L’éphémère et le pérenne des projets de changement
« O. K. pour le démarrage. Au fait, le projet sera bien pérenne, n’est-ce pas ? » Ainsi se terminait la phase de définition du projet entre l’entreprise et le consultant, prémices innocentes d’un formidable malentendu où la bonne foi des protagonistes ne saurait être mise en doute. Comme si, déjà, la pérennité était le fait d’un tiers étranger à l’entreprise. Comme si elle constituait l’état figé d’une amélioration durablement acquise. Comme si elle était un résultat en soi, et non un processus porteur d’amélioration continue.
En quête de pérennité
Toute mission de conseil prônant l’amélioration, elle implique de facto un changement d’organisation, de structure, de méthodes de travail, d’outils… et, de toute manière, un changement dans les interactions entre les hommes. Tant il est devenu évident que l’entreprise est un construit social au sens de P. Bernoux, c’est-à-dire que l’organisation ne se réduit pas à sa structure mais qu’elle est aussi le fruit des interactions entre ses membres. Dans cette entreprise, la pérennité commence dès le projet puisque parler de pérennité suppose qu’un projet en a préalablement semé les germes, procédant à l’enracinement et l’irréversibilité du changement. La tâche est ardue, tant pour l’entreprise que pour le consultant, d’autant que leurs attentes paraissent difficilement conciliables au premier abord.
L’entreprise voudrait que tout changement soit immédiatement et durablement acquis, s’opposant à la lente diffusion des changements, à la théorie de la longue durée chère à F. Braudel. À moins que, reconnaissant la durée nécessaire au changement, elle veuille que la pérennité puisse exister dès la fin du projet dans un état stable et figé.
Le consultant ressent nécessairement la tension entre le caractère, somme toute éphémère, de sa mission et le gage de pérennité qu’il doit conférer à son action. Bien souvent, il n’aura qu’une hâte pour se libérer de ces tensions contradictoires, que le projet s’achève… et vite. Bien que son engagement moral puisse s’étendre au suivi de sa mission, contractuellement il ne sera au mieux qu’un observateur impuissant de développements sur lesquels il ne pourra plus influer.
Entre ces deux positions extrêmes, il existe un espace de discussion et d’explication, à charge pour le commanditaire du projet et le consultant de reconnaître et d’accepter que le changement dans une organisation est un apprentissage de nouvelles manières de faire, de nouvelles règles, qu’il concerne tous les hommes – peu ou prou – de l’entreprise et que ceux-ci ne s’approprieront le changement que lorsque chacun d’entre eux l’aura investi d’un sens qui lui est propre. Incidemment, cela suppose de ne pas sous-estimer le temps du changement et d’apporter au projet les ressources et le soutien managérial nécessaires.
Au sein de l’organisation, la pérennité s’appuie sur ces nouvelles interactions établies entre les hommes. Le praticien du changement et de la pérennité distingue des actions ressortant soit d’une assurance pérennité, soit d’un contrôle pérennité, liant la pérennité à la qualité du projet dans la durée. Ces actions se traduisent par quatre préceptes qui complètent et étendent les critères de succès des projets de changement énoncés par J. P. Kotter1.
Enraciner le changement dans le projet
Pour que le changement soit accepté par les hommes de l’entreprise, il doit faire sens pour chacun d’entre eux. L’enracinement et l’irréversibilité du changement seront ainsi acquis si les hommes changent durablement leurs manières de faire, les leviers d’action étant par exemple les processus, le système de management permettant de les faire fonctionner efficacement, les technologies et les hommes (cf. figure ci-contre). Le projet, creuset de nouvelles méthodes et d’outils, met en œuvre ces leviers et transfère ce nouveau savoir-faire aux hommes de l’entreprise grâce à une équipe projet mixte et grâce à l’accompagnement et au soutien du consultant.
Dans cette filiale étrangère d’une entreprise pétrolière dans laquelle je suis retourné cinq ans après y avoir conduit un projet majeur d’amélioration de la production, de la sécurité et sur le contrôle des coûts, quelle n’a pas été ma surprise de constater que le changement n’avait pas subsisté sur certains sites-plateformes de production alors qu’il était pérenne sur d’autres. Quelle en était la raison ?
De fait, le changement des comportements avait bien été structuré autour des leviers classiques évoqués ci-dessus, avec notamment un processus du planning des opérations et des plans d’action de réunions. Lorsque le chef de site et son équipe avaient reconnu leur utilité, le gain de temps résultant de leur fonctionnement, en se les appropriant et potentiellement en les adaptant, le changement avait été pérenne. Dans l’autre cas, le départ simultané de plusieurs manageurs intermédiaires avait déstabilisé le nouveau cadre de fonctionnement ; il n’y avait pas eu de transmission de la compétence acquise aux nouveaux arrivants, conduisant à un délitement rapide des apports du projet.
