L’emploi des docteurs et l’évolution du doctorat
Le doctorat, diplôme le plus élevé de l’enseignement supérieur, donne moins facilement accès à des emplois à durée indéterminée que les diplômes de niveau « bac + 5 ». Les docteurs sont pourtant les cadres de la recherche. Les efforts d’information et de communication qui sont nécessaires pour attirer les candidats et leurs employeurs futurs ne peuvent reposer que sur une base solide : la qualité du doctorat.
Cet article est une adaptation raccourcie d’un chapitre du livre Futuris 2009, publié aux éditions Odile Jacob. Ce chapitre a été écrit avec Clarisse Angelier (chef du service Cifre à l’ANRT), Hervé Biausser (directeur de l’École centrale Paris) et Jean-Claude Lehmann (ancien directeur de la Recherche de Saint-Gobain, membre de l’Académie des technologies).
REPÈRES
Dans tous les pays, les docteurs sont les principaux cadres de la recherche. Dans la recherche publique, le titre est nécessaire à peu près partout. Dans la recherche privée, il y a concurrence avec des ingénieurs qui n’ont pas le titre, mais la qualification internationale du doctorat renforce désormais son importance.
Les doctorants constituent une part importante de la force de travail de recherche publique : en France, à peu près la moitié.
En France, où malheureusement les passages du public au privé en cours de carrière sont « homéopathiques », les docteurs constituent la principale passerelle humaine entre la recherche publique et la recherche privée.
Le doctorat et le post-doctorat sont un moyen pour les pays les plus développés, à commencer par les États-Unis, d’attirer des travailleurs de qualité, dont une partie restera sur place, ou qui, au moins, conserveront des liens avec les réseaux locaux.
Paradoxe : les jeunes qui, pourvus d’un diplôme de niveau bac + 5, consacrent trois ou quatre ans de plus à préparer un doctorat trouvent moins facilement que leurs camarades un emploi à durée indéterminée. Qu’est-ce qui peut pousser un diplômé à faire ce parcours supplémentaire ? Qu’est-ce qui explique l’attitude des employeurs ?
C’est la tension entre ces deux éléments, l’intérêt collectif du doctorat et son attractivité pour les jeunes talents et pour les employeurs, qui caractérise une situation encore déficiente, chargée d’un poids historique, affligée de plusieurs contradictions, mais en pleine évolution positive
Le point de vue exprimé ici est celui d’un praticien, chargé d’une responsabilité partielle, celle de faire fonctionner, par délégation du ministère de la Recherche, les Conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre), où les doctorants préparent leur thèse comme salarié d’une entreprise, en collaboration avec un laboratoire public, avec l’aide d’une subvention de l’État. Dispositif créé en 1981, en application d’un rapport dû à nos camarades Fréjacques, Pierre et Déjou. Il n’a cessé de se développer : aujourd’hui, un nouveau docteur français sur sept (hors doctorat ès lettres) en est issu. On lui doit une bonne partie des recrutements de docteurs par les entreprises, une autre étant due à l’action de l’Association Bernard Grégory.
Les docteurs dans les entreprises
Les entreprises françaises embauchent chaque année presque le tiers des nouveaux docteurs qui cherchent un emploi en France. On ne fait guère mieux dans les pays comparables.
Mais qui n’a entendu l’histoire du Français aux deux cartes de visite, son titre de docteur ne figurant que sur celle qu’il destine à l’étranger ? Qui n’a entendu, en contrepoint des compliments adressés à la qualité des ingénieurs français, le reproche fait aux grandes écoles de détourner du doctorat et de la recherche » nos meilleurs cerveaux » et aux entreprises d’embaucher des ingénieurs plutôt que des docteurs ?
Dans un laboratoire américain, être docteur est indispensable en termes de crédibilité
Les docteurs sont le plus souvent recrutés à l’initiative des responsables de la recherche. Les directeurs des ressources humaines, au niveau d’une direction générale, ne connaissent pas les docteurs, au sens où ils ne cherchent pas à identifier ce diplôme pour la gestion de leurs personnels.
Ensuite, à la différence de ceux qui ont choisi le secteur public, beaucoup des chercheurs recrutés par les entreprises quittent la recherche après quelques années. Il n’est pas facile de savoir si ce passage initial par la recherche leur ouvre des perspectives plus intéressantes, même si l’on entend dire, ici ou là, qu’ils sont bien adaptés à l’environnement ouvert et changeant des entreprises modernes.
