L’élaboration de la LPM 2024–2030
Adoptée par l’Assemblée nationale et le Sénat après trois mois de débats parlementaires intenses mais sans recours au « 49–3 », la loi n° 2023–703 du 1er août 2023 « relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense » (LPM 2024–2030) fixe pour les prochaines années les objectifs de la politique de défense et la programmation financière qui leur est associée. L’un de ses auteurs apporte ici sa vision personnelle sur l’exercice de son élaboration.
Étant l’un des coauteurs de la loi, je vous propose dans le présent article un éclairage personnel sur la nature de cet objet appelé « LPM », le problème qui était à résoudre, la méthode adoptée et les enseignements que j’en retire. La description du contenu de la LPM n’est pas abordée, étant largement documentée par ailleurs.
La LPM est d’abord une loi
En application de l’article 34 de la Constitution (Des lois de programmation déterminent les objectifs de l’action de l’État), le titre Ier de la LPM et son rapport annexé constituent la référence de besoins et de ressources dont découleront les projets de lois de finances pour la « mission Défense ». Cela contrebalance le principe d’annualité budgétaire, également prévu dans l’article 34 mais impraticable lorsqu’il faut établir la soutenabilité de projets d’investissement. Notons toutefois que les lois de programmation et de finances sont de même rang en hiérarchie des normes : seule la constance politique permet de mettre en œuvre effectivement une LPM, et l’on comprend pourquoi il est indispensable d’élaborer une nouvelle LPM à chaque nouveau quinquennat.
Le titre II de la LPM constitue le véhicule législatif principal pour toute disposition normative intéressant la défense nationale, ce qui explique son caractère volumineux (58 articles) et le nombre de signataires de la LPM (outre la Première ministre, le ministre des Finances et le ministre des Armées, on compte neuf ministres, trois ministres délégués et deux secrétaires d’État). Il serait fastidieux d’énumérer tous les sujets couverts dans ce titre II ; on peut toutefois relever l’article 49 relatif à la sécurité des approvisionnements, qui instaure un levier réglementaire pour faire constituer des stocks et prioriser les productions par les fournisseurs des forces armées.
La LPM est aussi, et surtout, un plan de développement capacitaire complet et cohérent
Le rapport annexé en résume l’analyse du contexte géostratégique, le modèle d’armée et les contrats opérationnels cibles, ainsi que les trajectoires d’effort en matière de ressources humaines, d’équipement, d’activité de préparation opérationnelle, d’innovation et de transformation permettant d’atteindre ces cibles. Le référentiel détaillé de programmation militaire, interne au ministère des Armées, décline ce plan et permet à l’ensemble des entités du ministère de conduire la manœuvre sur une base partagée.
Et bien d’autres choses…
La LPM doit enfin être regardée sous d’autres angles de vue, tout aussi pertinents : vecteur de communication stratégique et d’influence vers nos alliés, compétiteurs et adversaires ; enjeu économique et social, national et territorial, compte tenu de l’empreinte de la base industrielle et technologique de défense – BITD (210 000 emplois directs, 4 000 PME) et des implantations des unités des forces ; enjeu de politique intérieure, dans un contexte de majorité relative qui oblige, sur ce domaine traditionnellement « réservé », à trouver des équilibres inédits entre gouvernement, Assemblée nationale et Sénat. Tout cela n’est pas nouveau.
La première LPM, loi de programme du 8 décembre 1960 relative à certains équipements militaires qui tient sur une page du Journal officiel, a été adoptée après deux « 49–3 », la bascule d’effort vers la dissuasion au détriment des forces conventionnelles ayant suscité une forte hostilité. On peut par ailleurs relever la modernité de son article 3 : « Les documents joints au projet de loi de finances devront faire ressortir les incidences économiques et sociales des dépenses militaires et la part de celles-ci qui bénéficie directement ou indirectement au secteur civil. »
Le problème à résoudre
Comme on vient de le voir, le cœur d’une LPM est un plan de développement capacitaire pluriannuel, complet c’est-à-dire couvrant l’ensemble des armées, directions et services du ministère des Armées, et cohérent au regard de toutes les dimensions DORESE (doctrine, organisation, ressources, équipements, soutiens, entraînement). Pour concevoir un tel plan, il faut d’abord bien identifier ou mettre à jour les objectifs capacitaires à long terme, ce qui est assez facile dans l’absolu, et surtout les contraintes qui délimiteront un cône des possibles.
