L’entre-deux de l’intensification
La consultation internationale du Grand Paris a produit différentes visions du phénomène métropolitain qui ont soulevé la question des contours et des horizons possibles de la notion de durabilité à l’échelle des grands ensembles métropolitains. Dans ce débat, une question centrale est apparue, celle des configurations spatiales. Elle s’est traduite d’abord dans les mots auxquels ont eu recours les concepteurs pour caractériser les structures observées : archipel, ville diffuse, intense, multipolaire. Ces termes avaient une fonction performative, d’abord parce que leur expression permettait un décentrement du regard, ensuite parce qu’ils structuraient les représentations projetées.
REPÈRES
Initiée en 2007, la consultation internationale du Grand Paris a constitué un moment inédit d’élargissement de la réflexion urbaine aux enjeux et aux échelles de ces ensembles en formation ou en reconfiguration que sont les grandes métropoles contemporaines. Activement sollicités, les praticiens de l’espace et du construit que sont les architectes, urbanistes et paysagistes se sont confrontés à des questionnements que leur pratique régulière du projet soulevait. Pour autant, ces questionnements n’ont pas été pleinement explorés, du fait de périmètres et de programmes plus restreints.
Ville intense et ville diffuse
Deux visions en particulier ont polarisé les débats : la ville intense et la ville diffuse.
L’intensification des pôles peut contribuer à marginaliser leurs franges
Loin d’être antinomiques, elles sont le fruit de processus conjoints, à l’oeuvre dans la plupart des grandes villes : d’une part, l’intensification des fonctions urbaines autour de grands hubs, clusters, centres urbains ; d’autre part, la diffusion du continuum urbain, souvent sur plus d’une centaine de kilomètres. Les deux phénomènes sont intimement corrélés, l’hyperconcentration des fonctions dites supérieures s’accompagnant de la délocalisation des fonctions support et de production, l’intensification des centres urbains (grâce à une offre de transports abondante et performante) suscitant le déploiement de la périurbanisation (grâce aux possibilités offertes par les mêmes réseaux de transport). Pour peu que l’on veuille bien penser de concert, et sans opposition, l’intensification et la diffusion urbaines, l’impératif de la durabilité et ses concepts fondamentaux trouvent ici un nouvel écho.
La durabilité à grande échelle
Si la notion d’autosuffisance revêt un caractère stimulant, car elle entend rompre avec les logiques de dépendance entre servant et servi, elle doit en même temps être pensée à plusieurs échelles et selon des enjeux croisés. À défaut, elle verserait, par excès de localisme, dans l’écueil du protectionnisme. Cette acception élargie ne se limite pas aux questions alimentaires ou énergétiques, mais doit couvrir l’ensemble des secteurs potentiellement créateurs de valeur ajoutée. On pourrait ainsi éviter les délocalisations en examinant attentivement les ressources et les possibilités de diversification de l’activité économique au sein d’ensembles mégarégionaux.
Des phénomènes de dualisation
S’ils ne sont pas pensés de concert, les processus d’intensification et de diffusion peuvent induire des phénomènes de dualisation qui ne se limitent pas à de purs contrastes de formes urbaines ou spatiales. L’intensification des pôles peut contribuer à marginaliser leurs franges, l’aspiration des potentiels peut entraîner ailleurs des phénomènes de dépression. Saskia Sassen caractérise avec une formule lapidaire – les « décideurs sans frontières » côtoient les « travailleurs sans papiers » – cette « cité » duale, dont les réussites peuvent masquer les revers.
Autre notion de la ville durable, celle de l’équité, cruciale dans un monde urbain où l’opposition des gagnants et des perdants de la mondialisation renvoie souvent un écho dramatique. Cet objectif exige que la métropole, vue comme potentiel, soit accessible à tous, résidant en ville dense ou suburbaine, en quartier central ou en lotissement périphérique, en centre huppé ou en quartier pauvre. Les villes-centres résistent pour beaucoup au vote Front national, tandis que les marges « hypo-urbaines », rurales ou périurbaines, y sont plus réceptives. Seraitce parce qu’elles souffrent d’une forme de dépression urbaine caractérisée en premier lieu par une absence de services et de liens sociaux, en un mot d’urbanité ?
Penser aux franges
La durabilité de la métropole suppose que soient investies les questions des périmètres et des franges
Si la métropole est à l’origine de forts déséquilibres sociaux et territoriaux, elle peut aussi fournir les clés de nouvelles formes d’équité qui profitent à tous. À l’épreuve de son intensification, sa durabilité suppose que soient investis deux enjeux majeurs : d’abord celui des périmètres de compréhension des phénomènes et de leur gouvernance, qui doivent être suffisamment larges et perméables pour favoriser la diversification et les possibilités de déploiement, et ce faisant traiter efficacement de la question de la redistribution. Le deuxième enjeu est celui des franges, ces lieux qui séparent les quartiers, l’urbain du suburbain, le flux de circulation du construit, la ville de la nature. Puisque le centre et la périphérie ne peuvent exister l’un sans l’autre, ces territoires doivent être pensés comme lieux en soi, alors que, trop souvent, ils sont considérés comme une forme de négatif ou d’extériorité de la ville.
Faire émerger des projets métropolitains
De la vision au projet, l’on voit combien les lectures contrastées du substrat métropolitain peuvent engendrer des orientations différentes dans la spatialisation et la formalisation des projets.
