Les “35 h” ou comment transformer une contrainte en un avantage compétitif ?
La réduction du temps de travail est un sujet complexe : elle réveille des interrogations sur certaines de nos valeurs profondes (rôle du travail dans la société, rôle du travail dans l’existence, rôle du travail par rapport aux activités familiale, sociétale…). Elle est liée à une crise grave (chômage/exclusion) et sa mise en œuvre implique l’identification de multiples enjeux et l’action de nombreux leviers de changement. Sans pouvoir traiter tous ces aspects, cette contribution a pour vocation de désarmer les polémiques et d’expliquer le “ pourquoi ? ”, le “comment ? ” d’un aménagement-réduction du temps de travail (ARTT).
Le premier article, intitulé Les enjeux techniques permettant à l’entreprise de transformer la contrainte en une opportunité, démontre d’entrée l’intérêt pour l’entreprise d’une telle opération. Cet éclairage des enjeux immédiats et parfaitement mesurables est complété par un second article, intitulé Les enjeux diffus d’un ARTT liés aux spécificités du processus de négociation.
Celui-ci montre qu’au-delà des enjeux techniques et démontrables, l’ARTT permet d’appréhender les questions liées à ce que Bossard Gemini appelle la coopération compétitive1. Ces deux éclairages sur les enjeux pour l’entreprise d’un ARTT ne prennent pleinement leur sens qu’en replaçant l’entreprise comme acteur majeur de la société, ce que fait le troisième article, intitulé La réduction du temps de travail : une tendance historique lourde dont l’objectif a changé de nature, pour devenir un fantastique levier de changement et d’évolution des pratiques sociales.
L’article Les facteurs clés de succès d’un ARTT montre comment atteindre les enjeux dégagés dans les articles précédents.
Enfin, À l’encontre de quelques idées reçues ou faut-il avoir peur de la semaine de 4 jours à la carte ? s’attaque sans ambages aux idées reçues, que soulève inévitablement un débat comme celui de la réduction du temps de travail. Il introduit le concept de semaine de 4 jours à la carte – qui est indiscutablement un angle d’attaque à traiter – en s’appuyant sur l’argumentaire de P. Larouturrou2. Dans cette présentation, nous n’avons pas voulu traiter l’aspect macroéconomique de l’ARTT, nous limitant à son application comme démarche dynamique de changement de l’entreprise.
Les enjeux techniques permettant à l’entreprise de transformer la contrainte en une opportunité
L’analyse des multiples accords déjà intervenus dans le domaine de l’ARTT permet de constater de multiples avantages pour l’entreprise.
Gains de productivité (augmentation de la D.U.E., Durée d’utilisation des équipements, diminution de la masse salariale, des capitaux engagés). Exemple : une entreprise (Remafer) spécialisée dans l’entretien et la transformation/ construction de matériel ferroviaire (220 millions de francs de chiffre d’affaires, 220 personnes concernées par l’accord), en réorganisant sa production de 39 h par semaine à un travail en 2 équipes à 32 h, a porté la durée d’utilisation de l’outil de production à 64 h (+ 64 %). De plus, les nouveaux embauchés étant des jeunes, le non-versement de prime d’ancienneté a permis à l’entreprise de disposer d’une marge de manœuvre, qu’elle a utilisée en maintenant les salaires (à masse salariale constante). Dans un autre secteur, Décathlon a réalisé des gains de productivité importants par une adaptation des heures de travail aux besoins de la production (LSA de janvier 1997).
Amélioration de la qualité (délai, régularité du service, horaires d’ouverture…). Exemple : un centre d’appel de France Télécom (70 conseillers) a utilisé un ARTT pour assurer à sa clientèle une plage horaire d’ouverture large (8 h à 20 h du lundi au samedi), les téléopérateurs travaillant sur une base horaire de 35 h. De même, Les 3 Suisses ont pu mettre en place la flexibilité nécessaire au « 24 h chrono » (LSA de janvier 1997).
Mise en conformité des pratiques avec la réglementation (heures supplémentaires). Exemple : certaines entreprises de grande distribution, sanctionnées par les pouvoirs publics pour un dépassement des horaires légaux, pourraient saisir cette opportunité pour se mettre en règle.
