L’entreprise L’évolution de l’entreprise allemande
Au cours des six à sept dernières années, depuis la chute du mur de Berlin, l’Allemagne a subi des chocs considérables : celui de la réunification et celui de la « globalisation » mondiale. Quels en ont été les impacts sur le modèle d’entreprise très typé, qu’elle a mis en œuvre durant presque cinquante ans. Comment se caractérisent actuellement ces changements et jusqu’où peuvent-ils aller ? C’est le problème que nous nous proposons d’étudier ci-après.
Maurice Bommensath est l’auteur de l’ouvrage Secrets de réussite de l’entreprise allemande. Les Éditions d’Organisation, Paris, 1991.
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L’entreprise allemande s’inscrit dans le cadre d’institutions mises au point après la Deuxième Guerre mondiale. La loi fondamentale de 1949 affirme l’État de droit (liberté de croyance…) et l’État social (il ne peut y avoir progrès économique sans avancée sociale, le travailleur n’est pas un simple élément du capitalisme, mais dispose d’un droit de cogestion, la Mitbestimmung). L’Allemagne a ainsi repris d’anciens acquis de la fin du XIXe siècle (fédéralisme, social, apprentissage…), puis, en réaction contre les errements de la période hitlérienne, de nouveaux principes (ouverture sur l’extérieur contre autarcie,
État de droit contre arbitraire politique, liberté et marché contre dirigisme et planification, stabilité monétaire contre inflation). Cette économie sociale de marché ou soziale Markwirtschaft est basée sur la théorie de « l’ordo-libéralisme », défendue par l’école de Fribourg : libéralisme et marché oui (l’État n’intervient pas), mais ordonné dans un cadre précis et codifié, faisant intervenir de grands intermédiaires (organisations professionnelles, syndicats et banques).
Outre cet environnement institutionnel, l’entreprise allemande est animée par les caractéristiques culturelles spécifiques aux Allemands : l’habitude du travail collectif, une gestion rigoureuse du temps considéré comme de l’argent (tout est programmé à l’avance, les délais sont strictement respectés…), un management axé sur un développement linéaire et à long terme des produits, des hommes et du métier, un sens factuel ou sachlich des problèmes, avec un souci d’utilité plus que de brillance intellectuelle.
I. L’entreprise traditionnelle et ses quatre pôles
Grosso modo on peut représenter l’entreprise allemande par un schéma avec quatre pôles.
Première caractéristique, l’entreprise est une véritable institution. Elle a une organisation définie dans le Betriebsverfassungsgesetz ou loi sur la constitution interne de l’entreprise de 1972. Elle est en principe autonome et notamment libre de fixer ses prix. Elle est parfois transformée en Stiftung ou fondation, bénéficiant alors de conditions fiscales avantageuses.
Seconde caractéristique, l’entreprise allemande a un rôle social. Elle a même un rôle collectif. Ainsi en formant des apprentis, elle ne travaille pas seulement pour elle-même, puisque ces derniers peuvent se faire embaucher dans d’autres entreprises ou continuer leurs études.
Troisième caractéristique, les hommes ne sont pas considérés comme des moyens de production, mais comme l’un des éléments constitutifs de l’entreprise. Celle-ci est conçue, au moins en théorie, comme une sorte de grande famille, régie par ses règles : autorité, mais aussi soutien aux hommes. Cela est surtout le cas dans les très nombreuses entreprises moyennes et familiales, constituant le Mittelstand.
Enfin quatrième caractéristique, le métier et les hommes passent avant le profit. Non que ce dernier soit négligé, mais il n’est que la conséquence d’une bonne gestion. Débarrassée du souci des résultats à court terme, l’entreprise peut développer à long terme son métier et ses hommes. Ces quatre pôles sont cohérents entre eux ainsi qu’avec les institutions et la culture allemande. Ils dessinent un modèle bien typé, inscrit dans la continuité, autour d’un métier et d’une communauté humaine bien soudée.
