L’entreprise bricks and software : le futur de la transformation numérique
Lors de la conversion au numérique des entreprises – devenant click and mortar –, le logiciel était aux frontières de l’entreprise. Aujourd’hui, le logiciel devient cœur de métier, et se doit donc d’être internalisé, ce qui entraîne un changement non négligeable mais indispensable de culture de l’entreprise – désormais bricks and software – pour qu’elle garde la maîtrise de son savoir-faire.
NDLR : la rédaction a ajouté à l’attention du lecteur un glossaire explicatif des (nombreux) anglicismes et acronymes, en italique dans le texte, propres au secteur du logiciel.
Vous vous demandez quelle va être la prochaine transformation de votre société ? Préparez-vous à devenir une bricks and software ! Lors de la première révolution internet, aux alentours de l’an 2000, les entreprises traditionnelles bricks and mortar, ont dû se convertir peu à peu au digital, devenant click and mortar selon l’expression consacrée.
D’abord un site web vitrine, puis un site marchand, éventuellement quelques interfaces avec clients et fournisseurs (extranet, EDI, API…). Cette révolution a fréquemment été menée par des équipes dédiées, souvent d’abord issues de la communication, puis du numérique, et enfin impliquant les services concernés (commercial, logistique…).
Tout cela s’est fait en ajoutant des compétences et en adaptant les processus, parfois à marche forcée face aux pure players, mais sans remettre en cause les savoirs faire de l’entreprise.
Glossaire du monde du logiciel à l’usage des non-initiés
API : Application Programming Interface ou interface de programmation applicative ou interface de programmation d’application permet à des applications de communiquer et de s’échanger massivement des données et des services.
Brick and mortar : une entreprise bricks and mortar exerce uniquement son activité via des points de vente physiques.
CI/CD : intégration continue (CI) et distribution ou déploiement continue (CD). L’approche CI/CD garantit une automatisation et une surveillance continues tout au long du cycle de vie des applications, des phases d’intégration et de test jusqu’à la distribution et au déploiement.
CDO : le chief data officer ou directeur des données (DSD) est un dirigeant de l’entreprise, responsable des données.
Click and mortar : qualifie une entreprise qui exerce à la fois son activité de façon traditionnelle dans des bâtiments en dur (mortar) et en ligne sur le web (click).
Commodotiser : Donner un caractère indifférencié, plus standard et moins cher.
CTO : le chief technical officer ou directeur des nouvelles technologies est le garant de l’innovation technique et technologique de son entreprise.
Dev Ops : ensemble de pratiques qui favorise la coordination et la collaboration du développement, des opérations informatiques, de l’ingénierie qualité et sécurité.
EDI : Electronic Data Interchange ou l’échange de données informatisé désigne l’échange de documents électroniques standardisés entre deux partenaires commerciaux, d’ordinateur à ordinateur.
ERP : Enterprise Resource Planning ou PGI (progiciel de gestion intégré) est un groupe de modules relié à une base de données unique qui permet de gérer l’ensemble des processus opérationnels d’une entreprise en intégrant plusieurs fonctions de gestion.
Extranet : réseau de télécommunications dont la mission principale est de rendre les échanges à distance plus faciles entre deux ou plusieurs parties.
Fabless : sans unité de fabrication.
GitHub : plateforme collaborative de développement.
ML Ops : ensemble de pratiques qui vise à déployer et maintenir des modèles de machine learning en production de manière fiable et efficace.
Pure player : une entreprise pure player exerce son activité exclusivement en ligne.
Serverless : informatique sans serveur, modèle de développement « natif » qui permet aux développeurs de créer et d’exécuter des applications sans avoir à gérer de serveurs.
Stack Overflow : plateforme de partage d’astuces et de bonnes pratiques de code.
Une digitalisation qui se généralise et qui se complexifie
Parallèlement, les processus se digitalisaient, en continuant les évolutions du siècle dernier vers la bureautique, les ERP, les outils de conception et gestion assistés par ordinateur, la robotisation et l’automatisation, puis en ajoutant des capteurs et des outils de gestion des données (industrie 4.0).
Souvent, les outils étaient achetés, plus ou moins sur étagères, et adaptés, intégrés, généralement par des consultants, pour épouser les processus de l’entreprise, qui restait maîtresse de son savoir-faire.
Le logiciel, le digital, voire la data étaient aux frontières de l’entreprise. Seules quelques entreprises avaient depuis longtemps intégré le logiciel comme cœur, notamment dans la finance, bien évidemment les pure software compagnies, et quelques sociétés fabless qui ont réussi grâce à leur maîtrise et avantage concurrentiel sur le logiciel (par exemple Apple).
Aujourd’hui, nous assistons à une révolution plus en profondeur, qui pose des questions sur l’évolution du métier cœur de l’entreprise et peut mettre à risque la maîtrise de son savoir-faire.
Le logiciel capte de plus en plus l’intelligence des processus de l’entreprise
En effet, le logiciel capte de plus en plus l’intelligence des processus de l’entreprise. Le logiciel n’est plus le support (ERP transactionnel plus ou moins commoditisé), il est le processus. L’intelligence artificielle notamment parvient à capter tellement de savoir-faire qu’il devient risqué de l’externaliser. Des start-up spécialisées ou de grosses sociétés de logiciels tentent de capturer les données des acteurs traditionnels pour entraîner des algorithmes. Si la symbiose est tentante, les risques de capture de la valeur sont élevés. Dans le monde industriel, le risque s’apparente à une ubérisation, où la valeur (conception, planification, maintenance, etc.) est concentrée dans le logiciel, l’industriel devenant simple exécutant. Dans les services, le risque est d’être purement et simplement remplacé par un service cent pourcent dématérialisé, ou en tout cas où l’humain est cantonné à des rôles standardisés, interchangeables.
