L’énergie et l’eau : étude des interactions à grande échelle, quelques implications à moyen et long terme
Dans cet article sont abordés quelques points d’interaction entre les usages de l’énergie et ceux de l’eau aux différentes échelles : échelle locale (systèmes techniques, installations, collectivités), échelles territoriales (collectivités, États), échelle globale.
L’année 2003 ayant été à la fois celle du débat sur l’énergie (loi d’orientation sur l’énergie) et celle des débats préparatoires de la loi sur l’eau, il apparaît opportun de rappeler ici quelques éléments de contexte, similitudes et aspects spécifiques de l’énergie et de l’eau.
Dans le domaine de l’énergie, le protocole de Kyoto contribue à orienter le contexte international, européen et français : des actions de maîtrise et de stockage des émissions de CO2, de maîtrise des énergies, de recours à davantage d’énergies renouvelables ou à plus faible contenu en carbone seront indispensables pour réduire les risques liés au réchauffement climatique. En effet le développement des pays du Sud reposera nécessairement sur un accroissement des besoins énergétiques, d’une ampleur variable selon l’efficacité des solutions adoptées mais assurément sgnificative.
Dans le domaine de l’eau, le sommet de Johannesburg en 2002, ayant fait le constat de déséquilibres importants dans l’accès à l’eau et aux services d’assainissement, fixe pour 2015 l’objectif de diviser par deux le nombre actuel de personnes n’ayant pas accès à l’eau et à l’assainissement (2,4 milliards d’habitants). En Europe et en France, dans le sens de la Directive cadre sur l’eau, seront étudiées après l’état des lieux de 2004 les mesures à prendre pour rétablir le » bon état écologique » des masses d’eau à l’horizon 2015.
Parmi les questions d’avenir à l’échelon national, on note les déclinaisons et les implications locales de ces problèmes aux différentes échelles, en particulier les démarches de développement local (concertation, évaluation, conception, mise en œuvre…) :
dans le domaine de l’énergie : par exemple, pour mettre en œuvre les solutions d’énergies renouvelables ou décentralisées (éolien, bois-énergie),
- dans le domaine de l’eau : par exemple, pour développer les démarches et les instruments territoriaux : élaboration et mise en œuvre des schémas d’aménagement et de gestion de l’eau (SAGE),
- dans le champ des interactions énergie-eau : des actions de mise en œuvre locale nécessiteront une meilleure connaissance générale des couplages identifiés actuellement ou à moyen et long terme. Le rôle de l’hydroélectricité doit également être évoqué tant il relève à la fois des choix de politique énergétique, de politique de l’eau, et des orientations prises en matière d’aménagement du territoire.
Matrice des interactions énergie et eau
La mobilisation des ressources énergétiques et celle des ressources en eau sont étudiées ici de façon conjointe et symétrique, dans une matrice des interactions à grande échelle. La matrice est construite (figure 1) par l’estimation des flux aux différentes étapes de la mobilisation des ressources (c’est-à-dire : extraction, transformation, transport, distribution, conversion de l’énergie…), en combinant des données statistiques existantes de flux (consommations d’énergie, prélèvements d’eau, etc.) et des paramètres et rendements techniques moyennés à grande échelle. Elle permet d’évaluer de nouvelles données à grande échelle, avec davantage un souci de cohérence et de lisibilité que la recherche d’une finesse de précision. Ces données traduisent les couplages » eau pour l’énergie » et » énergie pour l’eau » par secteurs d’activité (résidentiel/tertiaire, industrie, agriculture).
TABLEAU 1 | Eau pour la production d’énergie | Énergie pour la production d’eau | |
Part de la consommation d’énergie | |||
Part des prélèvements | Primaire | Électrique | |
France USA Arabie Saoudite Chine Inde |
50,6% 41,9% 20,3% 14,9% 3,1% |
1,6% 1,6% 3,7% 1,7% 8,9% |
3,4% 4,3% n.e. 5,5% 30,5% |
Synthèse des couplages eau-énergie pour les 5 pays étudiés. Parmi ces valeurs estimées dans les travaux cités en références, certaines ont été évaluées plus finement par la suite sans que les résultats ne s’écartent fortement de ces estimations (données Goossens et Bonnet, 2001, Cai et al., 2004). |
Par exemple, pour un pays et pour un secteur d’activité donné, on évalue d’après les statistiques disponibles les flux d’eau prélevés (eau de surface, eau souterraine) et utilisés. L’étude sommaire du panorama des techniques mises en œuvre permet d’évaluer les consommations énergétiques associées à chaque étape.