Gestion du personnel et organisation
L’entreprise est fidèle à son personnel, qui lui-même l’est à l’entreprise. La stabilité de l’emploi est ainsi assurée et dans ce cadre la formation joue un rôle stratégique : l’entreprise allemande y consacre des sommes beaucoup plus considérables que son homologue française. C’est le cas de l’apprentissage : les Allemands ont compris depuis longtemps que l’entreprise est irremplaçable pour produire les « savoirs utiles », complétant les « savoirs purs » des écoles par les « savoir-faire » et les « savoir-vivre » efficaces.
Les hommes ainsi formés peuvent ensuite faire carrière et parvenir jusqu’aux plus hauts échelons, y compris celui du directoire. Il n’existe pas les barrières que nous connaissons souvent en France. Celle du diplôme : ce dernier ne joue qu’à l’entrée et ensuite s’efface, laissant la place à l’expérience et aux résultats. L’entreprise allemande ne connaît pas non plus notre séparation quasi sociologique entre cadres et non-cadres. Les compétences des hommes sont respectées et ils sont consultés avant chaque décision. Ce processus, même s’il est long, est considéré comme normal et est recherché à tous les échelons, en passant par les comités d’établissement jusqu’au sommet avec la cogestion fonctionnant au conseil de surveillance, où les syndicats occupent dans les entreprises importantes la moitié des sièges.
L’entreprise allemande est dirigée soit par un conseil de surveillance et un directoire pour les plus importantes, soit par des gérants ou Geschäftsführer pour les moyennes et familiales. Dans tous les cas la direction est collégiale et les décisions sont prises collectivement, par différence avec ce qui se passe en France avec notre PDG. L’organisation très formalisée passe avant les hommes : on trace d’abord l’organigramme et on y met ensuite les hommes, alors qu’en France c’est fréquemment l’inverse. Elle est par ailleurs subdivisée en unités bien cloisonnées, dans lesquelles chaque responsable exerce son autorité, sans trop d’interférence de la direction générale. Chacun doit prendre ses décisions suivant des procédures précises et respectées, au besoin en se coordonnant avec les autres, la direction n’intervenant qu’en dernier ressort.
Cela suppose une forte délégation ainsi qu’un réseau d’informations bien bâti. Ces dernières circulent dans l’entreprise allemande comme sur une sorte d’échiquier, verticalement ou horizontalement, suivant plusieurs lignes de décision. Cette organisation garantit finalement une bonne cohérence et une bonne qualité des décisions, mais exige bien plus de temps que le système français où la décision descend du sommet. La préparation y est donc bien plus lourde et coûteuse. En revanche, une fois la décision prise, la réalisation est bien plus rapide.
Des stratégies appliquées avec continuité
L’entreprise allemande bénéficie ainsi d’une remarquable stabilité de gestion, qui garantit elle-même une stratégie appliquée dans la durée, sans à‑coups. Celle-ci est aussi la conséquence de la nomination des dirigeants, qui sont tous des anciens de la maison ayant accumulé leur expérience dans toutes les fonctions. Elle est linéaire, continue, persévérante et permet de développer le métier, les hommes et des produits de qualité. Les stratégies appliquées traditionnellement, au-delà de la diversité des métiers, ont toutes quelques points communs. Chaque entreprise, quelle que soit sa taille, vise tout naturellement et depuis toujours le marché mondial : soit une part importante pour les plus grosses, soit un créneau bien choisi pour les petites. Elle recherche aussi la qualité maximum, qui lui permet de vendre à des prix élevés, en exploitant à la fois l’image de marque et une excellente fiabilité, particulièrement importante dans les biens d’équipement.
Toutes ces caractéristiques concernent la stratégie « interne » de l’entreprise, centrée sur son métier et visant une croissance assurée par ses moyens propres. Mais une entreprise, surtout face à de brusques changements, peut aussi avoir besoin de développer une stratégie « externe », par exemple en s’alliant ou en rachetant d’autres entreprises, ce qui implique des opérations comme des OPA, ainsi qu’une centralisation et une grande rapidité de décision. Dans ce domaine le modèle allemand constitue certainement un frein.