La justice spatiale
La notion d’équité urbaine, entendue au sens de justice spatiale, noue des liens étroits avec la dimension territoriale. Elle suppose une approche territorialisée des inégalités face à l’accès aux services (écoles, santé, équipements, transports…), face aux risques également. Elle conduit à envisager des politiques ciblées et surtout aspire à intégrer partout et en tout lieu une plus grande diversité urbaine, sociale et fonctionnelle.
L’actuel projet de supermétro du Grand Paris Express en est un exemple. Fruits d’une lecture polycentrique de la région capitale, misant sur sa compétitivité, les cinquante-sept gares qui jalonneront le nouveau réseau sont ici conçues comme des hyperobjets, lieux « catalyseurs ».
Toutefois, d’autres visions peuvent se défendre. Lors de la consultation, des propositions de mailles conceptualisaient les flux, selon leurs vitesses, lente, moyenne, rapide, et, de là, préconisaient un déploiement plus isotrope des infrastructures et de leurs points de ralliement. L’équipe allemande Lin proposait quant à elle le concept de microcentralité, rejoignant en cela l’équipe italienne Studio 09 dont on aurait pu extrapoler le concept de ville poreuse à celui de gare poreuse. De l’hypergare à la gare diffuse, l’une et l’autre des visions et de leurs spatialisations sont envisageables. Ce qui est certain, c’est qu’elles doivent à la fois satisfaire à l’exigence d’équité urbaine, et favoriser l’intensification urbaine.
Aménager le local métropolitain
Il est un autre sujet qui mobilise le Grand Paris, il s’agit du rapport entre ville et université.
Les gares, lieux « catalyseurs »
Il y a derrière l’objet gare un imaginaire puissant, hérité d’une histoire urbaine dense, et qui fait de ces lieux de possibles marqueurs d’urbanité, non seulement parce qu’ils cristallisent d’importantes convergences de flux et d’activités (même si celles-ci peuvent être ponctuelles et éphémères), mais aussi parce que ces lieux, à la fois attracteurs et diffuseurs, rayonnent au-delà de leur enceinte, sur leur environnement.
Ces représentations de la gare comme lieu catalyseur dominent les débats, en dépit d’écarts observés quant aux situations contrastées des gares périurbaines d’Île-de-France.
Les modèles de la gare grand-parisienne du futur métro restent à inventer, comme alchimie d’un dispositif cohérent qui l’identifiera à la fonction et au symbole de l’échelle de la métropole, et de composants uniques, dont la conception devra à chaque fois être attentive aux lieux qu’ils irrigueront.
La réorganisation actuelle de l’appareil universitaire avec les logiques de regroupement et de diversification, mais aussi son nécessaire ancrage dans le milieu économique, participent du repositionnement de l’université dans son territoire métropolitain. Le rapport ville-université offre de nombreux sujets d’intérêt au regard de notre propos. D’abord, celui d’une maille universitaire qui s’affranchit de l’atomisation et de la fragmentation des pouvoirs qui gouvernent le territoire sur lequel elle se déploie. Les autres métropoles pourraient nous apprendre beaucoup sur cette capacité qu’a l’appareil universitaire de se jouer des problèmes épineux de gouvernance tout en participant de façon structurante à l’aménagement du territoire.
Le campus à la croisée des chemins
Ensuite, il produit un dispositif spatial, le campus, projection territoriale de l’empire universitaire dans la métropole, qui le situe à la croisée des chemins entre le local et le métropolitain. Un campus ne se décrète pas, nous le savons bien. Favoriser l’accueil de grandes structures, équiper le site pour l’intégrer dans un réseau global, créer les « aménités » pour des publics très divers : tels sont quelques-uns des défis que son aménagement doit relever. Cela suppose également d’intensifier en résorbant la dispersion, de valoriser l’espace sans consommer à outrance, de penser de concert la diversité et l’identité. Mais ce n’est pas tout, car au fil du temps apparaissent les incertitudes, les changements de cap, les phases d’accélération ou celles de ralentissement, et notre époque est particulièrement marquée par ces fluctuations et l’inconnu relatif des lendemains. Aussi, un tel projet métropolitain doit concilier l’ouverture vers les futurs possibles avec le temps long de sa construction.
Un horizon de pensée
Le projet n’est pas une fin en soi, il s’agit d’un processus itératif, adaptatif
L’histoire est un détour précieux pour éclairer ces questions déjà posées – et l’amnésie que provoquent trop souvent la globalisation et le contemporain se doit d’être soignée régulièrement par ces incursions dans le passé. Pour Saclay, le paysagiste Michel Desvigne se réfère à la figure du système de parcs américains, comme charpente de l’aménagement des territoires, à même de réconcilier la géographie et la grande ville. Conçue par l’un des pionniers du paysagisme américain, elle a déjà plus de cent cinquante ans d’histoire, dont les campus de Harvard et du MIT à Cambridge constituent des réalisations abouties. Croisant plusieurs niveaux spatiaux et programmatiques, cette figure projectuelle féconde en un même lieu le local et le métropolitain, de même qu’elle fait dialoguer le hors-la-ville et la ville, le désir d’urbain et le désir de nature, la géographie héritée et l’émiettement des pouvoirs. La métropole n’est pas seulement une grande échelle spatiale, mais un horizon pour penser de concert des processus apparemment antagonistes, élargir les frontières, réinterroger nos modes de penser et d’agir. L’intensification du Grand Paris, au motif de sa compétitivité et de sa rationalisation, ne pourra se faire sans considérer les modalités soutenables de sa territorialisation. Elle ne pourra se faire non plus sans penser les conditions de l’appartenance pleine et entière de son entre-ville, qui lui est consubstantielle.