La synthèse des résultats est donnée dans le tableau 1. La comparaison des situations individuelles des pays étudiés dans cet article montre des différences marquantes entre les pays développés (France, États-Unis) et les pays en développement (Arabie Saoudite, Inde, Chine).
La dépendance en eau pour l’énergie apparaît la plus forte pour les pays développés, sans toutefois que les conditions hydrologiques et économiques n’engendrent, pour l’instant, de contraintes inadmissibles.
Bien que ces pays majoritairement tempérés ne soient pas déficitaires en eau, le niveau de développement de leurs infrastructures énergétiques détermine une forte mobilisation des ressources en eau. L’essentiel de ces prélèvements est lié au refroidissement des centrales thermoélectriques, à combustible fossile ou nucléaire. L’hydroélectricité, quant à elle, n’a pas vocation à être comptabilisée dans cette évaluation des couplages, pour plusieurs raisons :
- cette source d’énergie ne compte pas parmi les usages » consommateurs » de l’eau (Margat, 2000),
- son développement est souvent associé à la création de ressources nouvelles (retenues),
- la seule consommation d’eau à étudier serait la part d’évaporation des retenues : considérant que ce flux d’évaporation est pris sur un écoulement qui serait » perdu » sans la présence de la retenue, il a semblé plus juste de ne pas en tenir compte (débats du Groupe eau-énergie, Commissariat général du Plan, 2000–2002)
La dépendance en énergie pour la mobilisation de l’eau est particulièrement forte dans les pays du Sud étudiés. Plusieurs raisons à cela :
- le niveau des prélèvements d’eau est très important, en premier lieu pour les besoins d’irrigation. Lorsque la moitié de l’eau d’irrigation provient de ressources souterraines (cas de l’Inde), cela génère une dépendance extrêmement forte à l’énergie électrique (Goossens et Bonnet, 2004) ;
- cette dépendance va croissant à mesure que les besoins s’amplifient et se reportent de plus en plus sur des ressources plus coûteuses en énergie (ressources souterraines, transfert de ressources lointaines),
- le niveau de consommation énergétique par habitant des pays du Sud étudiés, significativement plus faible que celui des pays développés, contribue à expliquer ce poids relatif de l’approvisionnement en eau,
- cependant, les services publics de l’eau (approvisionnement en eau potable et assainissement) sont très insuffisamment développés dans les pays du Sud – souvent moins de 10 % à 20 % de la population desservie en assainissement par exemple.
Ces services, comptant actuellement pour une part assez faible de la dépendance énergétique, pourraient en se développant accroître significativement le besoin énergétique associé. En ce sens, les choix technologiques auront sans doute une importance primordiale : entre différentes filières de collecte et de traitement des effluents et des boues résiduaires, l’impact énergétique et environnemental peut varier significativement. Ces notions de choix technologiques sont par ailleurs tout à fait d’actualité, en France, dans les options collectives à prendre en milieu rural ou rurbain (assainissement collectif ou autonome).
Quelques implications à moyen et long terme
Quelques considérations techniques sont abordées brièvement à l’appui de réflexions prospectives à moyen et long terme.
S’agissant de l’impact sur l’eau de différentes filières énergétiques, il convient de distinguer trois situations.
1) Les aspects liés à l’extraction et au traitement des ressources
Selon les données disponibles et les estimations de ce travail, l’extraction des ressources est, dans la moyenne des situations rencontrées, une étape qui peut requérir de l’eau (c’est-à-dire récupération assistée du pétrole, raffinage) ou éventuellement réduire certaines ressources potentielles (l’exhaure des mines correspond aux nappes profondes évacuées pour permettre l’exploitation minière). Les volumes mis en jeu restent, actuellement, nettement inférieurs à ceux impliqués dans le refroidissement des centrales thermoélectriques, au contraire des effets polluants pouvant, eux, être supérieurs. Cette question est fortement dépendante de la configuration des gisements exploités. L’évaluation pour des ressources fossiles non conventionnelles (c’est-à-dire sables et schistes bitumineux) présente actuellement de grandes incertitudes.