Catalyseur pour une reconfiguration plus vaste de l’entreprise (redéploiement d’effectif, remise à plat de convention compliquée). Exemple : France Télécom ou EDF-GDF Services sont aujourd’hui dans cette logique. Tout comme les banques, par le couplage des négociations sur les 35 h avec des négociations sur la convention collective.
Redynamisation du climat social (passage d’une logique de perdant à une logique de gagnant, sur les rails de la croissance). Rappel : un salarié sur quatre « craint de perdre son emploi dans les années à venir » (sondage Sofrès publié dans L’Expansion du 4 décembre 1997). Exemple : une entreprise (Rabot-Dutilleul) du secteur des BTP, confrontée comme beaucoup d’entreprises de ce secteur à une baisse importante de son chiffre d’affaires (d’un milliard à 750 millions de francs) a subi le choc de « plein fouet », voyant ses effectifs passer de 700 à 420 personnes en trois ans. Le personnel, complètement impliqué dans la démarche d’ARTT initiée par la direction, s’est associé à une réorganisation complète du travail et a accepté une réduction de salaire de 10 %. Sept mois après l’entrée en vigueur de l’accord, le nombre de licenciements évités est de 86 et l’entreprise, plus performante et réactive, a acquis fin 96 sa certification ISO 9001.
Accroissement du chiffre d’affaires (la reconfiguration de l’entreprise dans une logique de réactivité et de performance se traduit nécessairement par une croissance des ventes). Exemple : il est impossible de trouver une explication unique au succès comme à l’échec d’une entreprise. Cependant, les entreprises pionnières de l’ARTT ne semblent pas être confrontées à des difficultés, bien au contraire.
Ces enjeux multiples sont à la portée des acteurs de la négociation, notamment car :
- L’ampleur du champ de la négociation d’un ARTT joue un rôle de catalyseur : beaucoup d’entreprises possèdent un potentiel d’amélioration considérable. Mais ce potentiel est parfois inexploité, notamment car le management ne se pose pas la question ou plutôt le management ne souhaite pas se poser la question (en raison de risque de modification de l’équilibre des pouvoirs, de licenciements (liés à l’amélioration de la productivité), d’inhibition à tous les niveaux ; un manager de haut niveau nous confiait récemment : « je sais qu’il y a des choses à faire mais si je propose un changement et que celui-ci échoue, ma carrière sera brisée en 4 jours… alors que si je ne propose rien, personne n’aura conscience de l’opportunité manquée et ma carrière poursuivra sa progression ». Enfin, les représentants du personnel et/ou les salariés sont parfois crispés sur la situation existante et ne souhaitent aucune modification.
- L’effet positif de la mesure sur l’emploi permet d’aller plus loin dans la négociation : l’engagement d’embauche (parfois de facto dans les familles du personnel de l’entreprise dans des bassins d’emploi restreints) est un geste fort. De même, l’engagement de maintien des effectifs a un pouvoir de mobilisation fort des hommes autour des objectifs de l’entreprise.
- La réduction des salaires ne constitue pas en fait un réel obstacle : à la question « pour travailler un jour de moins par semaine, seriez-vous prêt à accepter une baisse de salaire pouvant aller jusqu’à 5 % ? » (sondage La Vie du 9 mai 1997), la réponse est « oui » à 67 % et « non » à 31 %. De plus, la réduction de la masse salariale ne signifie pas perte proportionnelle de revenu pour les salariés. En effet, les heures supplémentaires, des primes diverses (stock-options…), la limitation des déplacements domicile-travail (dans l’hypothèse d’une réduction en jours), des changements de tranche en termes d’impôt sur le revenu ont pour effet d’amortir la réduction du salaire (brut + cotisation patronale). Tout l’intérêt d’une négociation sur le Temps de Travail est de lier un grand nombre de paramètres (organisation du travail, compensations salariales différenciées…) de manière à augmenter les marges de manœuvre de toutes les parties.
Les enjeux diffus d’un ARTT, liés aux spécificités du processus de négociation
Point de vue de J. Kaspar,
Dans les travaux réalisés avec J. Kaspar, celui-ci a beaucoup insisté sur l’importance de l’ARTT comme moyen d’aborder trois enjeux sociaux de l’entreprise.
