L’efficacité économique de l’entreprise doit contribuer au bien commun
À quoi sert l’entreprise ? Dans la société française, traumatisée par la quasi-permanence d’un chômage élevé depuis le premier choc pétrolier, c’est-à-dire depuis quarante ans, la réponse préférée sera souvent : créer des emplois. Et pourtant ce n’est pas la mission essentielle de l’entreprise, qui ne saurait s’assimiler à ce que furent jadis les « ateliers nationaux ».
REPÈRES
Il y a longtemps que les entreprises savent qu’elles doivent se préoccuper, non seulement de l’intérêt de leurs actionnaires, mais aussi de ceux d’autres catégories qui sont « parties prenantes » (en anglais stakeholders) de l’entreprise : les clients d’abord, sans la satisfaction desquels l’entreprise disparaîtra, les employés, qui constituent la substance humaine de l’entreprise, mais aussi les fournisseurs qui souvent doivent accompagner et rendre possibles les évolutions techniques de l’entreprise, les collectivités publiques de différents niveaux qui définissent le cadre réglementaire et juridique de son activité, et même les groupes privés (ONG) qui peuvent limiter sa capacité d’agir.
Créer de la valeur
L’entreprise est fondamentalement le lieu où des hommes et des femmes, apporteurs de capitaux ou collaborateurs, travaillent ensemble pour créer de l’efficacité économique, c’est-à-dire produire des biens et des services qui, pour la collectivité à laquelle elle appartient, ont plus de valeur que les ressources utilisées pour le faire. Sans cet objectif d’efficacité économique, traduit dans le vocabulaire d’aujourd’hui par « créer de la valeur », il n’y a pas d’entreprise.
La recherche du profit
Décrire l’entreprise et les relations qu’elle noue avec la société
Mais cet objectif fondamental suffit-il à décrire l’entreprise et les relations qu’elle noue avec la ou les sociétés au milieu desquelles elle fonctionne ? Certains l’ont pensé, avec le fameux économiste néoclassique Milton Friedman, qui fait de la recherche du profit maximum la seule finalité de l’entreprise.
Et, selon lui, tout dirigeant d’entreprise qui se préoccupe d’autre chose trahit sa mission et ses actionnaires. Ce n’est pas que Milton Friedman soit indifférent à l’intérêt général d’une société. Mais il croit fermement que le bien commun ne peut être défini et mis en œuvre que par la « main invisible » du marché, et que seule la poursuite « égoïste » de son intérêt propre par chaque agent économique, et donc chaque entreprise, y conduira efficacement.
La raison d’être de la prospérité
Ce n’est pourtant pas le comportement qu’adoptent un grand nombre d’entreprises. Pour prendre l’exemple que je connais le mieux, celui de Lafarge, les actionnaires de l’entreprise familiale du XIXe siècle avaient comme objectif majeur, et formulé explicitement, le bien-être matériel et spirituel de leurs ouvriers.
Et, un siècle plus tard, en 1960, Marcel Demonque, alors président de Lafarge, écrivait, à propos de l’entreprise : « Son but immédiat […] est de produire et de vendre aux meilleures conditions économiques, et ainsi de prospérer », tout en ajoutant : « La raison d’être de sa prospérité, c’est l’homme […], et non seulement l’homme du dedans de l’entreprise, mais aussi l’homme du dehors, le consommateur des produits de l’entreprise, qui ne doit être trompé, ni sur la qualité, ni sur les prix ; les hommes de l’entreprise voisine, qui ne doivent pas être menacés dans leur entreprise par une concurrence déloyale ; l’État, qui pour préserver les citoyens a des droits sur l’entreprise […].
Finalement, l’homme tout court, l’homme de la rue, est partie prenante à un bien commun que l’entreprise enrichit par sa prospérité et ses succès légitimes, ou appauvrit par ses échecs et ses succès illégitimes. »
Certes, cette conception de l’entreprise n’a jamais été mise en œuvre partout, et les exemples abondent, à chaque époque, d’entreprises qui se sont exclusivement concentrées sur l’intérêt financier de leurs propriétaires ou de leurs dirigeants, ont « exploité » au sens marxiste du terme leurs salariés, et se sont peu souciées de conserver l’équilibre nécessaire entre les divers intérêts en cause.