2) La conversion en électricité par des installations centralisées de forte puissance, de l’ordre de 1 GWe
Sur l’exemple d’une tranche » moyenne » en France de 1 GWe, la production d’une puissance électrique de 1 GWe nécessite, avec un rendement thermodynamique de 33 %, l’évacuation de 2 GWth sous forme de chaleur résiduaire. En circuit ouvert cette puissance correspond, avec un échauffement de l’eau de 11 °C, à un débit voisin de 40 m³.s-1 ou environ 1 Gm3 par an. Les refroidissements en circuit fermé (tour aéroréfrigérante) se suffisent d’environ 2 Mm3 par an, à condition de disposer d’une eau de bonne qualité nécessitant le plus souvent un traitement poussé. Plusieurs remarques importantes sont à noter ici :
- les prélèvements pour le refroidissement en circuit ouvert sont intégralement restitués à la ressource naturelle d’origine, sans dégradation autre qu’un échauffement thermique. Le prélèvement admissible par un cours d’eau, notamment en période d’étiage, doit être dimensionné par rapport au débit disponible : seuls les cours d’eau importants peuvent assurer le refroidissement de grandes centrales ;
- en exploitation, le prélèvement et par conséquence la production d’une centrale sont susceptibles d’être réduits en fonction de la température de l’eau, afin de respecter une température limite de rejet au milieu naturel. Ces conditions peuvent être rencontrées quelques semaines par an (Bousquet et al. 2003). Elles sont pénalisantes quand la demande électrique d’été est forte (climatisation, irrigation), par exemple aux États-Unis, en pourtour méditerranéen, ainsi qu’en France de plus en plus : la canicule de 2003, notamment, a créé un effet d’entraînement avec le taux d’équipement en climatiseurs, déjà très sensible sur les puissances appelées sur le réseau électrique ;
- les prélèvements en littoral (eau de mer) ne sont pas comptabilisés, une implantation littorale n’étant pas contrainte en termes de ressources en eau. À l’inverse, certains pays arides n’ont pas d’autre alternative que d’implanter en littoral des centrales de grande puissance. Cette contrainte peut influencer fortement la capacité d’électrification de certains pays en développement, en particulier en zone rurale ;
- les rendements thermodynamiques des centrales, allant de 33 % (réacteur REP) à 38 % (centrale thermique conventionnelle) et jusqu’à 55 % (turbine à gaz en cycle combiné), déterminent le besoin en puissance de refroidissement des condenseurs. Toute technologie améliorant significativement le rendement se traduit par une dépendance moindre à la ressource en eau.
3) La production d’électricité par des systèmes sans eau
Les systèmes de production d’électricité sans eau sont de deux natures :
- les technologies thermiques de faible puissance unitaire (par exemple de l’ordre de 1 MWe), notamment en production décentralisée reliée au réseau électrique, génèrent une chaleur résiduaire suffisamment modeste pour être évacuée par un échange avec l’air extérieur. En particulier, les systèmes en cogénération, récupérant une fraction importante de la chaleur résiduaire, nécessitent peu de refroidissement ;
- les technologies non thermiques, comme l’éolien ou dans une moindre mesure le solaire photovoltaïque, n’ont aucun besoin de refroidissement.
Sur les questions prospectives en matière d’eau pour l’énergie, on peut noter brièvement quelques faits stylisés à moyen et long terme :
- l’existence d’une grande différence d’impact entre les alternatives à moyen et long terme incite à mieux prendre en considération le critère » eau » dans les projets énergétiques. Cette question potentiellement limitante dans l’électrification de certains pays en développement devra à l’avenir être systématiquement prise en compte dans les politiques énergétiques des États considérés ;
- pour certains secteurs d’activité, en particulier l’habitat et le tertiaire, les échelles d’intervention les plus opérationnelles (bâtiment, patrimoine, quartier) seront sans doute celles de la mise en œuvre d’approches techniques optimales en eau et en énergie, par exemple avec des systèmes décentralisés, des unités de cogénération, des technologies de type pile à combustible… Ces approches ne peuvent être envisagées à grande échelle que dans des dynamiques de développement fort (création d’infrastructures) ou de renouvellement lourd ;
- enfin, la prise en compte des couplages énergie-eau, allant jusqu’aux ressources mobilisées, introduit des éléments nouveaux dans la notion de développement durable : durabilité des ressources en eau, durabilité des ressources en énergie, efficacité globale.
Ces questions doivent également être posées dans une perspective de changement climatique.
