­men­ta­tions de salaires ; en effet, selon une telle vision de l’é­co­no­mie, celles-ci don­ne­raient satis­fac­tion à tout le monde : aux sala­riés voyant leur pour­voir d’a­chat aug­men­ter, aux chô­meurs retrou­vant un emploi, aux entre­prises mul­ti­pliant les débou­chés, à l’É­tat béné­fi­ciant dans ses ren­trées fis­cales de cette dyna­mique éco­no­mique accrue. Elle heurte aus­si les tra­vaux des économistes.

Ceux-ci ne doivent pas pour­tant se conten­ter de réagir en criant au sophisme. Ils doivent accom­plir un authen­tique tra­vail scien­ti­fique en pro­cé­dant d’a­bord à l’i­den­ti­fi­ca­tion dans l’é­co­no­mie de la consom­ma­tion, de ses liens avec les autres para­mètres, notam­ment avec la crois­sance, de la nature de ses liens en termes de causes et d’ef­fets. Ils doivent ensuite pro­cé­der à des exa­mens sta­tis­tiques et éco­no­mé­triques pour véri­fier la per­ti­nence des affir­ma­tions avancées.

L’é­co­no­mie serait donc la reine des sciences parce qu’elle pro­cé­de­rait d’une part comme les mathé­ma­tiques en s’ap­puyant sur un ensemble d’axiomes et en éla­bo­rant des déduc­tions logiques ; d’autre part comme les sciences de la nature en cher­chant une véri­fi­ca­tion empi­rique repo­sant sur la sta­tis­tique et l’é­co­no­mé­trie, même si cette véri­fi­ca­tion ne peut pas être par­fai­te­ment assi­mi­lée à une expérience.

Cette per­cep­tion de la méthode de l’é­co­no­miste est appa­rue dès les pre­mières théo­ries orga­ni­sées. Le pre­mier pro­fes­seur d’é­co­no­mie de l’his­toire, l’An­glais William Nas­sau Senior, un dis­ciple de David Ricar­do, com­men­ça son cours en 1826 en affir­mant deux choses.

La pre­mière est que, s’il avait accep­té d’en­sei­gner l’é­co­no­mie dans une uni­ver­si­té, c’est-à-dire dans une struc­ture vivant d’argent public, c’é­tait parce qu’il avait acquis la convic­tion que l’é­co­no­mie était une science et que son mes­sage n’é­tait pas de la pro­pa­gande au pro­fit de tel ou tel groupe poli­tique mais bel et bien un moyen de dif­fu­ser un savoir à même d’a­mé­lio­rer le bien-être social. Il sou­te­nait son point de vue en décla­rant : « Nul n’est éco­no­miste s’il est pro­tec­tion­niste. » Cette phrase est fon­da­men­tale pour qui veut com­prendre ce qu’est un éco­no­miste et ce qu’on doit en attendre.

En effet, Senior comme la plu­part de ses contem­po­rains vivaient dans un monde pro­fon­dé­ment pro­tec­tion­niste et dont les res­pon­sables n’hé­si­taient pas à se décla­rer pro­tec­tion­nistes. Il ne les accu­sait pas pour autant d’in­com­pé­tence ou de stu­pi­di­té. Il disait sim­ple­ment que ce qu’é­ta­blit l’é­co­no­miste, c’est que le libre-échange en fai­sant bais­ser les prix amé­liore le pou­voir d’a­chat de tous alors que le pro­tec­tion­nisme, en empê­chant la concur­rence, avan­tage cer­tains sec­teurs. L’é­co­no­miste consi­dère que son rôle est de conce­voir les poli­tiques qui amé­liorent la situa­tion glo­bale de la popu­la­tion. Le pro­tec­tion­niste est celui qui choi­sit de favo­ri­ser une par­tie de la popu­la­tion au détri­ment de l’autre, choix, qui n’é­tant pas jus­ti­fiable éco­no­mi­que­ment, a d’autres jus­ti­fi­ca­tions – poli­tiques, éthiques ou religieuses.