Deux aspects de la mondialisation
Les grandes entreprises doivent prendre des positions qui débordent les frontières
Mais nombreuses ont été, en particulier en Europe, les grandes entreprises qui se rattachaient à la même tradition que Lafarge. Dans les trente dernières années, elles ont toutes connu un développement international considérable et se sont trouvées confrontées à deux aspects de la mondialisation :
- d’une part, l’émergence d’un monde financier de plus en plus global et professionnel, qui a voulu, à la suite de Milton Friedman, affirmer son pouvoir sur les entreprises – en tout cas les entreprises cotées – et leur demander des performances financières plus qu’économiques ;
- d’autre part, l’entrée dans des pays dont le niveau de développement économique, politique et social était très différent, et appelait de la part de l’entreprise des comportements de responsabilité rappelant ceux de la vallée du Rhône de 1850.
Les limites des maîtres du monde
La taille et la puissance financière des grandes entreprises internationales sont parfois supérieures à celles de certains États, et beaucoup pensent qu’elles peuvent leur imposer leur volonté, 0selon le modèle caricatural de la compagnie américaine United Fruit des années 1950 en Amérique du Sud.
J’ai connu l’époque où les participants du World Economic Forum de Davos – version moderne des foires du Moyen Âge où il est commode de rencontrer en peu de temps des gens du monde entier – étaient traités de « maîtres du monde » et accusés de conspirer contre le bien des populations laborieuses.
En fait, si l’entreprise internationale peut faire jouer efficacement la concurrence entre pays tant qu’elle ne s’y est pas implantée, elle devient ensuite très dépendante du pouvoir local, et ne peut se développer avec succès et permanence que si elle montre qu’elle apporte au développement du pays autant qu’elle en retire. Personne n’a pu s’opposer aux nationalisations décidées par le président Chavez au Venezuela, et les paysans du Bengale ont obligé le groupe Tata à construire son usine à l’autre bout de l’Inde.
Inversement, le caractère international des grandes entreprises, s’il ne leur donne pas le pouvoir que l’on croit, les met en porte-à-faux par rapport à des dirigeants politiques dont la base électorale est purement nationale.
Deux problèmes majeurs
En même temps la mondialisation libérale, source d’une croissance économique globale sans précédent, a aussi amplifié deux problèmes majeurs : l’apparition de pollutions globales susceptibles d’affecter l’équilibre de notre planète, et une forte croissance des inégalités entre ceux qui ont su prendre le train de la croissance et les « exclus », au niveau des individus ou des pays eux-mêmes.
Beaucoup de liens continuent à unir les grandes entreprises au pays qui les a vues naître
Face à ces problèmes, le système de gouvernance internationale, fondé, depuis les traités de Westphalie de 1648, sur la souveraineté des États-nations, éprouve beaucoup de difficultés.
Les grandes entreprises, face à ces nouveaux besoins, mais aussi sous la pression des mouvements d’opinion et d’associations internationales – ce qu’il est convenu d’appeler la société civile – ont dû prendre des positions qui débordent les frontières.
La responsabilité sociale de l’entreprise
La relation entre entreprise et société s’est donc trouvée profondément transformée, et le « développement durable » conduit à un nouvel équilibre, faisant contrepoids aux seules aspirations financières de certains actionnaires, affirmant la « responsabilité sociale de l’entreprise » et nous ramenant de fait à la stakeholder theory de l’entreprise.
Des profits à l’extérieur
À l’heure actuelle, la majorité des grandes entreprises françaises ont assez bien traversé la crise financière et économique de 2008, et ont conservé, ou retrouvé, des niveaux de marge et de profit comparables à ceux de leurs concurrents étrangers.
La nationalité de l’entreprise
Avec souvent 60% à 70% d’actionnaires étrangers, et des proportions parfois plus élevées de production et de chiffre d’affaires réalisés hors de France, peut-on dire qu’une grande entreprise est « française », et sa prospérité aide-t-elle la position de notre pays dans le monde ?
