L’enseignement supérieur français à l’heure de la mondialisation
L’avenir de l’enseignement supérieur français a émergé dans les derniers mois comme un débat de société. La mondialisation amène en effet à se poser à son sujet deux questions qui, en dépit de leurs liens, doivent être soigneusement distinguées, ce qui n’est pas toujours le cas :
• les diplômés de l’enseignement supérieur français sont-ils jugés de qualité sur le créneau du marché international du travail qui leur correspond ?
• le système français d’enseignement supérieur est-il lisible de l’extérieur de nos frontières ?
Pour esquisser une réponse à ces deux questions et jeter indirectement quelques lumières sur le rôle de l’École polytechnique, il est indispensable de décrire sommairement ce système dans sa contexture actuelle, mais avec une vision historique longue.
Trois caractéristiques apparaissent d’emblée : sa complexité, ses relations étroites avec l’État, ses liens avec les valeurs de la société française.
Un système complexe
Ceux qui réduisent notre enseignement supérieur à deux grands ensembles, les universités et les grandes écoles, gomment une bonne part de la complexité :
• il existe au sein de l’université des écoles, notamment d’ingénieurs, et des filières d’enseignement professionnel comme le droit ;
• les études médicales avec notamment les CHU constituent de fait une enclave fermée spécifique ;
• le premier cycle du supérieur est pour une part enseigné dans les lycées, dans les classes préparatoires aux grandes écoles et dans les BTS assez semblables aux DUT universitaires ;
• les grandes écoles se scindent certes en ces deux catégories principales ; les écoles d’ingénieurs et les écoles de commerce, mais échappent à cette dichotomie l’École nationale d’administration, l’École des sciences politiques, les Écoles normales supérieures et enfin les multiples écoles internes à la Fonction publique, notamment aux Finances, à la Défense nationale et à la Justice ;
• resterait à mentionner les grands établissements comme le Collège de France, le Muséum, le Conservatoire national des arts et métiers (cette liste n’est pas complète) régis par des décrets spécifiques.
Seuls des spécialistes – dont je ne suis pas – seraient capables de décrire cet ensemble dans les moindres détails.
Cette complexité se reflète dans la diversité des diplômes : aux diplômes LMD désormais harmonisés au niveau européen se superposent le titre d’ingénieur réservé aux formations homologuées par une commission, les mentions « d’anciens élèves de tel ou tel établissement » parfois prestigieuses, les diplômes spécifiques délivrés par des universités ou des établissements publics et privés (diplômes qui se multiplient puisque, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai, certains parents préfèrent pour leurs enfants des diplômes à des emplois) et enfin l’accession à un grade ou un titre administratif (commissaire de police ou agrégé de lettres modernes…).
Un système intimement lié à l’État
Ce système entretient comme il est normal des relations avec l’État, mais elles ne se décrivent pas aisément. Certes, il y a un ministère de l’Éducation nationale et en son sein la très puissante et conservatrice Direction générale de l’enseignement supérieur qui a la tutelle des universités, des grands établissements et de certaines grandes écoles. Toutefois, d’autres ministères ont aussi la tutelle d’établissements d’enseignement supérieur : la Défense, l’Industrie, l’Agriculture, l’Équipement, les Finances, l’Intérieur, la Justice pour ne citer que les principaux. Les Chambres de commerce ont aussi un rôle très actif dans la création et la gestion d’écoles, notamment d’écoles commerciales.
À ces tutelles ministérielles et pour certaines grandes écoles s’ajoute une dichotomie entre les établissements qui (en tout ou en partie) donnent accès aux corps de la Fonction publique comme l’ENA ou l’X et dans ce dernier cas par l’intermédiaire d’écoles dites d’application, qui recrutent directement des élèves qui ne sont pas fonctionnaires1.
Toutefois, il faut ajouter à cette description statique les évolutions principales des dernières décennies :
• devant l’accroissement de l’effectif des candidats à l’enseignement supérieur et pour des raisons d’aménagement du territoire, le nombre des universités a augmenté et se situe actuellement autour de 90, tandis que les grandes écoles gardant des tailles modestes se sont à la fois dédoublées ou multipliées, au point de dépasser largement la centaine ;
• des initiatives partielles ont vu le jour pour fluidifier le système. Il est impossible de les énumérer mais je citerai seulement les postes d’entrée à l’ENA offerts à des polytechniciens et le recrutement d’anciens élèves de la rue d’Ulm par le corps des Mines ;
• enfin, il a été reconnu que tout établissement d’enseignement supérieur doit combiner, dans des conditions très variables, des missions de transfert de connaissances, de formation professionnelle et de progrès des connaissances. Pour être complet, il faudrait donc ajouter, aux analyses précédentes, les données sur les interactions entre l’enseignement supérieur et la recherche. Fortes, avec d’énormes différences de l’une à l’autre, dans les universités. Développées plus récemment et inégalement dans les grandes écoles, sauf à l’École des mines de Paris qui, grâce à Pierre Laffitte, a joué un rôle précurseur avec la création d’Armines (d’ailleurs, jusqu’à la dernière loi, à la limite de la légalité)2 ;
• mais toutes ces évolutions n’ont pas mis en cause la conception que l’enseignement supérieur est un ensemble qui commence juste après le baccalauréat et se termine au doctorat. On s’est donc privé des latitudes qu’avait données une scission entre un premier niveau relevant de pédagogies proches du lycée et un second niveau d’un enseignement supérieur réellement supérieur.