Moderniser les relations sociales
Bon nombre de chefs d’entreprise se plaignent de l’archaïsme des relations sociales et des organisations syndicales. Ce faisant, ils sous-estiment leur rôle et leurs possibilités de faire évoluer positivement les relations sociales. La façon d’ouvrir un débat ou au contraire de le fermer, la manière d’aborder une négociation, de répondre à des préoccupations sociales ou non, peut renforcer les conservatismes ou au contraire les évolutions. Les organisations syndicales peuvent avoir le réflexe de négocier les 35 h à la manière d’une confrontation au périmètre restreint (à quelle vitesse va-t-on réduire le temps de travail ?). La bonne réponse est un élargissement du champ des négociations (qui doivent lier aménagement, réduction du temps de travail et évolution des salaires).
Ce type nouveau de négociation suppose une connaissance fine des mécanismes de l’entreprise et redonne du « grain à moudre » à des organisations syndicales cantonnées dans un rapport de force qui ne leur est pas toujours favorable. Modifier le temps, c’est modifier le quotidien des salariés. Aussi, « un représentant syndical doit-il être très sûr de lui, de sa représentativité, de sa légitimité pour engager les salariés sur un chemin où il y a gagner, mais où il y a aussi à perdre« 3. De nombreux circuits de négociation courts (direction-salariés) ont ainsi été observés, qui abordent les réels enjeux sans risque de dérive idéologique.
En abordant la globalité des questions, la négociation sur l’ARTT peut conduire à un saut qualitatif de la négociation pour passer du gagnant/ gagnant au gagner ensemble.
En intégrant dans la négociation de l’ARTT, ce qui est essentiel, la question du changement du travail et de son organisation, on ne peut plus en rester au concept de la négociation fondée sur le gagnant/gagnant, c’est-à-dire à l’idée que l’entreprise gagne en souplesse et les salariés en heures de travail en moins. En abordant cette question, il faut accepter qu’interviennent 4 types d’expertise : l’expertise des salariés, l’expertise de la hiérarchie, l’expertise syndicale et souvent une expertise externe. Le changement de l’organisation du travail ne peut être conduit positivement par une seule de ces expertises. C’est dans leurs synergies, leurs complémentarités et leur capacité à développer un réel partenariat que se construira une réorganisation du travail féconde et génératrice de progrès économique, social et humain.
Personne n’a intérêt à ignorer l’une ou l’autre de ces expertises. C’est de la capacité à vouloir gagner ensemble que se dégagera l’organisation du travail la plus féconde. Pour l’entreprise car son efficacité s’en trouvera améliorée. Pour les salariés parce qu’ils auront été partie prenante du processus. Pour les organisations syndicales qui auront consolidé leur légitimité en démontrant leur utilité.
Permettre une plus grande motivation des personnels
La négociation de l’ARTT peut avoir des conséquences positives sur la motivation et l’implication du personnel, pour peu que soient mis en place les outils permettant de bien connaître les aspirations des salariés, de solliciter leur avis. Il s’agit d’accompagner par une communication adaptée le processus de négociation, de réfléchir aux procédures de consultation, d’impliquer à tous les niveaux, d’étudier l’encadrement de la mise en œuvre et le suivi des processus…
En répondant à l’angoisse du chômage par des possibilités de création d’emplois, en prenant en compte les besoins des entreprises mais aussi ceux des salariés, la négociation de l’ARTT peut, au sein des entreprises, créer une implication positive des salariés (qui voient leurs conditions de travail et leur employabilité4 s’améliorer), et contribuer à une évolution des organisations syndicales à l’égard d’un grand nombre de questions (annualisation, flexibilité, compensation salariale différenciée, etc.).
Améliorer la coopération compétitive
La négociation, par les questions qu’elle pose, peut constituer un point d’appui pour construire des relations sociales fondées sur la volonté de coopération. La coopération suppose un certain nombre de conditions : reconnaître la légitimité de l’autre (des autres), jouer au maximum le jeu de la transparence, faire de la concertation et de la négociation l’axe stratégique des politiques de changement et accorder une grande attention aux questions de méthodes. Si le xxe siècle aura été celui de la compétition et de la concurrence comme fondement de l’efficacité et du progrès économique, le xxie siècle sera celui de la coopération et du partenariat. Cela commence déjà à se vérifier dans les domaines de la science, des techniques, de la recherche médicale et même sur le plan économique. Cela s’imposera de plus en plus sur le plan des relations sociales.
