Les 200 ans du bicorne élément emblématique du Grand uniforme polytechnicien
Le bicorne n’a pas toujours été la coiffe des polytechniciens mais est définitivement devenu le chapeau des élèves à partir des ordonnances de l’automne 1822, il y a deux cents ans. Avec ou sans cocarde tricolore, en colonne ou en bataille, le port du bicorne a connu plusieurs variantes.
Par ordonnances des 17 septembre et 20 octobre 1822, l’École royale polytechnique change de régime pour revenir en partie à un régime militaire. Cette modification entraîne l’adoption d’un nouvel uniforme, militaire, dont le chapeau est le bicorne. Celui-ci faisait déjà partie des précédents modèles d’uniforme. Mais à partir de 1822 le bicorne coiffera sans discontinuer les élèves de l’École polytechnique jusqu’à aujourd’hui, avec des modifications dans la façon de le confectionner et de le porter.
Chapeau uniforme
En 1822 il n’est alors d’ailleurs pas question de bicorne. Dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, la définition se rapporte à la botanique et à la littérature. On parle alors de « chapeau à corne » ou « chapeau français ». Plus tard on utilisera aussi « chapeau à claque », ou claque (d’où la « boîte à claque » que l’AX a récemment quittée pour qu’elle vive de nouvelles et sans doute passionnantes aventures), ou frégate (L’argot de l’X). Il est décoré « avec une ganse en or et bouton de l’école ».
La cocarde
La notice que nous en conservons, peu précise, ne décrit pas la cocarde ; en tout cas elle n’est certainement pas tricolore. Celle-ci fait l’objet d’une interdiction et ne réapparaît que par l’ordonnance du 1er août 1830, après les Journées de juillet. La loi du 25 mars 1822 durcit en effet les sanctions contre les emblèmes séditieux de la période révolutionnaire et napoléonienne. La cocarde du bicorne est blanche, couleur du drapeau royal. Et, si l’iconographie représentant la Révolution de juillet 1830 nous montre des élèves de l’École polytechnique en bicorne, avec ou sans cocarde tricolore, c’est que, lors de ces Journées, des polytechniciens l’ont porté comme signe de ralliement, après avoir arraché la cocarde blanche. Georges Moreau de Tours placera une cocarde tricolore au chapeau de l’élève qui dans son fameux tableau recueille les derniers soupirs de Vaneau, rue de Babylone.
En colonne ou en bataille ?
À partir de 1824 Beaupré, professeur de danse, s’est donné pour mission d’apprendre aux élèves de l’École polytechnique la meilleure façon de porter deux des nouveautés de cet uniforme : le bicorne et l’épée. Le bicorne est porté en bataille, à la façon de Napoléon. C’est ainsi que Delacroix représente le polytechnicien de La Liberté guidant le peuple (petit jeu : qui avait identifié cet X dans l’encore plus fameux tableau ?). Pinet (X1864) et Claris l’avaient déjà noté, mais ils avaient un doute sur le fait qu’il fût porté ainsi au-delà de la Révolution de 1830. Deux documents prouvent que, réglementairement, le bicorne devait être porté en bataille au moins jusqu’en 1831, voire jusqu’en 1839. L’Ordre réglementaire sur la tenue des élèves, daté du 1er novembre 1823, indique que « le chapeau sera porté militairement, la petite corne en avant ». Le Règlement sur la tenue des élèves du 20 février 1831 dira exactement la même chose. La petite corne ne correspond d’ailleurs pas à l’une des deux pointes du chapeau mais à l’endroit où se trouvait la troisième pointe – héritage du temps où le bicorne était un tricorne (voir Serge Delwasse, « Le bicorne au sommet de l’esprit (du) polytechnicien », La Jaune et la Rouge, n° 683, mars 2013) ! – au niveau du milieu du front.
“Le bicorne était un tricorne !”
Les bicornes portés en colonne que nous voyons sur les illustrations montrant la Révolution de 1830 sont des initiatives individuelles – comme la cocarde tricolore – ou la conséquence d’un besoin de confort ! Difficile de dater le changement officiel de la façon de porter le bicorne : une décision ministérielle du 8 janvier 1839, émanant de la Guerre, prescrit néanmoins que tous les officiers porteront le chapeau en colonne, sauf pour les revues et défilés, où il sera porté en bataille. Le bicorne est donc porté des deux façons pendant plusieurs années. En effet la décision du 8 janvier 1839 fait suite à celle du 24 août 1835, qui prescrivait exactement le contraire, le port du bicorne en bataille obligatoire : une décision contestée car provoquant une gêne en cas de soleil ardent ou de forte pluie. On peut légitimement supposer que ces ordonnances voulaient remettre de l’ordre là où les règlements sur le port du chapeau n’étaient pas ou plus respectés. À l’École polytechnique le bicorne était porté ainsi « de quart en coin ou en Sambre-et-Meuse », c’est-à-dire légèrement de travers, comme nous l’indique Claris. En 1845 plus aucune confusion possible : le règlement prescrit le port du chapeau en colonne, perpendiculaire aux épaules, la ganse vers l’avant.