Un système enraciné dans les valeurs de la société française
Jusqu’à présent, je me suis borné à la présentation du système, mais il faut aller plus loin et aborder les relations entre l’enseignement supérieur et les valeurs profondes de la société française. Un guide commode à ce sujet est l’excellent livre de Philippe d’Iribarne sur l’Étrangeté française3. Selon lui (je reformule avec mes mots), à la disparition de la noblesse à la Révolution a fait suite une logique de l’honneur du citoyen qui jouit d’une égalité au sein de laquelle il jouit d’une liberté conçue comme une autonomie, mais tire sa dignité d’un statut ou d’un rang attribué en dehors de tout face à face avec l’autorité.
D’où, d’une part, l’importance des diplômes ou plus généralement des qualifications telles qu’elles sont reconnues dans les conventions collectives ou des concours de sélection servant généralement de base au recrutement dans les corps de la Fonction publique. Dans les deux cas, ces deux formes de parchemins sont censées donner à l’employeur public ou privé une appréciation de la compétence, bien que cette dernière notion recouvre un mélange de savoir, de savoir-faire et de comportement mal évalué par lesdits parchemins.
Ces valeurs influencent profondément notre système d’enseignement supérieur.
Historiquement, les grandes écoles naissent des besoins militaires et civils de l’État qui, très tôt avec l’École polytechnique, puis très tard avec l’ENA, utilise les concours ouverts à tous les citoyens pour donner accès, sur la base de rangs, aux carrières de la Fonction publique. Dans ces concours, nulle appréciation personnelle des candidats en dehors d’épreuves écrites ou orales quasi anonymes. Sortir des cases initiales entre lesquelles ces concours distribuent est ensuite très difficile à tous les niveaux. J’ai connu dans l’établissement d’enseignement supérieur, dépendant du ministère de l’Éducation nationale où j’enseignais, deux secrétaires aux alentours de la cinquantaine, l’une bonne, l’une mauvaise, la seconde ayant un salaire nettement supérieur à la première car elle avait passé à vingt ans un concours auquel la première n’avait pu se présenter. Ayant raconté cette anecdote dans un autre article, un commentateur de qualité m’a demandé pourquoi la bonne secrétaire ne s’était pas plus tard présentée à des concours !4
À partir du cercle initial, les grandes écoles se sont ensuite multipliées pour des raisons bien connues : sérieux du concours d’entrée, autorité de la direction, cohérence des programmes, homogénéité des promotions, limitation des effectifs. En dépit du libre accès aux concours, une partie de l’opinion les considère comme peu démocratiques dans leur recrutement, trop hiérarchiques dans leur gestion et octroyant des privilèges discutables.
En dehors des écoles qui ont augmenté leur nombre et accru leurs effectifs, la demande d’enseignement supérieur trouve son aboutissement normal dans l’université perçue dans un cadre de référence tout différent, celui de l’aboutissement d’une éducation qui commence à la maternelle et se termine au doctorat.
Et c’est bien ainsi qu’a évolué l’ensemble de l’Éducation nationale à partir de la généralisation de l’enseignement primaire avec Jules Ferry, l’explosion de l’enseignement secondaire après la Seconde Guerre mondiale, la création du collège unique, l’accession au baccalauréat de la grande majorité d’une classe d’âge et le développement à l’autre extrémité de l’école maternelle. Cette évolution s’est produite au nom d’idéaux d’égalité et de démocratie, donnant le droit à tous les bacheliers de s’inscrire à l’université, même si le système a toujours insidieusement favorisé la filière de l’enseignement général classique. En fin de course, les universités ont vu leur nombre atteindre environ 90 avec beaucoup d’étudiants dans la « salle des pas perdus » du premier cycle où le taux d’échec est naturellement élevé. Égales en droit, très différentes en réalité, ces universités souffrent de la faiblesse de leur gouvernance, de la rigidité des statuts de leurs corps enseignants, de la faiblesse de leurs moyens financiers, de l’image confuse du titre de docteur dans les entreprises. C’est pourtant en leur sein que se trouve une grande partie des laboratoires français de réputation internationale. Dans les limites permises par leur carcan administratif, des initiatives nombreuses et heureuses s’y développent et il ne faut pas oublier que la crise du CPE n’a été provoquée, en moyenne, que par une petite minorité d’étudiants.
