L’envol saboté d’Alcatel Alsthom
Avec L’envol saboté d’Alcatel Alsthom, Pierre Suard nous fait revivre la prodigieuse épopée industrielle dont il fut le héros. Il nous dévoile, aussi, les dessous de l’affaire incroyable qui l’obligea à quitter le Groupe. Enfin, ses commentaires sur la présentation des comptes après son départ et la nouvelle stratégie mise en œuvre intéresseront ceux qui s’affligent des cours de Bourse d’Alcatel.
En 1973, Pierre Suard lie son destin à celui de la Compagnie Générale d’Électricité. Il prend ses premiers commandements dans le secteur de l’ingénierie. Très vite, il est nommé à la tête du secteur des câbles qu’il transforme profondément, modernise, revitalise, développe et propulse sur la scène internationale.
Appelé ensuite à diriger le domaine des télécommunications, il mène à bien, dans un contexte français difficile, la fusion de ses activités avec celles de Thomson-Télécom, fusion considérée comme une des grandes réussites industrielles de l’époque.
Dans l’exercice de ces diverses responsabilités, il démontre ses capacités exceptionnelles de chef d’entreprise et son aptitude à maîtriser les problèmes complexes. Il se qualifie donc pour accéder, par le mérite, à la plus haute fonction de la CGE.
La Présidence de la Compagnie lui est confiée en 1986. Sans prendre le temps de s’installer dans son fauteuil, il boucle l’accord historique avec ITT et donne à son Groupe la position de n° 2 mondial dans l’industrie des télécommunications et de n° 1 mondial dans celle des câbles. Puis il conduit avec la CGE l’une des premières dénationalisations.
Regrouper rapidement les activités de CGE et ITT pour en rationaliser l’ensemble et en dégager les synergies constitue un enjeu majeur pour l’avenir du Groupe. Cette tâche apparaît colossale et non exempte de risque. Animées par Pierre Suard les équipes s’y attellent et réussissent audelà de toute espérance.
Après d’autres opérations ou accords stratégiques, notamment la constitution de GEC Alsthom, la configuration et l’assise du Groupe répondent aux objectifs que le Président s’était fixés. Le nom d’Alcatel Alsthom est lancé.
Le monde de l’économie bouge et les sociétés qui n’avancent pas reculent. Alcatel Alsthom impose sa présence sur tous les fronts. Le Groupe se développe encore aux États-Unis et en Europe, s’installe en force dans les pays d’Amérique latine, en Europe de l’Est et en Chine où ses filiales deviennent des acteurs majeurs dans l’industrie locale. Ses techniques rayonnent sur la planète et s’illustrent, par exemple, dans le TGV, les grands paquebots, la téléphonie mobile et le procédé ADSL. Le Groupe devient n° 1 mondial de l’industrie des télécommunications et se diversifie dans les services et la communication.
En 1993, Alcatel Alsthom pèse près de 160 milliards de chiffre d’affaires et génère le meilleur résultat des entreprises françaises. L’œuvre accomplie est immense et, en tout point, suscite l’admiration.
Pierre Suard prend place parmi les plus grands patrons industriels de notre époque.
Ce récit autobiographique passionnant tient le lecteur en haleine car les événements se succèdent sans répit. Homme de terrain, Pierre Suard nous fait découvrir concrètement les situations et les problèmes qu’il rencontre, éprouver ses joies et ses peines professionnelles, fréquenter ses collaborateurs et assister aux entretiens qu’il eut avec les puissants de ce monde. Nous y retrouvons l’ambiance des années quatre-vingt quand les entrepreneurs devaient lutter contre les dogmatismes, louvoyer entre privatisation et “ ni-ni ” et supporter l’interventionnisme envahissant de fonctionnaires ou de politiciens. Nous sentons, aussi, la caresse de la brise du large, celle qui a soulevé l’enthousiasme d’une génération d’ingénieurs, de commerçants et de cadres, impatients de se mesurer avec le monde extérieur.