Comme le montrent certains exemples (généralisation de la climatisation, coût énergétique croissant de ressources en eau plus rares ou plus inégalement réparties, etc.), une tendance au réchauffement, vraisemblablement assortie d’une instabilité climatique plus forte, peut engendrer une dynamique d’entraînement complexe impliquant une plus forte consommation énergétique, génératrice d’émissions de CO2, de possibles problèmes d’adéquation entre la demande en eau et les ressources, et les équilibres climatiques généraux. Ces tendances, encore difficiles à prévoir à des échelles locales ou régionales (Planton, 2002), seraient susceptibles de rendre le système eau-énergie globalement plus contraint, plus instable et vraisemblablement plus complexe à exploiter.
Le rôle de l’hydroélectricité
Bien que l’hydroélectricité ne compte pas parmi les couplages consommateurs d’eau, la relation entre les ressources en eau, l’aménagement et le développement d’infrastructures de stockage, et la production hydroélectrique doit cependant être abordée précisément pour décrire les interactions sous-jacentes. La situation de l’hydroélectricité étant fortement disparate suivant les régions du monde, il convient de bien définir l’échelle principale d’intérêt dans cet article. Nous focalisons notre attention sur l’échelle mondiale, afin de ne pas circonscrire la question autour de certains pays déjà presque pleinement équipés en ouvrages hydroélectriques – la France en est un des meilleurs exemples.
1) Le potentiel technique est évalué (cf. tableau 2), d’après les compilations du Conseil mondial de l’énergie (WEC), à plus de 14 400 TWh par an, ce qui correspond sensiblement à la production mondiale actuelle d’électricité de toutes origines (hydraulique, nucléaire, énergies fossiles). C’est une fraction d’un potentiel théorique maximal, dont la mise en œuvre serait irréaliste, estimé à plus de 40 000 TWh/an. La production hydroélectrique mondiale représente, quant à elle, en 2003, avec 2 630 TWh, environ 16 % de l’électricité générée, et sensiblement autant que la production électronucléaire.
2) Le potentiel économique tient compte de contraintes supplémentaires, pouvant être liées à l’éloignement géographique, à la variabilité des débits et à leur concordance avec une demande électrique, et bien entendu aux coûts des ouvrages par rapport aux bénéfices qu’ils génèrent. Les ouvrages concernés sont, de façon simplifiée, de trois types principaux :
- usines au fil de l’eau : impliquant des aménagements pouvant se succéder le long de cours d’eau, ces équipements permettent de turbiner l’eau en continu (en France, environ 5 000 à 6 000 heures par an) pour alimenter la base de la courbe de charge,
- usines d’éclusée : avec des retenues de faible hauteur, le long des cours d’eau, ces ouvrages permettent d’intervenir sur le débit en turbinant en fonction de la demande du réseau,
- grands barrages : ces retenues de grandes dimensions ont un objectif de stockage important. Associées, en montagne, avec de fortes hauteurs de chute, elles permettent de mobiliser très rapidement des puissances importantes et sont, de ce fait, utilisées pour répondre ponctuellement aux brusques appels de puissance sur le réseau (c’est-à-dire pointes hivernales en France).
Évolution sur 1900–2000 du ratio production hydrolélectrique/potentiel technique pour deux agrégats de pays : Europe – États-Unis et Asie Pacifique, Amérique latine, Moyen-Orient et Afrique (Cai et al., 2004).
Le potentiel économique mondial est évalué à environ 8 000 TWh par an. Cette valeur, environ 55 % du potentiel technique, dénote une considérable marge de progression apparente, puisque la production actuelle pourrait encore, dans des conditions économiques satisfaisantes, être multipliée par trois. Dans de nombreux pays développés (France, États-Unis, Suède…) ce potentiel a été presque complètement atteint par un aménagement progressif dont la durée a parfois dépassé un siècle. L’essentiel du potentiel se trouve dans les pays en développement, dont l’enjeu énergétique est bien la satisfaction de services énergétiques de plus en plus développés dans des conditions soutenables aux sens économique, social et environnemental. Alors que les pays industrialisés ont principalement développé leur hydroélectricité dans la seconde moitié du XXe siècle, pour atteindre un palier qui correspond très sensiblement au potentiel économiquement exploitable, les pays en développement semblent au début d’un accroissement dont l’ampleur n’est pas encore déterminée. La figure 2, qui compare en ce sens deux grands agrégats de pays, le montre bien.