Mais n’oublions jamais le paradoxe du diplôme actuellement en France : ne pas en avoir est un lourd désavantage, mais en avoir un a de moins en moins d’importance, sauf pour des diplômes de haute qualification.
Après ce rappel sans nuances excessives, il est possible d’aborder les deux questions que pose à ce système la mondialisation. Je commencerai par la seconde.
Un système peu lisible hors de nos frontières
Dans le monde entier, l’image simplifiée du système jugé idéal d’enseignement supérieur est celui de la grande université d’enseignement et de recherche abondamment pourvue de fonds publics et privés et l’on cite MIT, Stanford, Oxford, Cambridge, tandis que le diplôme le plus valorisé est le doctorat. Et l’on se réfère au classement de Shanghai où les établissements français sont soit absents de la liste, soit cités à des rangs médiocres (comme l’École polytechnique). De nombreuses critiques peuvent être faites à ce répertoire qui, obnubilé par les étoiles, sensible au prestige des États-Unis et influencé par la domination de l’anglais, traduit de manière un peu caricaturale la réalité.
Il n’en reste pas moins que l’enseignement supérieur dont la structure ne se comprend que par référence à notre histoire nationale est peu lisible et donc peu compréhensible pour des étrangers. Les présidents d’université et les directeurs des grandes écoles en sont conscients. La loi d’avril 2006 offre à ce sujet, en dépit de ses ambiguïtés et de ses insuffisances, de nombreuses possibilités dont il est essentiel que les acteurs se saisissent (pôles de compétitivité, PRES, Instituts Carnot, RTRA). Reste à réformer la gouvernance des universités et à permettre à leurs présidents de négocier leurs missions avec les enseignants-chercheurs sans s’en tenir à la convention d’un temps réparti par moitié entre l’enseignement et la recherche.
On peut en attendre à terme l’émergence de grandes universités, un développement de la recherche dans les plus prestigieuses des grandes écoles et l’apparition d’accords faisant émerger des pôles régionaux internationalement visibles.
La compétitivité internationale des diplômés français de l’enseignement supérieur
Je terminerai par la première question, celle sur la compétitivité internationale de nos diplômés de l’enseignement supérieur. La question est délicate. Faute de données précises, je me bornerai, avec l’humilité que cette situation impose, à présenter les quelques conjectures que me suggèrent mes observations.
Au niveau élevé des « postdocs » en sciences de la matière et de la vie et des économistes ayant aussi une formation scientifique, on ne peut que constater que leur sont ouverts les centres de recherche internationaux d’excellence. De même, les meilleurs élèves des grandes écoles semblent très appréciés des multinationales, notamment, selon certains dirigeants, grâce à leur ouverture multiculturelle.
Il faut saluer l’effort de beaucoup de grandes écoles pour aider leurs élèves à passer une année à l’étranger, soit ajoutée, soit intégrée à leur cursus. Les écoles en général attachent à juste titre de l’importance à l’apprentissage des langues. À cet égard, la situation me paraît beaucoup moins satisfaisante dans l’université où la formation en langues est marginale (sauf naturellement lorsqu’elle constitue le cœur de la spécialisation).
Une fois adaptés au système, LMD, DTS et DUT devraient continuer à remplir leur rôle. Reste, à mon avis, la grande faiblesse du DEUG, ce premier cycle universitaire que l’on aurait pu détacher de l’université proprement dite comme le « Collège » américain, et orienter vers un complément de formation pluridisciplinaire avec des méthodes pédagogiques plus proches de celles des lycées (ce qui suppose naturellement un financement adéquat).
L’autre déficience majeure de l’Éducation nationale française concerne les filières technologiques et professionnelles du secondaire. Cette déficience a des causes historiques et culturelles profondes et anciennes. Elle ne se comble que lentement car elle se heurte à des résistances sociologiques et psychologiques à la limite du conscient.
Il ne m’était pas demandé de parler de l’École polytechnique qui me semble aujourd’hui apparaître dans le monde comme une brillante exception, respectée, mais ne constituant en rien, même avec ses écoles satellites, un modèle exportable.
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1. On comprend l’étonnement des Suédois lorsqu’ils ont découvert que Maurice Allais, seul prix Nobel français de sciences économiques, enseignait à l’École des mines de Paris.
2. Voir sur ces sujets : Jacques Lesourne, Alain Bravo et Denis Randet (sous la direction de) ; Avenirs de la recherche et de l’innovation en France, la Documentation française 2004 et Jacques Lesourne et Denis Randet (sous la direction de), La recherche et l’innovation en France, Futuris 2006, Odile Jacob.
3. Philippe d’Iribarne, l’Étrangeté française, Seuil 2006.
4. J. Lesourne : Pourquoi est-il si difficile de réformer en France ? Commentaires, 115, 2006.