Quant à la forme et aux dimensions du bicorne, elles étaient aussi précisées – nous ne les avons pas retrouvées – au point que L’argot de l’X signale que les élèves avaient mis sa courbure en équation, par y = Ae-Kx2-a, « les trois constantes A, K, a étant déterminées par les dimensions du claque » ! En tout cas la forme est l’objet de l’attention du gouverneur, par exemple en 1839 quand il s’agit d’empêcher les élèves de « customiser » leur chapeau en en rognant les bords, par l’ajout d’un galon de soie, et pour distinguer le chapeau des élèves de celui des sergents de ville, qui lui ressemble trop.
Le bicorne de 1822 à 1830
Ce chapeau, alors, coûte 21 francs. Comparé au prix de l’ancien chapeau de type « haut de forme », qui coûtait 14 francs, cela constitue une hausse de 50 %. L’ensemble du trousseau forme un total de 626 F 30, une somme supérieure au salaire annuel d’un adjudant. La durée de vie de l’habillement est de deux ans, et ceux qui doivent rester une troisième année pour cause de redoublement sont tenus en effet de se procurer, entre autres, un nouveau chapeau. Le fournisseur choisi au départ pour confectionner le modèle est Manéglier, l’ancien chapelier de Napoléon dont la boutique est sise au 101, rue de Richelieu à Paris et qui fournissait déjà les précédents modèles de chapeaux. Cependant un autre chapelier est retenu, Joseph Roud. Le fournisseur changera fréquemment dans les premières années : Delacour, Spiquel et Cie… La livraison des chapeaux se fait dans un étui en coton et comprend aussi un étui en carton et une numérotation en or de chaque pièce.
Le passage au régime militaire pour le service intérieur est immédiatement appliqué et entraîne la modification de l’uniforme pour les promotions 1821 et 1822, dès la rentrée en novembre. La question du financement de ce changement d’uniforme pour la promotion 1821 est discutée et décision est prise de faire reposer les frais du changement d’uniforme sur les parents, sachant que la même solution avait été adoptée en 1804, au moment de la militarisation. La « grande tenue » avec chapeau uniforme était portée obligatoirement lors des sorties, pour les cérémonies religieuses, les inspections, les examens et enfin les interrogations avec l’examinateur permanent. Le Journal du Gard du 1er janvier 1824 constatera que cet uniforme est « de la plus grande élégance ».
Changement d’uniforme et évolution du régime
Qu’en est-il de l’uniforme modèle 1822, hors chapeau ? Cet uniforme est le premier modèle comportant la double bande écarlate du pantalon de grande tenue. C’est aussi le premier qui inclut l’épée (pour les sergents seulement), au lieu du sabre qui était en vigueur sous l’Empire. Le changement d’uniforme est avant tout la conséquence d’un problème disciplinaire, commun à toutes les écoles sous la Restauration. Parmi les solutions proposées à l’X pour résoudre ce problème, il avait été proposé en 1820 de décaserner les élèves ou, en 1822, de séparer et isoler les deux divisions l’une de l’autre. C’est le directeur de l’École, le baron Bouchu, qui est à l’initiative du choix d’une « solution » militaire, en lieu et place du régime pris sur le modèle du séminaire. Les ultras comprennent que ce modèle ne suffisait pas pour discipliner la jeunesse et qu’il fallait passer par un appareil administratif, policier et militaire répressif.
Quelques jours après la suppression de l’École normale – un 8 septembre 1822 –, les deux ordonnances du 17 septembre 1822 sont promulguées qui modifient la gouvernance de l’École polytechnique ; le directeur est remplacé par un gouverneur, assisté d’un sous-gouverneur. La troisième ordonnance, du 20 octobre 1822, détermine leurs nouveaux pouvoirs et rétablit le régime militaire pour la discipline intérieure (article 9). À la fin de l’année 1822, d’ailleurs, huit élèves sont licenciés sous un prétexte futile. L’exemple est donné. L’école reste civile sous tutelle de l’Intérieur, mais les pouvoirs du nouveau gouverneur sont plus importants. La militarisation complète s’achèvera pendant la monarchie de Juillet et les élèves se verront tous attribuer une épée.
C’est donc en 1822 qu’apparaît un modèle d’uniforme qui fut le lointain ancêtre d’une longue lignée, laquelle mène directement à l’uniforme actuel. Ce nouvel uniforme, institué en 1822, aura finalement l’effet contraire à celui attendu, la discipline. Pendant les Trois Glorieuses de juillet 1830, l’uniforme polytechnicien produira un effet général sur tous les combattants, ouvriers ou bourgeois. Selon Lafayette lui-même, cet uniforme sera « un signal de confiance » (voir Robert Ranquet, « Anatole de Melun (X1826), un polytechnicien en 1830 (2÷2) », La Jaune et la Rouge, n° 744, avril 2019). La figure du polytechnicien reconnaissable à son uniforme deviendra un symbole de ces Journées, représentée dans de nombreuses images. Ceux qui se sont particulièrement distingués feront rejaillir sur l’ensemble des deux promotions la gloire associée à leurs actions. Une belle cohésion.
Référence
Gaston Claris, « Les uniformes de l’École », in : Notre École polytechnique, 1895.