L’envers du décor Trois ans au Gymnasium de Bâle
Pendant les années 1942 à 1945, mes parents et moi avons trouvé refuge auprès de notre famille bâloise. Ancien élève de l’école communale, 9, rue Blanche, Paris IXe, admissible à Condorcet en 1939, j’avais terminé une quatrième A au collège Cabanis de Brive-la-Gaillarde. Après quelques mois dans un » camp d’accueil « , j’entrai début 1943 au Realgymnasium.
Mes souvenirs datent de plus de soixante ans, ils sont sans doute déformés par le temps. Correspondent-ils à la situation actuelle ? j’en doute mais serais étonné que l’état d’esprit qui les sous-tend ait beaucoup changé.
Gymnasium
Le Gymnasium est l’équivalent des lycées ou collèges français. À Bâle, le « RG » (Realgymnasium) est l’intermédiaire entre le HG, Humanistisches Gymnasium (latin-grec, peu ou pas de sciences exactes) et le MNG Mathematisch-Naturwissenschaftliches Gymnasium (pas de latin).
Changement de collège
Dérogations
Les élèves bâlois pratiquent une écriture inventée par un instituteur local et portant son nom, Hulliger. Outre son esthétique discutable elle a surtout le désavantage de ralentir le scripteur. Les « Français » vont en être dispensés.
Lorsqu’un élève fait une opération de calcul au tableau, il doit énoncer à haute voix chaque étape. Comme les nombres de 21 à 99 s’énoncent en allemand dans l’ordre inverse du nôtre, nous autres » Français » peinons et sommes aussi rapidement dispensés. Ces dérogations sont accordées sans que nous ne les demandions, simplement après observation par le prof.
Au Realgymnasium, je fus affecté d’office à l’équivalent de notre quatrième. En Suisse alémanique, les classes sont composées d’élèves du même âge.
À l’entrée du secondaire, on compose un groupe homogène et on le mène tel quel au niveau du baccalauréat. On ne pratique pas l’émulation par le classement ; les notes vont de 1 à 6 (ensemble diophantien), un devoir réussi est noté 6. Les élèves les plus importants pour les profs sont ceux que nous appellerions les cancres, mais ici on les considère seulement comme plus lents.
Cette affectation me rassurait : je pratiquais assez bien l’allemand parlé et lu, mais n’avais aucune notion d’orthographe et me demandais comment j’allais suivre les cours en allemand et prendre des notes. Cela s’arrangea assez rapidement quand j’eus compris que, pour mes condisciples, l’allemand d’Allemagne était presque une langue étrangère.
De Wette Schulhaus, ancien Gymnasium de Bâle |
Au Realgymnasium, le latin est facultatif. Il se pratique hors emploi du temps normal, de 7 à 8 heures du matin. De plus, enseigné comme une langue vivante, il comporte l’apprentissage du vocabulaire. En maths, mes camarades découvrent les bases du calcul fractionnaire, à commencer par la réduction au même dénominateur. Je me dis que je risque de m’ennuyer pendant longtemps. Après un trimestre, je migre au MNG.
Suivi personnalisé
Les professeurs enseignent en général deux disciplines, dans les combinaisons les plus variées. Cela peut être, exemples vécus, allemand-histoire, français-anglais, maths-éducation physique. Le prof de maths n’oubliait pas les sciences en se rétablissant à la barre fixe : » Faites entrer le centre de gravité dans la barre, après ça tourne tout seul. »
Les élèves les plus importants pour les profs sont les cancres
Suivant la classe pendant plusieurs années, les profs connaissent personnellement chaque garçon. Pendant les » congés de chaleur1 « , nous nous trouvons nombreux au bord du Rhin, où la baignade est encore tolérée, et le plus souvent un ou deux profs sont là aussi et se mêlent au groupe. Association réussie entre respect et familiarité.
Que faire des bons élèves qui pourraient s’ennuyer ? On les occupe utilement. Ainsi, je donne une leçon de français par mois. Il est surprenant de découvrir sa langue maternelle telle qu’elle apparaît à un non-francophone. Ainsi pourquoi disons-nous entendre dire, apprendre à lire et défendre de fumer ? Je prépare mon cours en classe pendant que mes condisciples suivent celui du prof, tout en essayant de m’abstraire de ce qui se passe autour de moi.
Absence de programme
Le plus étonnant, c’est qu’on ne parle pas de » programme « . Deux exemples extrêmes de ma vie de lycéen à Bâle témoignent de cette liberté.
Au début de l’année scolaire, équivalent de la troisième ou de la seconde, notre prof de lettres s’installe au sein de la classe et nous informe qu’il doit nous faire connaître la littérature allemande du xixe siècle. Nous étudierons deux auteurs qu’il va nous falloir choisir. Il nous en présente un certain nombre, en nous résumant leurs œuvres, assorties chacune de quelques commentaires. La classe discute, pose des questions, et se met d’accord sur Goethe et E. T. A. Hoffmann. Dans quelle mesure avons-nous été manipulés ? Le goût du fantastique l’a emporté. Nous entamons directement Faust et nous créons un spectacle sur ce thème.
La punition normale pour un élève, c’est la vaisselle du labo
Le cours d’histoire naturelle a lieu le jeudi après-midi, de deux à six heures. Les élèves se retrouvent dans la grande salle, sur le tableau noir un message laconique du type : » Les pattes intermédiaires de l’abeille « . Le lycée possède des ruches, on va chercher quelques abeilles mortes. Chacun se munit d’une patte et s’assied derrière son microscope. Pendant deux heures nous dessinons l’objet, vue d’ensemble et détail des éléments qui nous semblent importants. Nous comparons et discutons nos travaux.
À quatre heures paraît notre professeur, apportant l’eau bouillante et le thé. Le labo fournit Becher et autres récipients techniques permettant la dégustation. La conversation s’engage, librement. Le prof est un ornithologue réputé. A‑t-il seulement fait des études ? personne ne sait. Pour son anniversaire, nous lui avons offert une boîte de lamelles portant cent tranches successives provenant d’un millimètre d’intestin de souris. Sa confection, reprise de nombreuses fois en raison d’un loupé du microtome, nous a pris un temps considérable.
Retour en France
À ce rythme, à quel niveau sort-on du secondaire ? Il n’a jamais été signalé que les bacheliers suisses étaient d’un faible niveau. La table de logarithmes à cinq décimales destinée aux élèves du secondaire se terminait par un formulaire.
Celui-ci comportait une partie sur les suites et séries, des formules de calcul avec nombres complexes, etc., qui alors ne figuraient pas au niveau de math élem en France. Cette table de logarithmes nous servait en classe de seconde, comme ma règle à calcul, et pourtant nous n’avions pas encore abordé les notions mathématiques correspondantes, c’était un outil de calcul.
De retour à Paris à la rentrée 1945, j’ai abordé sans difficulté une première à Louis-le-Grand dans une classe nouvellement créée, qui accueillait des élèves revenus de l’étranger.
1. Décrétés lorsque la température à midi dépasse une certaine valeur, pour l’après-midi.