Legrandin ingénieur : un polytechnicien pour modèle dans La Recherche
Les polytechniciens ne fournissent pas de personnage identifié comme tel dans le grand œuvre de Proust. On peut néanmoins suspecter Legrandin d’en être un, et même peut-on lui trouver un modèle polytechnicien plus convaincant que ses modèles habituellement cités, qui ne le sont pas.
Ne cherchez pas l’École polytechnique dans À la recherche du temps perdu : elle n’y figure pas. Du moins pas directement. Dans l’index des noms, on trouve certes des X : Foch, Joffre, Carnot (le président), Poincaré (le mathématicien), Dreyfus (le capitaine), Mercier (le général resté convaincu jusqu’à son dernier souffle de la culpabilité du précédent), Niel (le nom d’une rose en hommage à l’épouse du maréchal) et peut-être quelques autres. Leur qualité de polytechnicien n’est toutefois pas mentionnée et aucun ne compte parmi les protagonistes. Mais souvent chez Proust la réalité se cache derrière l’apparence ! Bien qu’il ne soit pas signalé comme tel, Legrandin – double incarnation de l’ingénieur et du snob dans La Recherche – pourrait bien avoir porté le bicorne. Voici pourquoi.
Legrandin polytechnicien ?
Legrandin, auquel on ne connaît pas de prénom, est un des personnages secondaires qui traversent le roman. « C’était, nous dit le narrateur, un de ces hommes qui, en dehors d’une carrière scientifique où ils ont d’ailleurs brillamment réussi, possèdent une culture toute différente, littéraire, artistique, que leur spécialisation professionnelle n’utilise pas et dont profite leur conversation. » Culture qui finit d’ailleurs par être pesante : la grand-mère du narrateur reproche à Legrandin « de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre ».
La sœur de cet « ingénieur très distingué » sans attaches aristocratiques a épousé le marquis de Cambremer. Tout en déblatérant contre le faubourg Saint-Germain, Legrandin crève d’envie d’y être admis, allant jusqu’à prendre le nom de Legrandin de Méséglise, puis celui de comte de Méséglise. Après avoir indisposé la famille du narrateur, son snobisme lui attire les flèches des Guermantes avant que le duc, par calcul dynastique, ne légitime son titre usurpé.
Mais revenons à l’ingénieur. Conjuguer une grande carrière scientifique avec une belle culture littéraire et artistique n’est évidemment pas l’apanage exclusif des polytechniciens. Cette heureuse combinaison est cependant fréquente parmi les X à la Belle Époque. Il y a donc présomption d’homo polytechnicus chez Legrandin.
Arthur Fontaine, modèle de Legrandin ?
Poursuivons l’enquête. Comme la plupart des grandes figures d’À la recherche du temps perdu, celle de Legrandin a probablement été inspirée par des personnages réels. Quatre sont généralement cités : Henri Cazalis (1840−1909), un social climber médecin et poète, ami d’Adrien Proust, le père de Marcel ; Georges Rodier (1870−1929), sportif et lettré accompli, dont la sœur a épousé le vicomte Pierre de Noüe ; Paul Desjardins (1859−1940) – normalien, agrégé de lettres, fondateur des Décades de Pontigny – dont Legrandin recommande, avec celle d’Anatole France, quatrième modèle possible, la lecture au jeune narrateur. En fouillant, j’ai déniché un cinquième modèle, rarement mentionné mais qui paraît bien plus convaincant : Arthur Fontaine (X1880).
Fontaine est né le 3 novembre 1860 à Paris. Son père, Joseph (1823−1867), issu d’une lignée d’agriculteurs de l’Aisne, a repris en 1847 avec un cousin une entreprise de serrurerie décorative créée en 1740 et installée – tel César Birotteau ! – rue Saint-Honoré. Ils lui ont donné leur nom : la société des Serrures Fontaine, qui existe toujours. L’affaire est prospère et met la famille d’Arthur à l’abri du besoin, malgré le décès de son père à l’âge de 44 ans. Après Stanislas, le jeune homme entre à l’X d’où il sort deuxième en 1882. Il commence alors une carrière exemplaire d’ingénieur des Mines – à la fibre sociale – qui le verra occuper la direction de l’Office du travail et participer en 1919 à la création de l’Organisation internationale du travail (OIT). Dans ses différents postes, il impose l’usage des statistiques.
Une grande culture reconnue
« Sa culture littéraire et artistique était peut-être plus grande encore que sa culture scientifique », dit Eugène Raguin (X1918) dans son éloge de Fontaine après sa disparition en 1931, qui fait écho au portrait de Legrandin sous la plume de Proust. « Il s’intéressait à tout, à la science, à l’art, à la littérature, à la politique, aux questions économiques comme aux questions sociales. […] L’art fut une de ses grandes passions. Occupé comme il l’était, il trouvait le temps de lire, de visiter assidûment les musées, les expositions, les ateliers. Il comptait beaucoup d’amis parmi les hommes de lettres et les artistes. Il n’attendait pas qu’ils fussent arrivés pour les découvrir et les apprécier. »
Dans le discours qu’il prononce aux obsèques d’Arthur Fontaine, Paul Valéry loue « l’homme complet » qu’a été cet ami de Gide, Claudel, Debussy, Vuillard et d’autres. En 1911, Francis Jammes, l’un des plus proches, lui présente au ministère un jeune homme originaire des Antilles qui s’interroge sur la carrière diplomatique. On se plaît à penser qu’il aura convaincu le futur Saint-John Perse qu’on peut concilier le service de l’État et celui de la littérature.