II. Une transformation en cours
Le choc de la réunification et de la mondialisation
Ce modèle d’économie sociale de marché et d’entreprise a été à la base du miracle économique, qui a conduit l’Allemagne, complètement ruinée de l’immédiat après-guerre, au premier rang des nations développées. Malheureusement depuis quelques années il donne des signes d’essoufflement.
La réunification avec l’Allemagne de l’Est, après une courte période d’euphorie qui a occulté la crise naissante en 1992, a entraîné des charges énormes et a complètement déséquilibré les comptes allemands. La Treuhandanstalt, chargée de privatiser les entreprises est-allemandes, a certes terminé sa tâche, mais avec un déficit de 240 milliards de DM. Les transferts de l’Ouest vers l’Est représentent encore 6 % du PNB. Et l’écart entre les deux (600 000 emplois industriels seulement à l’Est contre 5,7 millions à l’Ouest) ne se résorbe que lentement, alors que les incompréhensions se sont même accentuées.
Simultanément, depuis 1993, les menaces sur le site industriel allemand, le Standort Deutschland, s’accentuent (les coûts salariaux allemands sont les plus élevés du monde). Les investisseurs allemands (Mercédès, BMW, Siemens…) délocalisent leurs productions en posant nettement le problème de la compétitivité dans les fameux Standortdebatte (débats sur l’Allemagne comme lieu d’implantation). D’ici l’an 2000 il est prévu que 25 % des entreprises allemandes délocalisent.
Le marasme se développe. Le chômage atteint des niveaux exceptionnels. Celui des jeunes de moins de vingt-cinq ans, qui était faible, se rapproche maintenant de la moyenne (12 %). Les places d’apprentis se raréfient (en août 1997 58 000 seulement contre une demande de 152 000) et ceux qui sont formés ne sont pas tous recrutés. L’individualisme se développe. Les syndicats perdent des adhérents. Le fameux consensus social sur lequel repose tout l’édifice est ébranlé et le doute sur la validité du modèle s’installe.
Vers un capitalisme de type anglo-saxon et la primauté de la rentabilité financière
Le financement traditionnel des entreprises allemandes a recours aux fonds propres, fiscalement avantagés, et aux Hausbanken ou banques « maison », mais peu à la Bourse. Les actionnaires n’ont guère de pouvoir (ils les donnent aux banques). Par ailleurs les résultats financiers sont évalués, non dans un cadre annuel et encore moins trimestriel comme aux États-Unis, mais sont lissés sur plusieurs années avec le jeu de réserves abondantes. C’est que les Allemands se sont toujours méfiés des financiers et à l’opposé des Anglo-Saxons ne croient que dans l’économie « réelle ».
C’est un système qui est en train de changer. Ainsi Mercédès, devant la pénurie de capitaux allemands pompés par les besoins de la réunification, a dû se tourner vers la Bourse de New York et se plier aux impératifs du SEC américain (Securities and Exchange Commission) pour évaluer ses résultats, faisant apparaître d’importantes pertes. Dans les entreprises allemandes le pouvoir passe de plus en plus aux actionnaires et le cours de Bourse devient un indicateur essentiel de gestion. Des décisions, comme celles prises par la nouvelle direction de Mercédès (abandon de Fokker et d’AEG), auraient été impensables auparavant. Même changement chez Siemens, passé d’une gestion opérationnelle et commerciale à une gestion « stratégico-financière ». Les rachats d’autres entreprises et les OPA sont maintenant admis.
La Bourse se développe : Francfort vient de dépasser Paris et se prépare à accueillir l’euro. L’engouement pour les actions gagne la population, surtout depuis la privatisation de Deutsche Telekom. L’indice boursier DAX a augmenté considérablement. Les banques allemandes, intermédiaires entre les entreprises et les sources de financement, se dégagent progressivement de leurs participations traditionnelles dans l’industrie. Elles se tournent vers les mêmes activités financières que leurs consœurs anglo-saxonnes, en développant notamment celles de banques d’affaires.