Le doctorat est en train de devenir le passeport des chercheurs employés par les entreprises multinationales. Certaines entreprises l’affirment de manière précise : » Si j’envoie un chercheur français dans un de mes laboratoires américains, il faut qu’il soit docteur ; c’est indispensable en termes de crédibilité et d’accès aux réseaux. »
En France, les entreprises ont encore du mal à apprécier la qualité de la formation universitaire et du doctorat. Le titre de docteur est encore accordé avec des niveaux d’exigence mal définis, d’ailleurs inévitablement variables, puisqu’il s’agit apprécier un travail personnel et non des résultats d’examens.
Quel salaire d’embauche ?
Les pratiques ne sont pas uniformes et elles évoluent, plutôt à la hausse. Il est encore assez courant qu’un docteur soit recruté comme un cadre avec un ou deux ans d’ancienneté, alors qu’il en a au moins trois. Mais un cadre de quel niveau ? De plus en plus d’entreprises prennent comme référence les grandes écoles de niveau A. Le doctorat peut donc être financièrement intéressant dès cette première embauche pour ceux qui sortent d’autres écoles ou de masters d’université. A contrario, les normaliens et autres polytechniciens ou centraliens qui veulent faire carrière dans le privé ne trouvent pas ici d’incitation pour commencer par la recherche.
Faut-il légiférer ? C’est une tentation française classique. Mais attention aux effets pervers : des entreprises pourraient alors ne pas recruter des personnes qu’elles seraient obligées de payer trop cher pour l’opinion qu’elles en ont. Commençons par améliorer la qualité et la faire reconnaître.
Des salaires très variables
En Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis, les doctorants sont recrutés sous contrat à durée déterminée par les universités ; la participation des entreprises se concrétise par les contrats de recherche ou les dotations. La rémunération des doctorants est variable : en Allemagne, le salaire annuel est de l’ordre de 17 000 euros pour un statut d’employé scientifique ; au Royaume-Uni, il varie de 18 000 à 36 000 euros. En France, la moyenne des allocations annuelles offertes par les différents dispositifs est de 22 000 euros. L’implication d’une entreprise permet d’offrir une meilleure rémunération : en 2008, dans le cadre du dispositif Cifre, où le doctorant est salarié d’une entreprise, le salaire moyen a été de 26 500 euros.
Se dégager du poids du passé
Travailler avec les entreprises
Les dispositifs qui permettent aux étudiants, puis aux doctorants, de travailler avec les entreprises sont très formateurs. À commencer par les stages de master, qu’il faudrait d’autant plus développer qu’ils peuvent aider au bon moment à faire un choix d’orientation en connaissance de cause.
Ce passé pèse encore lourd. Il y a eu trop de travaux sans impact véritable, de doctorants insuffisamment encadrés, voire isolés, de rémunérations dérisoires sans couverture sociale, d’indifférence à l’insertion professionnelle des docteurs. Cas minoritaires, mais assez nombreux pour affecter l’image de l’ensemble.
S’engager en connaissance de cause
Il faut commencer par améliorer la qualité et la faire reconnaître
On a connu trop de jeunes diplômés s’engageant dans un doctorat par continuité, sous l’influence de leur environnement immédiat, sans information ni réflexion sur leur avenir. Le premier impératif est de s’assurer qu’on a du goût pour la recherche, surtout pour les élèves des écoles, où le contact avec les chercheurs s’avère moins naturel, même s’il y a eu beaucoup de progrès. La question des débouchés ultérieurs a été beaucoup négligée ; elle est maintenant prise en compte, comme une des missions importantes des écoles doctorales. Mais fournir l’information pertinente au bon moment reste un souci.
Une faible rémunération en début de carrière
La rémunération des doctorants est l’élément comparatif le plus directement accessible et l’explication la plus évidente du manque d’attractivité du doctorat. Une fois les abus corrigés, ce qui est maintenant à peu près le cas en France où la plupart des doctorants bénéficient d’un statut professionnel, il reste que les années de doctorat impliquent un sacrifice financier.
C’est vrai dans tous les pays de référence : le doctorant souffre partout de l’ambiguïté de sa situation, mi-étudiant, mi-chercheur.
Des difficultés dans le monde entier
Promouvoir la notoriété
Le doctorat est, pour l’avenir, un enjeu majeur dans la réputation des universités françaises et un des déterminants de l’image des grandes écoles. Ces dernières en ont pris conscience et la recherche y tient une place croissante. Les universités françaises sont moins entraînées à promouvoir leur image. Et le paysage universitaire français, en pleine transition, est assez difficile à déchiffrer depuis l’étranger. Accroître la masse d’une université, à des niveaux approchant la centaine de milliers d’étudiants, n’est pas un moyen de progresser dans les classements internationaux. En revanche, il peut être judicieux de s’associer, entre universités et avec de grandes écoles, pour constituer de véritables Graduate Schools, véhicules d’une notoriété internationale.