La presse a souvent présenté Pierre Suard comme un homme secret. Son livre nous le révèle. Il possède, je le répète, des qualités exceptionnelles de chef d’entreprise : intelligence, clairvoyance, vision stratégique, rapidité dans l’action, ténacité auxquelles s’ajoutent l’indépendance d’esprit, le refus de la langue de bois et des compromis boiteux. Pierre Suard agit avec la conviction intime que le succès doit se mériter, notamment par le travail. Travailleur acharné, il le prouve par le soin minutieux qu’il apporte à bien connaître son entreprise, à apprendre et assimiler les principaux métiers qu’elle exerce. Il vous explique avec la même facilité et la même compétence la fabrication des fibres optiques, les subtilités des protocoles de communications ou la supériorité du TGV Alcatel Alsthom sur les machines concurrentes.
Pierre Suard aime citer la phrase de Paul Valéry : “Un chef est un homme qui a besoin des autres. ” Des autres et des meilleurs, il s’en entoure. Il consacre beaucoup de temps à ses collaborateurs. Il anime de multiples séminaires pour leur apporter une culture, afin qu’en dépit de leurs différentes nationalités ou origines professionnelles, ils se sentent chez eux dans Alcatel Alsthom. Ses proches assistants, ses directeurs forment un état-major complètement international et s’imposent par leurs compétences et leur valeur. À tous Pierre Suard a su faire partager ses ambitions pour le devenir du Groupe et leur insuffler l’esprit de conquête.
L’auteur nous livre un témoignage précieux et attendu sur les événements qui l’ont contraint, en 1995, à quitter Alcatel Alsthom à la suite d’une affaire stupéfiante : des cadres licenciés pour malversation lancent de fausses accusations contre des membres de la direction du Groupe. La justice s’en empare, met Pierre Suard en examen et lui impose un contrôle judiciaire peu compatible avec l’exercice de ses responsabilités. La calomnie, relayée par une partie de la presse, se déchaîne. Le personnel du Groupe soutient son Président. Ses représentants écrivent au garde des Sceaux, expliquent les dangers de la situation pour l’entreprise et le pressent d’intervenir. Ils reçoivent une réponse évasive conduisant Pierre Suard à démissionner.
Par la suite, il sera prouvé que les accusations qui ont causé sa perte étaient sans fondement !
D’autres chefs d’entreprise ont été mis en examen, voire temporairement en prison, à la suite d’accusations mensongères. Aucun à ma connaissance n’a été obligé de cesser son activité. Pourquoi cet acharnement contre Pierre Suard ? Analysant ses souvenirs, ce dernier conclut à l’existence d’une cabale, fomentée au sein de son Conseil d’administration, qui visait à l’évincer et qui a saisi l’opportunité du contrôle judiciaire pour y parvenir. Comment expliquer autrement l’absence d’actions vigoureuses et publiques dudit Conseil pour défendre son président alors que ses membres, certains éminents et influents, connaissaient bien l’honnêteté et l’intégrité de Pierre Suard ?
Calomnie, trahison, tous les éléments de la tragédie sont réunis pour Alcatel Alsthom et pour Pierre Suard. Ce dernier s’est battu avec ténacité pour faire reconnaître son innocence. Il a surmonté cette épreuve épouvantable. Sa relation des événements est empreinte de dignité et de sobriété mais aussi d’une amertume dont il ne pourra pas se défaire. En revanche, ce qui subsiste du Groupe prestigieux n’a pas fini d’en payer les conséquences.
L’opinion de l’auteur sur la stratégie suivie par Alcatel depuis 1995 ne manquera pas d’intéresser les lecteurs attentifs à l’évolution du secteur. Le recentrage sur l’activité des télécommunications a pris l’allure d’un démembrement et prive la société d’armes pour lutter contre la crise actuelle.
L’analyse critique des comptes présentés après 1995 montre que certains “habillages” dénoncés, aujourd’hui, aux États- Unis n’étaient pas ignorés dans notre pays.
Enfin, je tiens à souligner les qualités littéraires de l’ouvrage. D’une matière très dense, buissonnante même, l’auteur a dégagé un récit limpide, facile à suivre, sans digressions inutiles, et suffisamment didactique pour que les non-spécialistes ne se noient pas dans les questions techniques lorsqu’elles sont abordées. La documentation est parfaite. Le style est direct, précis, sans fioriture mais non sans élégance, comme… Pierre Suard.