Les pro­tec­tion­nistes anglais de l’é­poque de Senior connais­saient les théo­ries des éco­no­mistes, mais ils choi­sis­saient de défendre la pro­duc­tion natio­nale de blé pour garan­tir le pou­voir, la richesse et le sta­tut social des pro­prié­taires ter­riens en géné­ral nobles et pour avoir la cer­ti­tude qu’en cas de nou­veau blo­cus conti­nen­tal, du type de celui mis en place par Napo­léon Ier, l’An­gle­terre aurait été en mesure de nour­rir sa popu­la­tion. L’é­co­no­miste rend un ver­dict en termes de coût de pro­duc­tion et de pou­voir d’a­chat, le déci­deur choi­sit en pre­nant en compte d’autres para­mètres. La rigueur scien­ti­fique impose à l’é­co­no­miste de ne pas cher­cher à jus­ti­fier l’ac­tion du déci­deur par des théo­ries fausses, mais à lui four­nir les moyens d’ap­pré­cier les consé­quences de ses actes.

La seconde affir­ma­tion de Senior est qu’en tant que science, l’é­co­no­mie est axio­ma­tique. Il posa donc quatre axiomes autour des­quels il construi­sit son cours. Ces axiomes se vou­laient intem­po­rels et dépour­vus de toute réfé­rence natio­nale. Il n’est pas inutile de les rap­pe­ler ici.

Le pre­mier est ce que l’on appelle le prin­cipe d’hé­do­nisme, c’est-à-dire l’i­dée que cha­cun agit selon son inté­rêt, c’est-à-dire encore que cha­cun cherche dans ses actes à aug­men­ter sa satis­fac­tion et à réduire sa peine. Le deuxième, qui se vou­lait à l’é­poque une réfu­ta­tion des thèses de Mal­thus, est que la popu­la­tion n’est jamais trop nom­breuse, car les méca­nismes de mar­ché par l’aug­men­ta­tion des prix des den­rées deve­nues rares conduisent les hommes à réagir, soit en aug­men­tant la pro­duc­tion, soit en ayant recours à une pro­duc­tion de sub­sti­tu­tion, soit en enga­geant un auto­con­trôle de la démo­gra­phie. Le troi­sième est que l’é­co­no­mie est sou­mise au prin­cipe des ren­de­ments décrois­sants. Le qua­trième est que la pro­duc­ti­vi­té est croissante.

Ces axiomes sont tou­jours au centre de la science éco­no­mique, même si leur for­mu­la­tion lit­té­raire ou mathé­ma­tique a fluc­tué dans le temps. Les ren­de­ments décrois­sants s’ex­priment sou­vent dans les manuels d’au­jourd’­hui par l’af­fir­ma­tion que le coût mar­gi­nal est crois­sant en fonc­tion de la pro­duc­tion. Même si Senior ne par­lait pas de coût mar­gi­nal, il ne disait pour autant pas autre chose.

Cette iden­ti­té entre la méthode du mathé­ma­ti­cien et celle de l’é­co­no­miste a fait le suc­cès de notre École dans le déve­lop­pe­ment de la science éco­no­mique et beau­coup d’é­co­no­mistes de réfé­rence sont ou ont été des poly­tech­ni­ciens. De là à dire que pour être éco­no­miste, il faut être poly­tech­ni­cien, il y a un pas que je ne fran­chi­rai pas. L’É­cole s’est d’ailleurs illus­trée dans le pas­sé pour avoir igno­ré un des plus grands éco­no­mistes de l’his­toire. Wal­ras, le fon­da­teur de l’é­co­no­mie néo­clas­sique, fut col­lé au concours d’en­trée à l’X et il a vécu si dou­lou­reu­se­ment cet échec qu’il som­bra dans une dépres­sion sévère qui l’empêcha de ter­mi­ner sa for­ma­tion d’in­gé­nieur civil des Mines.