La réduction du temps de travail : une tendance historique lourde dont l’objectif a changé de nature, pour devenir un fantastique levier de changement et d’évolution des pratiques sociales
Point de vue de J. Kaspar
La réduction du temps de travail (RTT) est une tendance historique lourde…
La RTT n’est pas quelque chose de nouveau. Depuis l’origine de la révolution industrielle jusqu’à nos jours, grâce à la croissance, aux gains de productivité, mais aussi à la pression sociale, le temps de travail s’est continuellement réduit, avec une étape particulièrement importante en 1936 (loi sur les 40 heures et instauration des congés payés).
Date | Agriculture | Industrie/ bâtiment | Tertiaire | Total | ||||
1831 | 3 047 h | 100 | 3 232 h | 100 | 2 751 h | 100 | 3 041 h | 100 |
1851 | 3 047 h | 3 177 h | 2 716 h | 3 021 h | ||||
1896 | 3047 h | 2992 h | 2 595 h | 2 913 h | ||||
1931 | 2 925 h | 95 | 2 573 h | 80 | 2 459 h | 90 | 2 676 h | 88 |
1936 | 2 607 h | 2 045 h | 2 036 h | 2 227 h | ||||
1949 | 2 454 h | 1978 h | 1 916 h | 2 096 h | ||||
1961 | 2 366 h | 2 050 h | 1 930 h | 2 063 h | ||||
1995 | 2 220 h | 73 | 1 703 h | 58 | 1 591 h | 58 | 1 631 h | 54 |
L’évolution des horaires annuels. Source : Le travail en France (O. Marchand, C. Thélot). |
Historiquement, on peut résumer le processus conduisant à la réduction du temps de travail en France de la manière suivante :
Date | Événement |
1906 | Loi sur le repos hebdomadaire |
1919 | Journée de 8 heures |
1936 | Accords de Matignon |
1956 | 3e semaine de congés payés |
1968 | 4e semaine de congés payés |
1982 | Semaine de 39 heures – 5e semaine de congés payés – possibilité de faire valoir ses droits à la retraite à 60 ans |
1996 | Loi de Robien5 (incitation à négocier la RTT en lien avec création/maintien d’emplois) |
1997 | Projet de loi Aubry sur le passage de la durée légale à 35 heures |
Ce que l’on peut retenir de ce survol historique, c’est que le législateur, sous la pression sociale, a été amené à prendre des mesures conduisant à la réduction du temps de travail soit hebdomadaire, annuelle (augmentation du nombre de jours de congés payés) ou dans la vie (abaissement de l’âge de la retraite).
Notons aussi que depuis deux siècles, nous assistons à une transformation radicale dans l’utilisation du temps parce que l’espérance de vie a augmenté, le temps de la scolarité s’est singulièrement allongé, l’âge de la retraite a été abaissé et le temps de travail s’est réduit.
Ces quelques éléments contribuent à expliquer les évolutions et les transformations qui se sont opérées dans le rapport des individus au travail et à la « place relative » qu’il a pris dans l’existence, même s’il reste encore, pour la grande majorité des personnes, l’unique moyen d’affirmer son utilité sociale.
Part de la vie éveillée consacrée | 1800 | 1996 |
au travail | 48% | 12 % |
aux loisirs | 10 % | 31 % |
aux transports | ||
l’enfance/scolarité | ||
au temps physiologique | ||
Source : Francoscopie 1997 - G. Mermet. |
… mais l’objectif de la réduction du temps de travail a changé de nature
Pendant très longtemps, la revendication de la réduction du temps de travail avait pour objectif d’être la contrepartie à la pénibilité du travail, de réduire le temps contraint, de permettre aux salariés de se reposer ou de bénéficier d’un temps libre supplémentaire. Ce n’est que progressivement (à partir des années 75–80) devant la montée persistante du chômage et des phénomènes d’exclusion que la RTT est mise en avant comme l’un des moyens de lutter contre le chômage et créer des emplois.
La RTT a changé de nature car elle est maintenant au centre d’une double pression : une pression sociale6 liée à l’exigence de voir le chômage régresser, la volonté de disposer de temps libre supplémentaire, le besoin d’un meilleur équilibre entre la vie personnelle et l’activité professionnelle en particulier (mais pas seulement) chez les femmes, le souhait d’une organisation du travail moins rigide, plus souple et au total plus motivante et impliquante pour les salariés. Ainsi qu’une pression économique7 et de compétitivité liée au besoin de souplesse des entreprises, à la nécessité de développer leur capacité d’adaptabilité, à l’exigence de réactivité, à la nécessité de prendre en compte les demandes de plus en plus diversifiées des clients (qualité, services, spécificité des demandes).