Il s’agit principalement de la prise en compte de l’existant, des décisions déjà prises (recrutements, investissements, engagements internationaux), des études et travaux préparatoires en cours, des perspectives raisonnables de ressources, des capacités opérationnelles à maintenir, voire renforcer, immédiatement (« pendant les travaux, la vente continue »), des capacités industrielles et technologiques à développer ou à préserver, des contraintes normatives (commande publique, environnement, sécurité des biens des personnes…).
Dans le contexte particulier de la LPM 2024–2030, il a fallu y ajouter les incertitudes géostratégiques (Ukraine) et macroéconomiques (inflation), ainsi que les circonstances liées à la politique intérieure (nécessaire continuité avec la LPM 2019–2025, majorité relative).
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Les équilibres à trouver
Ensuite, et sachant que la dissuasion constitue un socle préarbitré, le problème se pose sous la forme d’une liste de points d’équilibre à identifier, dans le périmètre des capacités conventionnelles, sous contrainte financière et dans le cône des possibles défini précédemment. Les principaux équilibres à identifier concernent : forces terrestres / navales / aériennes / interarmées ; fonctions connaissance et anticipation / protection / prévention / intervention / influence ; masse salariale / fonctionnement / investissement ; masse salariale pour effectifs / attractivité et fidélisation ; fonctionnement pour activité / disponibilité / aptitude à durer ; investissement pour production / développement / innovation ; souveraineté / dépendances consenties ; effets capacitaires à court terme (2027) / moyen terme (2030) / long terme (horizon 2035) ; ambitions affichées / risques consentis / marges de manœuvre résiduelles. Le problème ainsi bien posé, il ne reste plus qu’à fixer un paramètre avant de pouvoir le résoudre : la trajectoire de ressources financières.
La méthode de résolution
Le Code de la défense, dans sa partie réglementaire, organise ainsi les responsabilités : Le conseil de défense et de sécurité nationale [présidé par le Président de la République, chef des armées, en application de l’article 15 de la Constitution] définit les orientations en matière de programmation militaire (…). Sous l’autorité du ministre de la défense, le chef d’état-major des armées est responsable (…) de la définition du format d’ensemble des armées, des services de soutien et des organismes interarmées et de leur cohérence capacitaire. À ce titre, il définit leurs besoins et en contrôle la satisfaction. Il conduit les travaux de planification et de programmation. En outre, selon le décret 2009–870, le délégué général pour l’armement (…) contribue à la conception de la capacité globale de l’outil de défense (…) et contribue à la préparation de la planification et de la programmation militaire conduites par le chef d’état-major des armées ; et le secrétaire général pour l’administration (…) prépare la programmation budgétaire pluriannuelle.
“Dix-sept responsables d’ensembles de programmation.”
Ces dispositions définissent la gouvernance haute des travaux d’élaboration de la LPM, qui s’appuie sur une comitologie tripartite : le CO-LPM, composé du sous-chef plans de l’EMA, du directeur des plans de la DGA et de la directrice des affaires financières du SGA (Secrétariat général pour l’administration). Leurs équipes respectives, regroupées en secrétariat commun, animent et coordonnent les travaux de l’ensemble des parties prenantes, soit dix-sept responsables d’ensembles de programmation.
Besoins programmés sur 2024–2030
413 Md€ :
- dont programmes d’armement majeurs : 100 Md€
- dont études amont et innovation : 7,5 Md€
La préparation
La préparation de la LPM 2024–2030 avait commencé en juillet 2021, avant l’agression de l’Ukraine par la Russie, par des travaux prospectifs s’appuyant sur la vision stratégique du CEMA qui fixait trois axes d’effort : participer au renforcement de la cohésion nationale, promouvoir la solidarité stratégique, disposer d’une armée d’emploi crédible prête aux affrontements de haute intensité. Ces travaux préparatoires avaient permis d’esquisser une Ambition opérationnelle 2030 réactualisée, prenant en compte les évolutions de la conflictualité et des scénarios de convergence.