Pour­tant, mal­gré cette affir­ma­tion de la néces­si­té de se confor­mer à une méthode rigou­reuse et de ne sou­te­nir une théo­rie qu’a­près l’a­voir construite selon cette méthode d’axio­ma­ti­sa­tion et de véri­fi­ca­tion sta­tis­tique, le tri par­mi les gens qui s’ex­priment en éco­no­mie reste dif­fi­cile à faire. Notre cama­rade Ber­nard Sala­nié (81) dans un article de la revue Socié­tal2 sur le sta­tut de l’é­co­no­mie et des éco­no­mistes défend l’i­dée que, in fine, les éco­no­mistes tirent leur recon­nais­sance de l’a­dou­be­ment de leurs pairs. Est éco­no­miste celui qui a été accep­té par les autres éco­no­mistes comme éco­no­miste, soit par les pro­cé­dures de sélec­tion uni­ver­si­taire, soit par l’ac­cep­ta­tion de la publi­ca­tion de ses œuvres dans des revues ou par des mai­sons d’é­di­tion spé­cia­li­sées en économie.

En fait, le pro­blème de savoir qui est éco­no­miste serait second si le conte­nu de ce savoir était recon­nu par tous et comme tel pou­vait être uti­li­sé sans état d’âme.

Or un des pro­blèmes de l’é­co­no­mie est qu’à côté de la théo­rie éco­no­mique de réfé­rence se déve­loppent des hété­ro­doxies qui sont vécues par une par­tie non négli­geable de la popu­la­tion comme tout aus­si per­ti­nentes que les idées défen­dues par la majo­ri­té des économistes.

Pertinence du savoir économique

Le foi­son­ne­ment du nombre de gens qui se consi­dèrent en droit d’af­fir­mer en éco­no­mie sans se deman­der si ce qu’ils racontent est exact est entre­te­nu par le fait que les éco­no­mistes, même ceux qui ont reçu la sanc­ti­fi­ca­tion de leurs pairs, affichent des opi­nions très diverses.

Dans son livre Capi­ta­lisme, socia­lisme et démo­cra­tie, Schum­pe­ter s’in­ter­ro­geait sur l’é­mer­gence d’i­dées reçues, sur la dic­ta­ture des sché­mas intel­lec­tuels tout faits, d’au­tant plus domi­nants qu’ils s’é­loignent de la dure véri­té pour se nour­rir de récon­for­tantes illu­sions. Il s’in­quié­tait de ce para­doxe qui fait que le capi­ta­lisme, qui est le sys­tème qui a le plus amé­lio­ré la vie quo­ti­dienne des popu­la­tions, est le sys­tème qui a sus­ci­té la plus abon­dante lit­té­ra­ture cri­tique. Il se disait en outre frap­pé de devoir consta­ter que toute cri­tique du libé­ra­lisme, aus­si extra­va­gante soit-elle, trouve tou­jours par­mi les éco­no­mistes recon­nus un groupe capable de la défendre.

À lire Schum­pe­ter, c’est comme si l’é­co­no­miste appli­quait la grille de lec­ture de la théo­rie néo­clas­sique fon­dée sur l’in­té­rêt indi­vi­duel à la ges­tion de sa propre pro­duc­tion intel­lec­tuelle. L’é­co­no­miste uni­ver­si­taire convain­cu par l’é­tude des textes d’A­dam Smith, de Léon Wal­ras ou d’Al­fred Mar­shall que tout indi­vi­du réagit selon son inté­rêt et que ce fai­sant il conduit la socié­té à un équi­libre qui four­nit un maxi­mum de bien-être serait ame­né natu­rel­le­ment à regar­der où va son inté­rêt dans la conduite de sa car­rière aca­dé­mique et dans les prises de posi­tion autour des­quelles il la construit. Or, il est facile d’ac­qué­rir la noto­rié­té et une répu­ta­tion de géné­ro­si­té en dénon­çant le capi­ta­lisme et l’é­co­no­mie de mar­ché, il est facile de convaincre ses pairs aux condi­tions de vie sou­vent modestes de la noci­vi­té du mar­chand enri­chi. Bref, pour Schum­pe­ter, l’é­co­no­miste réflé­chi peut rai­son­na­ble­ment consi­dé­rer qu’il est de son inté­rêt de dénon­cer à l’en­vi les méca­nismes éco­no­miques libéraux.