Dès lors, même si le débat idéologique entre partisans et adversaires perdure, le débat se développe de plus en plus autour des conditions et des modalités de la RTT (lien avec l’aménagement du temps de travail, référence à la durée annuelle, modulation, durée d’utilisation des équipements, plage d’ouverture des services, horaires diversifiés, niveau de la compensation salariale, temps partiel…).
On peut estimer que d’une dimension sociale (contrepartie à des contraintes), la réduction du temps de travail s’inscrit de plus en plus dans une dimension économique, organisationnelle et de compétitivité. Elle peut devenir un extraordinaire levier pour les transformations multidimensionnelles. Le débat frontal entre partisans et adversaires de la réduction du temps de travail me paraît secondaire.
En effet, la Réduction du Temps de Travail n’est pas par principe génératrice d’emplois, de meilleures conditions de travail, source de libertés et d’épanouissement pour les individus. A contrario, elle n’est pas non plus par définition source de chômage ou de contrainte pour les entreprises comme tentent de le faire croire les opposants : tout dépend des conditions de sa réalisation et mise en œuvre… Est-elle imposée par la loi ou le résultat d’un processus de négociation ? À quel niveau est-elle négociée ? Quelles sont les articulations entre ces différents niveaux ? Avec qui est-elle négociée ? Quel est le degré d’implication de la hiérarchie, des institutions représentatives, des organisations syndicales, des salariés ? Est-elle partiellement ou au contraire entièrement compensée ? Différenciée dans sa nature et sa compensation ? Est-elle définie dans un cadre annuel ou hebdomadaire ? Quel est le lien avec l’organisation du travail ?
La question de la réduction du Temps de Travail mérite autre chose qu’une opposition théorique et idéologique entre irréductibles partisans et adversaires. Si un objectif de la réduction de travail vise réellement la création ou le maintien de l’emploi, la question décisive réside dans les modalités de cette réduction : ce n’est pas l’application mécanique et uniforme d’un volume de réduction du temps de travail qui permet de répondre aux objectifs mais la manière dont elle est initiée, conduite et réalisée. La réponse pertinente est bien dans un processus de négociation au plus près des réalités8, assurant le lien entre Aménagement et Réduction du temps de travail.
Les enjeux de ce débat pour les entreprises, mais aussi pour l’avenir des relations sociales et la place de la France dans l’économie globalisée montrent l’intérêt à dépasser ce débat idéologique et à transformer la contrainte en un avantage compétitif.
Cela me paraît possible en rentrant dans une logique de négociation, en abordant les vraies questions et en développant une logique de coopération.
Un sacré défi pour les entreprises ! Il est de leur intérêt de le relever.
Les facteurs clés de succès de mise en œuvre d’un aménagement-réduction du temps de travail (ARTT)
Au-delà de la conception d’un positionnement (de l’offre, de l’organisation et des hommes) pertinent, la réussite d’un projet d’ARTT passe par la maîtrise de trois thèmes clés.
I – Maîtrise du dialogue social9
• Nécessité de négocier au cas par cas
L’aménagement du temps de travail modifie la vie du salarié dans son intimité, aussi est-il difficile d’imposer depuis la Direction générale un changement de rythme optimal. Pour aboutir à la meilleure solution, après avoir défini la vision et un cadre général, il faut accepter une certaine perte de maîtrise au niveau central pour laisser le terrain s’adapter à la nouvelle donne : dans le centre d’appel OLA, trois téléacteurs bénéficient d’un rythme de travail différencié, calé sur les horaires du train qui les amène de leur domicile au centre.
• Acceptabilité sociale du changement
Des changements importants peuvent être acceptés par le corps social s’ils sont légitimes (l’ensemble de l’entreprise doit comprendre l’intérêt de moduler ses horaires pour s’adapter à la charge, l’intérêt d’intensifier la relation client…), s’ils sont maîtrisés (pertinence de la cible, communication interne, dispositif paritaire de suivi de mise en place…), s’ils équilibrent les efforts (réduction de salaire, élargissement des horaires, intensification du travail…) et les contreparties (enrichissement des tâches, acte citoyen si embauche, autres organisations du travail…).