3) Les aspects environnementaux appellent une discussion précise, tant ils ont fait l’objet depuis une quinzaine d’années de controverses et d’oppositions fortes. Dans ces débats s’opposent (Lacoste, 2004) :
- la position de certains environnementalistes, majoritairement anglo-saxons, focalisant leur attention sur les impacts environnementaux et sociaux des aménagements sur les milieux naturels et les populations (populations déplacées lors de la création de retenues de grande extension). Ces positions se retrouvent notamment dans les évaluations de l’Association World Commission of Dams,
- la position du secteur de l’hydroélectricité et de partisans, dans le domaine énergie-environnement, des formes d’énergies renouvelables.
Il est indispensable de préciser la notion d’impact environnemental, en la distinguant :
- . des concurrences d’usage sur la ressource en eau (SER, 2004),
- de la fonction paysagère et de la fonction d’aménagement du territoire.
Les impacts sociaux, quant à eux, sont loin d’être négligeables lors de très grandes réalisations. Leur traitement équitable repose en fait sur la juste indemnisation des populations déplacées : le Canada, par exemple, a versé une indemnité et une rente annuelle à des populations affectées par la création d’une retenue. Des pays moins démocratiques ne pratiquent pas de politique aussi équitable.
Les trois principaux impacts environnementaux proprement dits, tels qu’ils sont retenus par la World Commission of Dams, portent sur :
- la disparition de forêts et d’habitats naturels, de zones humides, et la baisse de population de certaines espèces animales,
- la perte de biodiversité aquatique et de zones de pêche en amont et en aval, la modification d’écosystèmes fluviaux, estuariens et marins, ainsi que la perte du transport solide favorable aux fonctions agricoles des plaines alluviales en aval,
- des impacts cumulés sur la qualité de l’eau, les crues naturelles et la composition des espèces lorsque plusieurs barrages ont été aménagés sur le même cours d’eau.
Un quatrième impact potentiel, celui de l’émission de gaz à effet de serre (méthane issu de la dégradation anaérobie de la matière organique des écosystèmes terrestres inondés), ne semble pas résister à une analyse quantitative, n’étant vraisemblablement que très rarement significatif.
Dans l’absolu, ces trois impacts sont bien réels. Des améliorations techniques (Couston, 2003) sont développées et des mesures institutionnelles (Cavitte et al., 2003) sont prises pour en amoindrir les effets, sans pour autant les annuler totalement :
- passes à poisson, piégeage-transport (« ascenseurs ») : sur la Dordogne, par exemple, ces dispositifs permettent le passage de plusieurs dizaines de milliers de poissons migrateurs par an (Cavitte et al., 2003), mais le » rendement » du transfert, bien que supérieur à 75 % sur un ouvrage, devient globalement plus faible quand plusieurs ouvrages successifs doivent être franchis,
- turbines améliorées, réduisant la mortalité de poissons pouvant passer dans le sens amont-aval à travers la turbine,
- dispositifs d’injection d’air à la turbine, favorisant l’oxygénation de l’eau déversée dans le milieu aval : les eaux profondes d’une retenue sont fréquemment pauvres en oxygène, comme dans de nombreuses configurations de lacs naturels. Leur déversement peut perturber l’écosystème de certains cours d’eau aval, les rendant moins propices à la vie animale si ces mesures correctives ne sont pas mises en place,
- les modes de gestion des retenues : certains modes, expérimentés actuellement, permettent de maintenir le transport solide en aval des ouvrages (Cavitte et al., 2003).
Mais il nous semble que cette analyse se doit, pour s’avérer plus pertinente, d’être complétée par une appréciation relative des impacts, en comparaison :
- des impacts d’autres aménagements et d’autres activités sur les cours d’eau et les écosystèmes aquatiques (navigabilité, rejets polluants, etc.),
- des impacts d’autres formes de production d’électricité.