« Le logiciel capte de plus en plus l’intelligence des processus de l’entreprise. »
Par ailleurs, pour les sociétés fabricant du matériel (des voitures aux appareils électroniques, en passant par la domotique, etc.) ainsi que pour les sociétés de services (banque, plateformes, etc.), le logiciel est l’interface principale du client avec le produit. Même si la plupart l’ont compris, elles peinent à mettre leurs interfaces et leurs processus de production de logiciel à l’état de l’art. Ce ne sont plus vos vendeurs et conseillers qui sont en première ligne, ce sont vos interfaces. Bonne nouvelle, c’est peut-être plus facile de faire de beaux logiciels que de recruter et former une équipe.
Les risques de perte de valeur sont élevés
À l’heure des softwares compagnies, ou plutôt bricks and software, les décisions de faire ou faire faire, et la gestion des priorités, doivent être complétement revues, donnant la part plus belle à l’internalisation de la fabrique et de la maîtrise du logiciel, et notamment de l’intelligence artificielle et de l’ergonomie, tout en montant la qualité à l’état de l’art des pure players.
Alors, comment faire ?
Trois grands axes pour réussir la transformation
Ce virage est plus compliqué que la première digitalisation, qui pouvait rester relativement aux frontières de l’entreprise, voire être externalisée. L’attention doit donc porter sur trois axes : la gestion des ressources humaines et des compétences, l’organisation et la culture, la technologie et l’infrastructure.
Comment recruter, ai-je besoin d’une marque employeur nouvelle ? Puis-je intégrer ces nouveaux talents dans mon parcours classique ? Dois-je centraliser une équipe pour avoir une masse critique ou au contraire les disséminer au plus proche du terrain ? Comment me faire aider ? Comment industrialiser, sur quelle infrastructure, comment articuler le logiciel avec mon informatique installée ?
Il n’y a pas de recette adaptée à toutes les sociétés et leurs organisations. Néanmoins, certains invariants ainsi que de grandes options se dessinent.
Permettre la montée en compétences
Concernant la gestion des ressources humaines et des compétences, nous avons constaté qu’il est souvent possible de faire évoluer des collaborateurs existants et de recruter de nouveaux talents sans forcément tout révolutionner. Cependant, une impulsion visionnaire et avisée du CTO ou CDO est nécessaire pour amorcer le changement, attirer et guider. Un gros effort de formation devra être déployé pour permettre la montée en compétences.
L’organisation et la culture seront clés pour permettre à ces talents de livrer leur valeur ajoutée. Même à l’heure des plateformes comme Stack Overflow, GitHub et d’autres, une masse critique est nécessaire pour former une communauté qui s’entraidera et se complètera, et offrira un espoir d’évolution de carrière. La communauté ne devra pas nécessairement se matérialiser en une équipe centralisée. Elle pourra être disséminée près du terrain, mais devra être suffisamment forte pour répondre aux exigences mentionnées. La culture devra accompagner cette évolution : flexibilité des processus (RH, SI, etc.), agilité, bonnes pratiques et état de l’art des pure players, et partagées par toute la hiérarchie.
De l’innovation au déploiement
Une pratique efficace est d’avoir une équipe centrale à la pointe, incubant les projets complexes et disséminant dans les équipes plus terrain. À condition d’identifier des projets à forte valeur, et de rester au contact des métiers, cette organisation permet d’innover et de déployer dans le groupe des solutions qui fonctionnent.
La technologie et l’infrastructure devront suivre : plateformes ouvertes permettant l’intégration et la livraison continues (CI/CD), l’accès aux ressources ouvertes (web, open source, open data, API, etc.), modularité de l’architecture (serverless, etc.), passage à l’échelle, etc. Ces plateformes flexibles pourront s’interfacer par API avec l’informatique installée. Il est à noter que l’émergence de ces plateformes, architecture, pratiques et ressources a considérablement facilité la reprise en interne du logiciel, les développeurs et concepteurs pouvant se consacrer à la part métier et non aux couches basses.
Lors de la montée en puissance, il est important de développer les différents volets (cas d’utilisation, infrastructure, gouvernance…) progressivement et en parallèle pour éviter des échecs, des décalages ou des investissements au retour trop faible.
Penser industrialisable dès la conception
L’organisation la plus efficace est d’avoir des équipes intégrant l’exploration, la conception et l’exploitation (ML Ops / Dev Ops). Néanmoins, un passage de relais aux équipes SI est envisageable à condition d’avoir une culture proche, de penser industrialisable dès la conception (pas de réécriture de code !), et d’avoir des boucles de rétroaction courtes et efficaces.
Bien entendu, ces grands principes doivent être adaptés en fonction de la taille, de l’organisation et de la culture de l’entreprise, et le projet de transformation vers l’état de l’art bricks and software devra faire monter en compétence les différentes équipes tout en valorisant le savoir-faire et la culture de l’entreprise.