Légèreté
Une musique légère, une femme légère : le qualificatif a parfois une connotation négative, mais pas toujours : les elfes, comme les anges – même les plus dodus – ne pèsent pas bien lourd. Et reprochera-t-on à Mozart, Mendelssohn ou Debussy d’être légers, à la différence de Beethoven, Wagner ou Mahler ? En vérité, en musique comme en cuisine, nous préférons de plus en plus ce que l’on nous suggère à ce qu’on nous assène, et nous sommes heureux de sortir d’un concert, comme d’une table, le cœur léger plutôt que le cœur aux lèvres.
Concertos de Mozart
Il n’est rien de moins pesant que les concertos pour piano de Mozart, même joués sur un Steinway de concert avec un orchestre d’aujourd’hui, et donc d’effectifs très supérieurs à ceux que Mozart a connus. Et pourtant ils ne manquent ni de richesse thématique et harmonique ni de puissance émotionnelle. Écoutez l’entrée du piano dans le Concerto n° 20 en ré mineur que Evgeny Kissin vient d’enregistrer, ainsi que le n° 27, avec le Kremerata Baltica qu’il dirige depuis le clavier1 : un modèle de toucher aérien, de mélancolie suggérée. On est loin du Mozart prétendument préromantique que certains, et non des moins grands, pratiquent volontiers. La légèreté – on devrait dire la pudeur – de Kissin est tout à fait comparable avec celle de Clara Haskil dans son enregistrement légendaire du même 20e avec Igor Markevitch (1961). Même distance dans le n° 27 avec une touche douce-amère qui rend ce dernier concerto, écrit l’année de la mort de Mozart, plus poignant encore.
Edna Stern, révélée naguère par le Festival de La Roque-d’Anthéron, a enregistré les Concertos n° 9 (dit Jeunehomme), 12 et 14 avec l’Orchestre de chambre d’Auvergne2. Excellente idée d’avoir choisi une formation de chambre pour ces concertos intimistes, et spécialement cet excellent ensemble, homogène et précis. Edna Stern a, elle aussi, pris le parti de l’extrême légèreté et même de la sobriété en matière de couleurs : elle joue Mozart, pourrait-on dire, en gris et blanc, ce qui convient bien à ces trois concertos, tout particulièrement au 14e, le moins connu, et qui mérite la découverte.
Jonathan Gilad joue Mendelssohn
Notre camarade Jonathan Gilad (2001), qui poursuit sa double carrière de pianiste et d’ingénieur des Ponts (à la Mission économique de Berlin) vient d’enregistrer les Variations concertantes et les deux Sonates pour piano et violoncelle de Mendelssohn3, avec le violoncelliste Daniel Müller-Schott, avec lequel il avait déjà gravé les deux Trios (avec la violoniste Julia Fischer). Schumann, ami de Mendelssohn, qualifiait la 1re Sonate de « mozartienne ». Et au fond Mendelssohn, avec son génie jaillissant, son romantisme limpide, sa finesse mélodique et harmonique, son inextinguible juvénilité, est bien le Mozart du XIXe siècle. Les deux Sonates, dans lesquelles le piano est le leader, témoignent d’une richesse d’invention quasi explosive. Les Variations sont brillantes et virtuoses, pour le piano comme pour le violoncelle. Au total, Jonathan et Daniel Müller-Schott nous livrent, avec une technique sans faille, une parfaite symbiose et un brio parfois non dépourvu de gravité, trois pièces majeures et parmi les moins connues de ce créateur foisonnant et génial.
Bach à deux pianos
On peut être méfiant envers les transcriptions, qui sont souvent des trahisons, mais pas pour la musique de Bach, qui pratiquait lui-même couramment l’adaptation et l’arrangement. Et l’on ne peut que se réjouir de la publication de l’enregistrement des Six Sonates pour orgue, transcrites pour deux pianos au XIXe et au XXe siècle, par Claudine Orloff et Burkard Spinnler4. Le grand piano moderne se prête parfaitement bien à ces transcriptions, qui rendent claires et déliées ces pièces riches et complexes, plus que l’orgue qui écrase parfois des phrases rapides où se superposent plusieurs registres et le pédalier. Au final, on découvre en quelque sorte six nouvelles oeuvres pour piano – pour deux pianos – de Bach, de première grandeur, à placer à côté des Suites et des Partitas.
Piano Stories par Philippe Souplet
Les amateurs de jazz connaissent bien notre camarade pianiste Philippe Souplet (1985), qui se produit souvent dans les clubs de Paris et aussi d’autres villes du monde où l’amènent ses recherches en mathématiques. Émule à la fois des grands du piano stride comme Willie Smith « The Lion », Fats Waller, James P. Johnson, et aussi des subtils Duke Ellington et Billy Strayhorn, Philippe vient d’enregistrer sous le titre Piano Stories sa version d’une douzaine de standards dont certains peu connus, comme I Guess I’ll Have to Change my Plan ou Honey Hush, et aussi un medley du Duke, dont Prelude to a Kiss et Passion Flower5. À la différence de certains pianistes un peu brouillons et aussi du stride parfois quelque peu primaire, il prend le parti d’un style pianistique clair et aérien, et nous livre quatorze plages exquises de jazz, les unes mozartiennes et les autres debussystes, en quelque sorte.
À déguster avec un bon Jack Daniel’s, évidemment.
1. 1 CD EMI.
2. 1 CD ZIG-ZAG.
3. 1 CD ORFEO.
4. 1 CD FUGA LIBERA.
5. 1 CD psouplet@wanadoo.fr