L’enseignement supérieur et le rêve américain
Dans ce discours, prononcé le 29 février 2004, lors de la réunion annuelle de l’American Council on Education1, Lawrence H. Summers s’inquiète de l’accroissement des inégalités sociales aux États-Unis, et de ses répercussions sur les conditions d’accès à l’enseignement supérieur. » Plus d’inégalité et plus de persistance dans l’inégalité ont abouti à des écarts qui ont fortement augmenté, dans l’intervalle d’une génération, entre les enfants issus de différents milieux socioéconomiques. »
L. H. Summers souligne que cette évolution va à l’encontre du rêve américain : Jefferson estimait la vertu et le talent également répartis entre riches et pauvres, ce qui rendait fondamentale, à ses yeux, la contribution de l’éducation à l’égalité des chances.
L. H. Summers évoque » l’heureux accident du GI Bill de 1947 « 2 qui a permis de presque doubler la proportion des jeunes accédant à l’enseignement supérieur. » Beaucoup craignaient que cet afflux d’étudiants, qui représentaient un large échantillon de la société américaine, dépasse les capacités du système éducatif et dilue la qualité des enseignements, mais en fait, c’est le contraire qui est arrivé. Les vétérans se sont montrés particulièrement motivés. Ils ont réussi leurs études et l’amélioration de la qualité d’ensemble de l’enseignement supérieur a coïncidé avec son expansion. L’augmentation du nombre de personnes éduquées a, de plus, déclenché une période de croissance et de prospérité inégalée dans notre histoire.
« En 1965, le gouvernement fédéral a pris un engagement majeur avec le » Higher Education Act » qui, selon les mots du Président Johnson, devait assurer » à tous les lycéens de notre grand pays la possibilité de poser sa candidature dans n’importe quels collège ou université des 50 États en étant sûrs de ne pas être rejetés parce que leur famille était pauvre. » Le mouvement des droits civiques a complété ce mouvement, en incitant les établissements publics ou privés à s’ouvrir aux minorités ethniques. L’université Harvard compte actuellement environ 8 % d’étudiants » African American « , soit de l’ordre de 1 500, alors qu’ils étaient moins d’une dizaine à la fin des années 1950.
Cependant, estime L. H. Summers, il reste un long chemin à parcourir pour refermer l’écart des performances académiques entre les étudiants noirs et hispaniques, et leurs camarades blancs et d’origine asiatique. Cela suppose d’apporter des solutions aux problèmes auxquels sont confrontés les élèves sortant des lycées3. » Aujourd’hui, les deux tiers des élèves de lycées reçoivent ensuite une forme d’éducation postsecondaire, ce qui est beaucoup plus que dans la plupart des nations industrialisées… Mais actuellement aux États-Unis, un étudiant issu d’une famille dont le revenu est situé dans le quartile supérieur a six fois plus de chances que celui issu d’une famille dont le revenu est situé dans le quartile inférieur de terminer avec un BA4 dans les cinq ans qui suivent sa sortie du lycée. Dans les collèges et universités où la sélection est la plus forte, seulement 3 % des étudiants viennent de familles dont les revenus se situent dans le quartile inférieur et seulement 10 % des familles situées dans la moitié inférieure de l’échelle des revenus. Formulé autrement, cela revient à dire que les enfants de ces familles sont sous-représentés de 80 %.
« Pourquoi de tels écarts ? s’interroge L. H. Summers. Cela vient en partie du manque de moyens financiers. Les coûts d’inscription dans les établissements les plus cotés sont très élevés et les aides financières ne sont pas à la hauteur. Beaucoup d’étudiants ne posent même pas leur candidature à certains collèges ou universités, qu’ils considèrent hors d’atteinte. Quelles qu’en soient les raisons, l’inégalité d’accès à l’enseignement supérieur est un problème auquel il faut trouver des solutions.
Les mesures prises à Harvard
L. H. Summers présente quatre séries de mesures, qu’a prises son université :
- les parents dont le revenu annuel est inférieur à $ 40 000 auront droit à une scolarité gratuite pour leurs enfants, et des réductions seront consenties à ceux dont le revenu est dans la fourchette $ 40 000⁄60 000 ;
- le bureau des admissions a intensifié sa recherche pour informer des étudiants doués qui pourraient ne pas penser spontanément à Harvard, afin de leur faire connaître l’engagement à long terme, pris par l’université, d’élargir son recrutement ;
- l’accent est mis sur l’individualisation des recrutements, l’université faisant connaître sa politique en faveur des candidatures de ceux qui, en dépit de ressources limitées, ont quelque chose à leur actif, que ce soit à la maison, à l’école ou dans leur communauté ;
- à l’intention des meilleurs lycéens des banlieues défavorisées de la région de Boston, des sessions intensives d’été sont organisées, qu’ils peuvent suivre trois années de suite, et qui les préparent à entrer au collège ou à l’université.
L. H. Summers conclut dans les termes suivants : » Il est nécessaire que nous comprenions, comme nous l’avons fait après la Seconde Guerre mondiale, que l’éducation n’est pas une dépense facultative. C’est un investissement nécessaire pour la prochaine génération et donc pour l’avenir du pays. Nous avons besoin de programmes supports qui procurent aux enfants les moyens de viser haut et qui leur garantissent la préparation nécessaire pour réussir au collège et à l’université. Cela nécessite une remise en cause d’un mode d’allocation des ressources qui, actuellement, va dans le sens d’une inégalité croissante. En bref, nous avons à reconnaître que notre plus grave problème domestique, actuellement aux États-Unis, est l’écart grandissant entre les enfants des riches et les enfants des pauvres, et que l’éducation est le moyen le plus efficace pour affronter ce problème. Faisons en sorte que le rêve américain reste un rêve accessible à tous les enfants de ce pays. »
Résumé et extraits par Jacques Denantes (49)
_____________________________________
1. L’American Council on Education est une organisation qui rassemble les 1 800 universités et collèges américains afin de les coordonner, de lancer des programmes communs de recherche et de se comporter en interlocuteur du pouvoir fédéral.
2. Il s’agit d’une loi promulguée par F. Roosevelt à la fin de la guerre, au titre de laquelle 2 millions d’anciens combattants purent accéder à l’enseignement supérieur, aux frais de l’État fédéral et rémunérés par lui.
3. Je traduis » high school » par lycée. Je conserve par contre le mot » collège » qui, aux États-Unis, signifie des établissements d’enseignement supérieur qui limitent la formation au premier cycle.
4. Bachelor of Art, qui correspond au niveau d’une licence.