L’élaboration
L’élaboration du projet de la LPM 2024–2030 a débuté en juillet 2022, à la demande du Président de la République et sous l’égide du nouveau ministre des Armées Sébastien Lecornu. La fracturation de l’ordre mondial nécessitait en effet une nouvelle Revue nationale stratégique, conclue en novembre, et de revoir en conséquence le modèle d’armée. Faire émerger les pivots capacitaires possibles et souhaitables ainsi que les économies à consentir en contrepartie n’a pas été simple, même si chacun avait reçu comme consigne de proposer des redéploiements sous enveloppe. Les équipes de la DGA, pour stimuler la réflexion, avaient pourtant identifié un vaste portefeuille de mesures d’économie faisables sur les plans contractuel et industriel…
La situation aurait pu rester bloquée sans une impulsion politique qui a produit un « choc de méthode » audacieux mais salutaire : une liste restreinte d’axes d’efforts prioritaires (innovation, espace, drones et robots, défense surface-air, souveraineté outre-mer, renseignement, cyber, forces spéciales, munitions), ouvrant le champ des possibles pour le reste du spectre capacitaire. L’implication personnelle du ministre et les arbitrages rendus par le Président de la République en janvier 2023 sur la trajectoire de ressources financières ont permis d’affronter avec succès tous les dilemmes exposés précédemment et d’aboutir à un projet de loi équilibré, présenté au Conseil d’État, au Haut Conseil des finances publiques, puis au conseil des ministres le 4 avril 2023.
Le vote
L’accompagnement des travaux de l’Assemblée nationale et du Sénat, d’avril à juillet, a permis de consolider le projet et de conclure par un accord en commission mixte paritaire, qui a été le fruit d’un travail de concertation inédit pour une LPM et qui a vu l’adoption de centaines d’amendements par rapport au projet de loi. Dernier rebondissement, l’examen par le Conseil constitutionnel n’a eu aucun impact sur le contenu programmatique de la loi.
Les enseignements
Plutôt qu’un retour d’expérience sur les méthodes et outils utilisés pour construire le référentiel de programmation, il m’a semblé intéressant d’évoquer brièvement la psychologie des acteurs. De manière générale, l’élaboration d’une LPM est un sujet passionnel pour les armées, loin de l’image froide et technocratique qui se dégage probablement des paragraphes précédents.
L’importance des enjeux, l’attachement des officiers des armées à leurs maisons mères respectives, le sens tactique et la combativité intrinsèque à l’état militaire en font un véritable champ de bataille interne. Une fois les décisions prises, elles seront appliquées avec discipline, mais encore faut-il identifier les décisions justes dans un environnement où les porteurs de lignes rouges et d’injonctions paradoxales sont plus nombreux que les apporteurs de solution. La difficulté, pour l’état-major des armées, est la rareté des traitants purple, c’est-à-dire interarmées et dégagés de toute obédience de couleur d’uniforme.
A contrario, les hauts fonctionnaires budgétaires et les ingénieurs de la DGA, à défaut de légitimité opérationnelle, sont en mesure d’apporter un regard plus distancié.
Le difficile travail des budgétaires
Cependant, les budgétaires concentrent leur attention sur l’articulation entre la programmation militaire et la vie budgétaire classique de l’État : comment concilier le besoin de sécuriser des ressources et la capacité à encaisser les à‑coups de la temporalité budgétaire, de plus en plus fréquents et violents ces temps-ci dans le contexte d’incertitude que l’on connaît sur nos finances publiques ? Quelle rigidité budgétaire, quelles trajectoires de reste à payer et de report de charge, quel niveau de couverture des risques exogènes (inflation, énergie, mesures salariales transverses à la fonction publique) ?…
L’apport des ingénieurs de l’armement
Restent les ingénieurs de la DGA, qui mettent à profit leur connaissance du portefeuille de programmes d’armement, de l’industrie et de technologie pour instruire les nouveaux besoins capacitaires, les variantes et les économies, y compris sous forme de propositions spontanées.
In fine, cette activité de « bureau d’étude capacitaire » s’avère déterminante pour proposer des solutions à l’état-major des armées et au cabinet du ministre, sur les programmes d’armement et plus généralement sur les grands équilibres de la programmation militaire. Pour obtenir cela, il faut lutter patiemment contre les vieilles antiennes politico-militaires (« la DGA négocie mal avec l’industrie, a des marges cachées, surspécifie les besoins »…) et trouver les arguments percutants. Rendons hommage à nos prédécesseurs qui nous ont formés et mithridatisés !
L’adaptation permanente
Je dois souligner à quel point cette deuxième expérience d’élaboration d’une LPM, après celle de 2009–2014, a été stimulante, passionnante… et épuisante. Le résultat, auquel je suis fier d’avoir participé, est le fruit d’un travail collectif qui est aussi une aventure humaine très enrichissante. Et, comme nous sommes parfaitement au point sur la méthode, le ministre nous a demandé d’apporter des inflexions substantielles au référentiel de programmation militaire dès sa première année, ce que nous sommes en train de terminer à l’heure où j’écris ces lignes. L’adaptation permanente est une réalité !