Dans les trois pays les plus significatifs pour une comparaison, c’est-à-dire les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, la question de l’attractivité du doctorat est posée. Et c’est bien la faiblesse comparative des rémunérations initiales qui est en cause. Les États-Unis s’en sortent en attirant les doctorants du monde entier, mais s’inquiètent de la vulnérabilité correspondante.
La Grande-Bretagne et l’Allemagne se soucient de la qualité du doctorat, avec des éclairages différents : en Grande-Bretagne, c’est le caractère trop étroitement académique qui rebute les entreprises ; en Allemagne, où l’image du doctorat est excellente, y compris pour les entreprises, la difficulté est la continuité du travail de thèse, car de nombreux doctorants travaillent en alternance, faute encore une fois d’une rémunération suffisante.
Une formation trop étroite ?
Le reproche le plus fréquent que les entreprises font à la formation doctorale est que celle-ci ignore les réalités de leur vie. Ce reproche vise la formation universitaire, puisqu’elles disent n’avoir pas de doute à l’égard des docteurs qui sont ingénieurs. Cela renvoie à une réalité plus générale, qui ne concerne pas que l’emploi par le secteur privé : dans le monde de l’open innovation, on a besoin aujourd’hui de formations plus ouvertes. Et ce pour plusieurs raisons : travail en équipe, interdisciplinarité croissante, développement des échanges internationaux, importance, dès le stade de la recherche, des enjeux sociaux et économiques.
Le doctorant souffre partout de l’ambiguïté de sa situation, mi-étudiant, mi-chercheur.
Dans le cadre des écoles doctorales, des formations complémentaires font maintenant partie du bagage. Cependant, la préparation d’une thèse absorbe beaucoup de temps, et ces formations ne peuvent dépasser quelques semaines. D’abord, il faut essayer de faire le maximum de choses pendant le master, comme le font les écoles : le doctorat n’est pas une période de rattrapage.
Sans mettre en cause l’efficacité du master, la Grande-Bretagne envisage, tout en redoutant des effets pervers, de prolonger le doctorat. Aux États-Unis, celui-ci s’étale souvent sur quatre ou cinq ans, avec des formations de niveau très élevé pour les meilleurs doctorats.
La pertinence avant l’excellence
Si l’on veut améliorer la situation française, il faut faire progresser la qualité du doctorat et les manières de la démontrer. Augmenter le nombre n’est pas en soi un objectif.
Il faut faire progresser la qualité du doctorat et les manières de la démontrer.
La France a d’ailleurs un nombre de docteurs convenable en proportion de son effort de recherche (environ 8 000 par an, hors lettres). C’est sur la qualité des sujets, des doctorants, de l’encadrement et du suivi que peuvent se construire la reconnaissance et la notoriété du doctorat. Le concept de pertinence est ici plus approprié et exigeant que » l’excellence » tant invoquée.
Un indicateur important
Le recrutement des docteurs par les entreprises est un indicateur important. Dans les collaborations qu’elle établit avec elles, la recherche publique doit donner au doctorat une place significative. Il est tout aussi nécessaire que les entreprises considèrent le doctorat comme un élément important de leur stratégie d’innovation. Cela ne se fera pas sans améliorer la connaissance réciproque : combien de DRH et de responsables d’écoles doctorales ont eu l’occasion de s’expliquer ?
Dans un contexte de plus en plus marqué par la responsabilité et la mise en concurrence, il y aura de fortes différenciations. Il est important que la » performance » de la formation doctorale soit mesurée et que les moyens accordés dépendent des résultats. Il faudra être plus exigeant sur des éléments que l’on connaît depuis dix ans : l’intérêt des sujets de thèse, la qualification des doctorants, les conditions de travail et, in fine, la qualité de la soutenance et de la délivrance du diplôme.
Sur un sujet aussi complexe, en pleine évolution, qui porte encore le poids d’insuffisances anciennes, on pourrait ne retenir de ce texte qu’une tonalité critique. Rappelons que, bien mené, le doctorat est une occasion d’exception dans une vie professionnelle. Pour un jeune doctorant, n’est-ce pas une chance de se trouver investi, avec trois ou quatre ans de liberté de manœuvre, d’un travail original, porteur d’un véritable impact, dont on lui attribuera sans contestation le mérite ? Travail qu’il accomplira entouré de gens passionnés, dans une atmosphère d’enthousiasme et de découverte, en ayant accès à un » maître » qui prendra tout le temps de répondre à ses questions en le traitant déjà comme un égal ; travail où il sera en relation avec un réseau international de personnes qui s’intéressent au même sujet. Pourquoi douter de son avenir ? .