Schum­pe­ter avait de quoi être affli­gé par les prises de posi­tion de cer­tains de ses col­lègues et s’il reve­nait par­mi nous, il aurait matière à l’être encore. Son rai­son­ne­ment est sédui­sant et on pour­rait comme lui s’in­ter­ro­ger sur cet étrange des­tin de la théo­rie libé­rale qui au tra­vers de la mise en avant de l’in­té­rêt indi­vi­duel conduit ceux qui la com­prennent à devoir la déni­grer. Pour­tant, au fur et à mesure que l’é­co­no­mie se pré­cise, il est ras­su­rant de consta­ter que se dégage un consen­sus plus large et plus mar­qué que ce que l’on pour­rait croire.

Déjà, à l’é­poque clas­sique, les pre­miers éco­no­mistes met­taient en garde les hommes poli­tiques contre la faci­li­té de tout accep­ter en matière éco­no­mique, de ne pas cher­cher à voir ce qui res­sort d’une véri­table réflexion de ce qui est le fruit d’une pos­ture sociale3. Et lorsque Keynes décla­ra solen­nel­le­ment que le drame de la poli­tique éco­no­mique était que les hommes poli­tiques n’a­vaient à leur dis­po­si­tion que les théo­ries d’é­co­no­mistes morts, assi­mi­lant dans la fou­lée Ricar­do à Tor­que­ma­da, c’est-à-dire à un dic­ta­teur intel­lec­tuel régnant sur des esprits envoû­tés, il s’est heur­té à la volon­té de beau­coup d’é­co­no­mistes de consi­dé­rer que les tra­vaux des anciens n’é­taient pas à reje­ter d’un revers de la main. John Hicks, l’au­teur du célèbre modèle IS-LM que tous les étu­diants en éco­no­mie ont croi­sé au moins une fois dans leur vie, a conçu ce modèle comme un moyen de conci­lier les thèses clas­siques et néo­clas­siques avec celles nou­velles de Keynes. Et dans ce que les éco­no­mistes connaissent sous le nom de « Que­relle des deux Cam­bridge », Paul Samuel­son repro­cha aux key­né­siens anglais de stricte obé­dience regrou­pés autour de Joan Robin­son d’i­gno­rer tout le tra­vail accom­pli par leurs prédécesseurs.

Cette idée que l’on ne construit pas la science éco­no­mique sur le para­doxe et la contro­verse, sur la ruine des idées du pas­sé ou de celles des autres éco­no­mistes, cette idée que résu­mait bien Tony Blair lors­qu’il a fait un dis­cours au Par­le­ment fran­çais en décla­rant « Il faut désor­mais com­prendre et admettre qu’il n’y a pas une poli­tique éco­no­mique de gauche et une poli­tique éco­no­mique de droite, mais qu’il y a une poli­tique éco­no­mique qui marche et des poli­tiques éco­no­miques qui échouent », cette idée donc est plus par­ta­gée qu’on ne pour­rait le croire par­mi les économistes.

Pour citer pour une der­nière fois un grand éco­no­miste au risque de paraître pédant, je me réfé­re­rai à John Stuart Mill. À l’ins­tar de Senior, il consi­dé­rait son savoir éco­no­mique comme un savoir scien­ti­fique. Appe­lé à se pro­non­cer sur la poli­tique éco­no­mique du Par­ti libé­ral en matière d’emploi, il affir­ma qu’il n’y a pas une façon conser­va­trice et une façon libé­rale de réduire le chô­mage. Mais il y a la façon iden­ti­fiée par les éco­no­mistes : il faut bais­ser les salaires, soit direc­te­ment pour inci­ter les entre­prises à embau­cher, soit indi­rec­te­ment en pré­le­vant un impôt qui per­met à l’É­tat d’embaucher. En revanche, chaque par­ti poli­tique peut doser plus ou moins ces deux mesures, peut accep­ter un niveau plus ou moins éle­vé de chômage.

Cette sépa­ra­tion entre ce qui relève de la science incon­tes­table et ce qui revient de la déci­sion poli­tique est de plus en plus admise. La science éco­no­mique moderne est gros­so modo assez bien décrite dans la théo­rie néo­clas­sique qui prit son déve­lop­pe­ment à par­tir des tra­vaux de l’An­glais Jevons, de l’Au­tri­chien Men­ger et du Fran­çais Wal­ras. Elle repose sur les axiomes moder­ni­sés mais tou­jours actuels de Senior. Pour com­plé­ter le tout, la science éco­no­mique moderne a pro­lon­gé les thèses de Ricar­do sur le libre-échange et sur l’im­pact des ren­de­ments décrois­sants et celles d’A­dam Smith sur le par­tage des rôles entre le mar­ché et l’État.