TABLEAU 2 | Production potentielle hydroélectricité | Consommations et émissions évitées (équivalent centrale thermique à charbon) | ||
TWh/an | Mtep/an | MtC/an | MtCO2/an | |
a Potentiel théorique maximum b Potentiel technique c Potentiel économique d Production 2003 e = c‑d Marge économique d’accroissement |
40 700 14 400 8 000 2 630 5 370 |
9 180 3 248 1 805 593 1 211 |
- 4 426 2459 808 1651 |
- 16 229 9 016 2 964 6 052 |
Les différents potentiels de production d’hydroélectricité, et les consommations énergétiques et émissions de CO2 évitées correspondantes (adaptés de données WEC, IHA, BP, OE-DGEMP). |
Ce n’est qu’avec une batterie de critères de comparaison, prenant en compte la dimension complexe des aménagements hydrauliques, qu’une évaluation objective et dépassionnée peut être envisagée. Il y a là matière à des sujets de recherche très concrets à l’interface de plusieurs disciplines pour contribuer à éclairer les décisions d’aménagement. Un des aspects les plus difficiles à prendre en compte est bien entendu la vocation multiple des retenues, créées en premier lieu dans les pays en développement pour les usages d’irrigation, indispensables à l’alimentation, depuis plusieurs dizaines d’années, de plus de 2 milliards d’habitants, et pour la régulation de crues parfois dévastatrices. La production hydroélectrique est ainsi souvent vue comme un sous-produit, à l’impact marginal faible, de ces aménagements prioritaires.
Rappels unités et équivalences :
1 TWh = 3,6.1012 J,
1 tep = 42 GJ.
Acronymes
WEC : World Energy Council.
IHA : International Hydropower Association.
BP : British Petroleum.
OE-DGEMP : Observatoire de l’énergie, Direction générale de l’énergie et des matières premières, ministère de l’Industrie.
Enfin, en comparaison avec d’autres formes de production électrique, comme les centrales à charbon fortement représentées dans les pays en développement les plus peuplés (Chine, Inde…) il faut noter que la réalisation de tout le potentiel économique reviendrait à multiplier par trois la production mondiale annuelle, ce qui éviterait un recours à 1 200 Mtep d’énergies non renouvelables (tableau 2). Cela éviterait d’émettre 1,65 GtC par an ou 6 GtCO2 par an, soit plus de 20 % des émissions mondiales actuelles de CO2, toutes énergies confondues. Les ouvrages hydroélectriques, ne générant pas d’émissions gazeuses, ont en outre une durée de vie de l’ordre d’un siècle, et fournissent durablement une énergie bon marché, abordable en exploitation pour les pays du Sud.
En conclusion, à l’échelle globale, il est souvent considéré comme sage que les stratégies énergétiques reposent sur toutes les formes d’énergie disponibles, nécessairement associées à l’économie et à la maîtrise de l’énergie, dans un » mixte » optimal au sens des trois piliers du développement durable : économie, social, environnement. Sur la question des interactions eau-énergie, les enjeux identifiés, en particulier dans les pays du Sud, incitent à mieux étudier cet aspect pour davantage le prendre en compte, jusqu’à l’analyse des stratégies possibles au croisement des politiques de l’eau et de l’énergie. Sur la question des grands ouvrages hydrauliques, il ne faut pas oublier que notre planète est déjà fortement aménagée, surtout et en particulier dans les pays développés, dans lesquels les populations se satisfont bien du bilan coûts-bénéfices que procurent des réalisations parfois centenaires. Les itinéraires de développement des pays du Sud, sans pour autant devoir répéter certaines erreurs de l’histoire des pays développés, sont également soumis à d’autres contraintes (ressources économiques, vitesse d’évolution). Ils ne peuvent être appréciés qu’avec les critères valables pour les sociétés développées dont, globalement, de nombreux besoins vitaux sont satisfaits depuis plusieurs décennies. Les enjeux de développement économique et énergétique, d’alimentation, d’approvisionnement en eau sont tels que les choix doivent reposer sur une analyse à la fois globale, objective et centrée sur les aspects les plus pertinents.
Cet article reprend quelques résultats de travaux, cités en référence, effectués par X. GOOSSENS et J.-F. BONNET dans le cadre du groupe » Eau-Énergie » du Commissariat général du Plan, présidé par Jean AUDOUZE (rapporteur : Alain AYONG-LE-KAMA) ainsi que ceux de recherches plus récentes.
Les auteurs remercient les membres du groupe Eau-Énergie (2000−2003), ainsi que Michel COLOMBIER (IDDRI) qui avait contribué à l’approche de différentes problématiques dans ce cadre.
Jean-François BONNET,
maître de conférences TREFLE-université Bordeaux 1,
et directeur de l’Institut du Développement local (Agen).
Alain AYONG-LE-KAMA,
professeur d’économie, université de Grenoble 2,
et conseiller scientifique, Commissariat général du Plan.
Stéphane CAI,
vice-président stratégie-marketing, Alstom Hydro.