Une autre gestion du personnel
Le marché allemand du travail est traditionnellement bien organisé. Il fait intervenir les syndicats dans des négociations collectives institutionnalisées, garantissant aux salariés sécurité et protection. Le travail est strictement codifié. L’emploi est pratiquement à vie, la flexibilité étant essentiellement interne à l’entreprise. Sous l’effet de la crise et le poids du chômage le modèle allemand se libère progressivement et se rapproche de son homologue américain, peu contraignant et faisant jouer la flexibilité externe, des équipes entières quittant par exemple une entreprise pour une autre, concurrente.
Ainsi les cadres allemands changent plus facilement d’entreprises et ces dernières commencent à connaître un « turn-over » significatif. Le travail et les horaires se flexibilisent. Un exemple : alors que le samedi était traditionnellement « tabou », ce n’est plus le cas maintenant, tout est fait pour faire travailler au maximum les machines et améliorer la compétitivité allemande. De même, les heures d’ouverture des magasins, avant strictement fixés, se libéralisent : de 6 à 20 heures et le samedi de 6 à 16 heures.
Une notion de temps reconsidérée
La crise et l’internationalisation croissante des activités et des hommes ont induit des changements encore plus profonds dans la manière de gérer les entreprises. Éprouvées par le marasme, celles-ci ont commencé par faire des économies drastiques, comme le montre l’exemple de Volkswagen. Mais elles ont vite compris que cela avait des limites et que des mutations plus fondamentales s’imposaient dans les comportements.
Par exemple dans la manière de gérer le temps. Alors qu’avant on prenait le soin d’étudier longuement les problèmes, en concertation avec le personnel, maintenant la rapidité de réaction et de prise de décision devient capitale. Les mots stabilité, solidité et expérience cèdent la place à flexibilité, rapidité, ouverture. Ainsi BMW a pu rapidement prendre le contrôle de Rover, face à la longueur du processus de décision japonais chez Honda.
De même plusieurs entreprises allemandes favorisent les initiatives individuelles pour lutter contre la pesanteur des procédures collectives. Les nouveaux dirigeants ont aussi reconnu la faiblesse du modèle allemand, privilégiant les carrières « maison », trop fermées sur l’extérieur et l’intérêt d’une circulation des cadres d’une entreprise à l’autre, apportant d’autres expériences. Ils ont souvent complètement repensé leur organisation en utilisant les approches bien connues du « reengineering », par exemple dans l’automobile et en important les techniques japonaises du « juste à temps » et du « stock zéro ».
Reprenant rapidement le schéma de l’entreprise allemande proposé plus haut, on peut remarquer que sur ses quatre pôles, trois sont sérieusement ébranlés. D’abord celui du « métier passant avant l’argent » avec l’adoption des pratiques financières anglo-saxonnes : l’actionnaire et le cours de l’action sont maintenant souvent prioritaires.
Ensuite celui des « hommes dans l’entreprise comme une famille » : les mérites de la flexibilité externe à l’américaine sont reconnus, du moins pour les cadres et les dirigeants. Enfin le « rôle social et collectif de l’entreprise » est un peu victime de la crise qui affaiblit les syndicats et le consensus face au chômage massif et aux délocalisations de plus en plus nombreuses des entreprises allemandes.
Le modèle remis en question
Finalement l’Allemagne apparaît un peu désemparée devant la remise an cause brutale d’un modèle qui lui a si longtemps réussi. Elle cherche un nouvel équilibre dans un cadre différent de celui qu’elle a connu pendant près d’une cinquantaine d’années. Elle se « mondialise » inexorablement et le made in Germany va être remplacé par le made by Germany, évolution qui va être accélérée avec la mise en route de l’euro en 1999.
Par ailleurs elle va aussi abandonner progressivement son poids industriel excessif comparativement aux autres pays (35 % du PIB) et se lancer dans les services (voir l’exemple de Mercédès et de Debis) et le développement des technologies de pointe (informatique, télécommunications…). Quoi qu’il en soit le modèle allemand conservera quelques-unes de ses caractéristiques : monnaie forte (étendue à l’euro), fédéralisme et décentralisation des décisions.
Par ailleurs si les grandes entreprises « multinationalisées » verront leurs caractéristiques se rapprocher rapidement de celles de leurs consœurs américaines et européennes, les moyennes du Mittelstand vont changer plus lentement.