Une connaissance de Proust
C’est son mariage en 1889 qui ouvre à Arthur Fontaine les portes du monde de la culture. Dans la famille de sa femme, Marie Escudier (1865−1947), on fréquente les musiciens et les peintres. Par ailleurs Lucien, le frère cadet d’Arthur né en 1864, se marie en 1891 avec Louise Desjardins, jeune sœur de Paul Desjardins. Seconde porte familiale vers les Lettres ! Pour le meilleur et le pire : Marie quitte en 1907 le domicile conjugal pour rejoindre son jeune amant Abel Desjardins (1870−1952), frère cadet de Paul, qu’elle épousera dans la foulée après avoir divorcé d’Arthur – qui se remariera lui-même en 1920 avec Germaine de La Seiglière (1876−1962).
Proust fréquentait les Desjardins : Abel avait été son condisciple à Condorcet et, médecin des hôpitaux, s’était lié d’amitié avec son frère Robert. Il connaissait aussi Arthur et Lucien Fontaine, tous deux compagnons de route du Bulletin de l’Union pour l’Action morale de Paul Desjardins, où il aurait découvert Ruskin. Lucien assistera aux obsèques de sa mère, Jeanne Proust, en 1905. Quant à Arthur, il l’a peut-être rencontré chez Réjane. Philip Kolb, l’éditeur de la correspondance de Proust, rapporte que le haut fonctionnaire aurait eu une liaison avec la sœur de Louisa de Mornand (1884−1963), l’un des modèles de Rachel. La personnalité de cet homme hors du commun était ainsi familière à l’auteur d’À la recherche du temps perdu.
Un silence étonnant
De tous les inspirateurs du personnage de Legrandin, Arthur Fontaine, ne serait-ce que parce qu’il est le seul ingénieur, paraît le plus plausible. Comme Fontaine est polytechnicien, l’école d’où est le plus vraisemblablement issu Legrandin est donc l’X. Mais pourquoi, alors qu’hier comme aujourd’hui les polytechniciens s’arrangent couramment pour faire savoir ou comprendre qu’ils le sont dans les premières minutes d’une conversation, Legrandin ne le signale-t-il pas ? Proust connaît l’École polytechnique. Dans Jean Santeuil, le berceau de La Recherche rédigé pendant l’affaire Dreyfus, il y fait allusion, non sans ironie, à propos d’un certain Duroc, qui est reçu « premier à l’École normale et à l’École polytechnique » mais qui démissionne pour étudier la médecine !
“Proust connaît l’École polytechnique.”
L’auteur d’À la recherche du temps perdu ne semble pas avoir décidé de ne pas citer les diplômes. Le lecteur apprend que Bloch a été reçu à l’agrégation et que le jeune Létourville sort de Saint-Cyr. Il n’est pas non plus hostile aux institutions : le Collège de France, l’Institut, les Sciences Politiques sont en bonne place dans le roman. On est donc enclin à penser que, si Legrandin ne dit pas qu’il sort de l’X, c’est parce qu’il ne veut pas le dire – ou plus exactement parce que Proust ne veut pas le lui faire dire. Mais pourquoi ?
Un silence éloquent
Swann se comporte de même chez les Verdurin en n’avouant pas qu’il déjeune avec le prince de Galles. Histoire de ne pas paraître prétentieux. Est-ce une telle modestie forcée qui anime Legrandin ? Ce ne serait pas son genre.
Peut-on imaginer qu’à l’inverse ce soit par fatuité que notre ingénieur ne dit rien de son école, persuadé que nul ne peut ignorer d’où il vient ? C’est une hypothèse recevable, au parfum bien proustien, qui va dans le sens d’un Legrandin polytechnicien. Mais elle n’est pas décisive. On dit en Écosse que la distinction, c’est de savoir jouer de la cornemuse et de ne pas en jouer. Serait-ce par distinction « écossaise » que Legrandin n’affiche pas son statut de polytechnicien ? On peine à l’imaginer chez ce « Grandin de rien du tout », comme le moque Mme de Villeparisis quand elle apprend qu’il se fait appeler Legrandin de Méséglise.
L’explication la plus crédible est que c’est par snobisme qu’il se tait. Sous la Troisième République, les ingénieurs sont rares. L’une des questions qu’on se pose lorsqu’on en croise un est de savoir de quelle école il sort. Legrandin en est forcément conscient. Mais il a aussi pu observer que, plus on s’élève dans la société, moins on parle de soi – tels les Guermantes qui, au dire du narrateur, « tout en vivant dans le pur “gratin” de l’aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse ».
Le snobisme, maladie de l’âme
Legrandin doit savoir que, s’il cède à la tentation de briller en se dévoilant, il risque d’être catalogué comme « polytechnicien » et de compromettre, paradoxalement, son cursus honorum dans le grand monde. Le Who’s Who et le Bottin mondain se recouvrent peu ! L’intérêt du futur comte de Méséglise est de contenir son orgueil et d’entretenir le mystère. Renoncer à un plaisir social par calcul mondain, même au prix d’un supplice, n’est-ce pas le summum du snobisme ?
Concluons par une expérience de pensée. Première étape : songez à Legrandin en ignorant qu’il est peut-être polytechnicien, autrement dit en vous plaçant dans les conditions usuelles de lecture de La Recherche. Son snobisme vous paraîtra ordinaire. Seconde étape : livrez-vous au même exercice en intégrant l’hypothèse qu’il sort sans doute de l’X. Ce même snobisme vous semblera bien plus subtil. Gageons que, en traçant le portrait de Legrandin, Proust n’a pas voulu se limiter à une observation convenue de cette « maladie grave de l’âme » qu’est le snobisme, mais souhaité au contraire, à son habitude, en souligner la complexité. Cette conjecture ne vaut que si Legrandin est polytechnicien ! C.Q.F.D.