Parce que la part de leur activité française est relativement faible, elles ne souffrent pas trop de la faiblesse de la rentabilité des entreprises françaises domestiques, inférieure de plus de dix points à celle de leurs concurrents européens.
Et l’opinion s’indigne du contraste entre les profits élevés d’entreprises comme Total et l’atonie de l’économie française, oubliant que la quasi-totalité de ces profits est réalisée à l’extérieur de la France.
Les racines françaises
Désireux à une certaine époque de montrer aux collaborateurs internationaux de Lafarge qu’ils n’étaient pas des « étrangers » au sein de l’entreprise, je l’avais définie naguère comme une « entreprise internationale à racines françaises ». Mais ce sont d’importantes racines qui relient la grande entreprise à son pays d’origine.
La culture d’une entreprise joue un grand rôle dans la permanence de sa réussite, elle trouve généralement sa source dans le ou les pays où elle s’est développée à l’origine et est ensuite confrontée aux cultures des différents pays.
Moins monolithique que les cultures américaine ou allemande par exemple, mais visant cependant à l’universalité, la culture française a donné à ses entreprises une capacité de compréhension et d’adaptation qui les a beaucoup aidées. Et ce n’est sans doute pas un hasard si le nombre d’entreprises françaises leader mondial de leur secteur est supérieur à ce que justifierait l’importance économique ou démographique de notre pays.
Parc éolien de l’usine de Tétouan (Ciment-Maroc). © MÉDIATHÈQUE LAFARGE – IGNUS GERBER
Législation et fiscalité
L’implantation du siège social, des organes de direction et des centres de recherche n’est pas neutre, et influence la répartition des cadres dirigeants des entreprises, au profit du pays où ils sont situés. Les régimes juridiques et fiscaux du siège social, ainsi que les systèmes de gouvernance, déterminent souvent ce que l’entreprise peut faire dans le monde entier, dans ses rapports avec ses salariés ou ses actionnaires.
Des exemples de démarches internationales
Lafarge a par exemple, avec d’autres leaders cimentiers mondiaux, créé une cement sustainability initiative pour traiter la question de l’impact de son industrie sur l’environnement.
L’idée d’un accord sectoriel mondial pour réduire les émissions de CO2 de la meilleure façon a été proposée, mais elle se heurte actuellement à l’absence d’une organisation publique mondiale avec laquelle un tel accord pourrait être passé.
Dans d’autres domaines, la sécurité du transport aéronautique repose sur des règles mondiales élaborées avec le concours de l’industrie, et une démarche analogue est demandée pour le domaine nucléaire.
Plus encore que la conjoncture économique de son pays d’origine, la législation et la fiscalité de ce pays peuvent être un avantage ou un handicap compétitif. Le monde financier lui-même est loin d’être global. Une entreprise basée à Paris et cotée sur la place de Paris sera considérée par les investisseurs comme une valeur française, et une valeur euro, et subira leur sort, même si elle ne fait que 15 % de son chiffre d’affaires en France, et vend plus dans d’autres monnaies que l’euro.
Les entreprises ont une responsabilité et un rôle à jouer
Enfin, malgré l’ouverture des marchés et la mondialisation libérale, l’intervention des États est présente dans de nombreux domaines, et chaque gouvernement s’efforce de promouvoir les intérêts des entreprises de son pays, comme le montrent les cortèges de chefs d’entreprise entraînés par les chefs d’État dans leurs visites officielles.
En définitive, beaucoup de liens continuent donc à unir les grandes entreprises au pays qui les a vues naître. Mais ces entreprises ont aussi un rôle à jouer sur le plan mondial.
Progrès contre organisation politique
Le système de gouvernance mondial est encore mal adapté à la dimension et à la complexité des problèmes du monde. Ce manque d’organisation et les différences d’approche et de réglementation, loin de bénéficier aux entreprises comme certains le croient, sont préjudiciables à leur développement à long terme, car elles ont besoin de règles cohérentes et si possible stables et prévisibles – et elles sont prêtes à participer à l’élaboration de ces règles.