Mal­gré les sar­casmes qu’ins­pirent régu­liè­re­ment les pré­vi­sions des conjonc­tu­ristes démen­ties par la réa­li­té, mal­gré les dia­tribes idéo­lo­giques contre l’é­co­no­mie de mar­ché qui garan­tissent à ceux qui les pro­noncent la sym­pa­thie d’une par­tie du corps social, la science éco­no­mique a ain­si acquis sinon des cer­ti­tudes du moins de fortes assu­rances sur ce qu’il faut faire et sur ce qu’il ne faut pas faire pour atteindre cer­tains résul­tats. La pas­si­vi­té assas­sine des auto­ri­tés moné­taires amé­ri­caines des années trente face à la défla­tion, pas­si­vi­té qui a conduit au chô­mage de masse dans le monde indus­triel, n’est plus de mise et plus aucune banque cen­trale ne com­met­trait de telles erreurs.

Le pro­blème de la véri­té éco­no­mique est moins son absence d’ab­so­lu que le fait qu’elle est sou­vent dif­fi­cile à admettre. Comme le disait Jacques Rueff, un de nos grands anciens : « Soyez libé­ral, soyez socia­liste, mais ne soyez pas men­teur. » Ce dont souffre l’é­co­no­mie, c’est la mécon­nais­sance qui l’en­toure et la pol­lu­tion de son mes­sage par des prises de posi­tion qui fas­cinent le public alors qu’elles sont fal­la­cieuses. Il est facile de sus­ci­ter l’en­thou­siasme contre l’é­goïsme du mar­ché mais il est plus aus­tère et plus ingrat de racon­ter les thèses de Coase sur la taille opti­male de la firme, de s’in­ter­ro­ger sur le trai­te­ment des exter­na­li­tés chez Pigou, de démon­ter le théo­rème de Debreu-Arrow ou plus sim­ple­ment de défi­nir les mis­sions de l’État.

Notre ministre des Finances a créé un orga­nisme char­gé de super­vi­ser la dif­fu­sion de la connais­sance éco­no­mique. Cette démarche montre qu’il est à peu près admis dans notre socié­té qu’il y a quelque chose à dif­fu­ser. Et donc que Senior avait rai­son : en ensei­gnant l’é­co­no­mie, il appor­tait à ses étu­diants un savoir et non de la pro­pa­gande. Mais cette dif­fu­sion ne sera effi­cace que si elle revient là encore à John Stuart Mill, c’est-à-dire à la double néces­si­té de faire com­prendre ce qui relève du choix poli­tique et ce qui est le fruit inexo­rable de la phy­sique sociale ; et d’é­cou­ter toutes les opi­nions, même les plus far­fe­lues, pour selon le cas en sou­li­gner la per­ti­nence ou en démon­ter les inco­hé­rences et les falsifications.

X‑Sursaut ne sau­rait être ni un labo­ra­toire en éco­no­mie, ni une sorte d’of­fi­cine où les cadres diri­geants de l’é­co­no­mie fran­çaise cher­che­raient, en com­bi­nant récits de leur expé­rience et réfé­rences scien­ti­fiques, à légi­ti­mer leur rôle social. X‑Sursaut doit être un des groupes qui per­met­tront aux citoyens de faire leur choix en toute liber­té mais aus­si, autant que faire se peut, en toute connais­sance de cause.

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1. Le capi­ta­lisme total, édi­tions du Seuil, col­lec­tion la Répu­blique des idées.
2. Socié­tal n° 50 : dos­sier sur le rôle social de l’é­co­no­miste ; voir éga­le­ment Ber­nard Sala­nié : L’é­co­no­mie sans tabou, édi­tions Le Pommier.
3. Voir à ce sujet la lettre de Fré­dé­ric Bas­tiat à Lamar­tine, repro­duite dans Socié­tal n° 53.

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