II – Maîtrise technique du changement
• Gestion de l’évolution de la relation manager/managé
Dans le centre d’appel OLA de France Télécom (qui est actif de 8 h à 20 h du lundi au samedi grâce à un travail aménagé et réduit des téléacteurs), les cadres n’ont pas été inclus dans le dispositif et sont contraints de travailler beaucoup plus qu’auparavant (pour assurer le suivi des personnels sous leur responsabilité). Cette situation insoutenable à terme montre que c’est le lien même entre le manager et le managé qui doit évoluer : l’encadrement doit réussir à passer d’une logique de pilotage à vue à une logique prévisionnelle. Ce qui est simple à organiser et à contrôler pour des fonctions opérationnelles de production/exécution l’est beaucoup moins lorsque l’on raisonne sur la valeur ajoutée plus difficilement mesurable des cadres. La RTT implique un niveau de délégation accru (le chef n’est plus toujours là) : ce résultat parfois difficile à obtenir ne peut qu’être souhaitable pour le bon fonctionnement de l’entreprise (et doit être l’occasion d’organiser un rythme de travail différent, qui laisse l’entreprise performante, même pendant les congés de ses cadres…).
• Adaptation des compétences
La RTT implique souvent une flexibilisation des compétences : l’absence d’un salarié liée à la réduction de son temps de travail doit être l’occasion de développer la polyvalence (totale ou partielle). Ce principe doit bien entendu prendre en compte les compétences clés (expertises sans lesquelles l’entreprise ne peut fonctionner) et fournir pour chacune d’elles des solutions particulières (formation, concentration des besoins sur une période…). Ces points surviennent fréquemment lors de l’étude des fonctions supports.
• Management de la connaissance
La diminution du temps disponible pour la formation (qu’elle soit formelle à travers la formation professionnelle ou informelle à travers le temps passé par les anciens à la transmission du savoir aux plus jeunes) peut nécessiter la mise en œuvre de dispositifs spécifiques de management de la connaissance10.
• Gestion des cas particuliers
Le temps de travail se caractérise par son éclatement : une opération de RTT doit prendre en compte les catégories de personnels qui travaillent déjà à temps réduit, « à feu continu », à temps partiel…
Certains salariés, du fait de leur situation (bas niveau de rémunération, seule ressource d’un foyer, surendettement…) ne peuvent accepter de réduction de salaire.
• Dispositif de suivi efficace
La gestion d’horaires diversifiés, la complexité des modulations (par rapport à la simplicité monolithique des 39 h par semaine) nécessitent souvent la mise en place de dispositifs de régulation et de planification plus complexes qu’auparavant. Ce pilotage indispensable est également l’occasion de crédibiliser (matérialiser) le changement et de l’ancrer dans les mœurs de l’entreprise.
III – Maîtrise de l’évolution de la culture d’entreprise (pour réussir la nécessaire intégration des cadres dans le dispositif)
Le modèle culturel français se décline pour les cadres par le lien fait entre le temps passé et l’efficacité reconnue de l’encadrement : comment faire fonctionner un système avec des cadres en horaire réduit dans une entreprise où la culture leur impose de travailler beaucoup (largement au-delà de 39 h) ? Les cadres actuellement en horaires réduits sont considérés comme atypiques et leur carrière s’en trouve souvent compromise. L’autre caractéristique du modèle culturel français pour les cadres est le besoin d’exemplarité de l’encadrement.
Les cadres sont la pierre angulaire de toute opération de changement : ce sont les cadres qui assurent la bonne marche de tout dispositif de réorganisation. Or, au vu des deux fondamentaux ci-dessus, la réduction du temps de travail pour un cadre ressemble fort à un marché de dupe.