Responsabiliser l’organisation dans la pérennité
Ces deux exemples montrent, s’il en était besoin, la nature dynamique du changement, un processus qu’il convient de contrôler à l’instar de tout processus technique ou administratif. Ainsi, tout projet de changement comporte dorénavant une analyse de risques destinée à identifier a priori les événements ayant une influence sur la pérennité et les solutions correspondantes pour neutraliser, réduire ou transférer le risque. L’analyse permet surtout de responsabiliser les acteurs de l’organisation sur le changement à long terme, ne serait-ce que sur le transfert de savoir-faire.
Outre un recensement exhaustif d’événements déstabilisateurs de la pérennité, l’analyse met aussi en lumière le besoin indispensable d’un responsable de la pérennité au sein d’une cellule pérennité, jouant le rôle de chef d’orchestre et de « gardien du temple ». Car le changement est bien la responsabilité de l’entreprise, et non celle du consultant. À noter que seuls des personnels permanents de l’entreprise devraient composer cette cellule.
À de rares exceptions près, l’entreprise rechignera à désigner un cadre de valeur, par manque de ressources ou de vision à long terme. A contrario, cette entreprise du secteur aéronautique a saisi dès le départ tout le parti à prendre de cette formidable formation managériale que constituait le projet de transformation d’une Business Unit. Elle y a affecté l’un de ses hauts potentiels, le projet constituant le tremplin idéal pour qu’il puisse en prendre la responsabilité à la fin du projet. Il lui a ainsi été plus facile de pérenniser un changement dont il avait été le promoteur et dont il est dorénavant le garant.
Intégrer la pérennité dès le lancement du projet
Leviers et boucle de rétroactivité de la pérennité |
Dans une logique d’amélioration continue, « le changement ne dure que si son enracinement et son irréversibilité ont été pensés dès le démarrage des actions »2. La fin du projet n’est plus une fin en soi puisque les hommes de l’entreprise se sont approprié le changement dans la durée au travers d’une démarche participative.
À cette fin, la définition de projet décrit la montée inexorable de nouveaux rôles dans l’organisation, sans qu’il soit besoin d’en changer la structure. Ces nouveaux rôles concernent même des hommes qui ne sont pas directement concernés par le projet mais qu’il importe aussi de convaincre. Le rôle du consultant, pilote du changement, évolue successivement d’un accompagnement au quotidien à un mode de coaching plus distancé.
Par une simple boucle de rétroaction (cf. figure 1), le projet modifie alors les leviers agissant sur les comportements, dont le système de management. Les méthodes et outils utilisés par le projet se fondent progressivement dans le quotidien de l’entreprise, le projet n’étant que l’étape initiatrice ou accélératrice du changement. Le métasystème de management ainsi constitué constitue la base de l’assurance pérennité.
Contrôler et soutenir de l’extérieur
La robustesse du projet aux événements déstabilisateurs se lit classiquement dans les évolutions des indicateurs d’un tableau de bord « pérennité ». Quels que soient le poids et le dynamisme de la cellule interne responsable de la pérennité, il est clair que des événements majeurs ou bien la conjonction d’événements mineurs mettront tôt ou tard à mal le changement. Encore faut-il que cette évolution néfaste soit reconnue.
Le contrôle pérennité permet de conserver un regard critique non partisan sur la rémanence du changement. Il se partage entre l’entité et une structure externe de contrôle, qui peut prendre la forme d’une cellule d’organisation ou de conseil interne.
Une réunion mensuelle de performance de l’entreprise incorpore la revue du tableau de bord pérennité, le tableau étant aussi communiqué à la structure externe de contrôle. Des décisions d’actions correctrices prises, la plupart sont internes. L’appui externe de soutien ou d’accompagnement par la structure externe se fait sous forme de « piqûres de rappel », missions ponctuelles dont le déclenchement est fonction de l’évolution des indicateurs de pérennité.
Conclusion
« Pas plus qu’on ne change la société par décret, on ne la change sans les acteurs qui la composent »3. Le changement se pilote, avec tous les aléas et difficultés qu’il comporte et que tout praticien du changement connaît. La pérennité obéit aux mêmes règles puisqu’elle en constitue le prolongement dans le temps mais elle ne bénéficie plus du soutien et de l’accompagnement du projet. Pour lutter contre le délitement du changement, la démarche proposée se fonde sur la mise en place d’une assurance et d’un contrôle pérennité, pour apporter une meilleure garantie de pérennité du changement.
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1. Leading Change, John P. Kotter.
2. Sociologie du changement, Philippe Bernoux.
3. Ibidem.