L’intégration des cadres dans le dispositif d’ARTT est cependant une nécessité : ne pas respecter ce principe revient à mettre en place une entreprise à deux vitesses, alimentant une scission totale entre le management et le terrain, exacerbant les conflits sociaux. Par exemple, comment résoudre la difficulté de la frontière séparant les cadres relevant d’une logique d’exécution dont on est prêt à se passer et ceux relevant d’une logique de cadres indispensables voués à travailler toujours plus ? De manière positive, la réduction du temps de travail devrait permettre aux cadres de prendre le recul nécessaire vis-à-vis de leur travail et surtout de sortir de cette logique très française du « il faut travailler plus pour travailler mieux » (nos collègues d’outre-Rhin, anglo-saxons ou scandinaves ne fonctionnent pas du tout dans cette logique et un cadre effectuant des heures supplémentaires est plus considéré comme incompétent que performant). On assiste de plus à une pression croissante des pouvoirs publics sur le respect des horaires légaux pour l’encadrement (Carrefour mais aussi Thomson, Alcatel…).
« Je suis prêt à travailler 4 jours par semaine. On a trop tendance à se croire indispensable. Quand on s’arrête, on réfléchit, on prend du recul… »
Afin de mieux expliciter le « comment ? » d’une opération d’ARTT, voici quelques exemples de chantiers à mener :
• Optimisation de l’adaptation à la variabilité de la charge
Beaucoup d’entreprises sont aujourd’hui confrontées à une variabilité importante de charge. Ce problème traditionnel du secteur des services tend à gagner l’industrie du fait de la généralisation du flux tendu. Les variations sont de natures multiples : structurelle (agence de voyage lors des périodes de congés, distribution de fioul destiné au chauffage en hiver, période de Noël pour les commerces…) ou conjoncturelle (que ce soit prévisible comme la promotion chez un VPCiste, potentiel comme le lancement réussi de produits, exemple : lancement de la Scenic chez Renault, ou bien imprévisible comme la variation brutale du climat ou de cours financiers sur lesquels est indexée l’activité).
Cette variabilité a de plus tendance à s’accroître (en raison des exigences de plus en plus fortes des clients sur les délais).
Les trois types de dispositifs actuellement en œuvre ont des limites voire des effets pervers : la flexibilité de l’emploi (comme l’externalisation, qui permet la mutualisation avec des activités contre-saisonnières) ne peut s’appliquer partout (ex. les métiers faisant partie du cœur de métier de l’entreprise, assurant la différenciation de l’entreprise, sont difficiles à externaliser). La flexibilité du temps de travail n’est pas non plus la panacée : les heures supplémentaires nuisent souvent à la qualité du service (ou de la production) et au climat social. De plus, elles ne représentent qu’un potentiel de 5 h (de 39 h à 44 h).
Les renforts saisonniers (sous forme de CDD, intérim) ne connaissent que superficiellement les processus de fonctionnement de l’entreprise et peuvent être à l’origine de mécontentements clients ou de dysfonctionnements internes. Enfin, la flexibilité de l’organisation est plus difficile à mettre en œuvre : la polyvalence est un moyen élégant de s’adapter à la charge de travail. Cependant, elle peut, lorsqu’elle est subie (cf. débordement de fonctions sur d’autres) avoir autant d’effets pervers que les autres types d’adaptation (irrégularité de la prestation…).
• Redéploiement des ressources
Dans le cas des accords de type offensif (avec embauche), l’ARTT est l’occasion de revitaliser les Ressources humaines de l’entreprise : par l’embauche de jeunes (qui outre leurs compétences spécifiques n’ont pas le coût de leur aînés), de personnels adaptés au nouveau contexte concurrentiel de l’entreprise (redéploiement de l’administratif vers le commercial), de compétences pointues (profil international, d’expert, voire tranche d’âge particulière…).
L’embauche n’est cependant que le volet le plus facile d’un redéploiement, qui englobe la problématique de l’évolution des compétences du personnel en place voire de l’aménagement de fin de carrière (cf. accord France Télécom).
• Remise à plat du contrat social
Dans certaines entreprises où l’histoire constitue un poids important, la contrepartie de la réduction du temps de travail peut être la remise à plat d’un système complexe et inadapté car hérité du passé. Ce qui n’aurait pu être envisagé du fait de la méfiance des salariés et de leurs syndicats peut le devenir dans le cadre d’une négociation ouverte dans une réelle perspective de gagner ensemble.
À l’encontre de quelques idées reçues ou faut-il avoir peur de la semaine de 4 jours à la carte ?
Point de vue de P. Larouturrou,
fondateur du Mouvement citoyen 4 Jours-Nouvel Équilibre11
Pourquoi réduire le temps de travail ?
Au début du siècle, tout le monde travaillait 7 jours sur 7 (et souvent 12 heures par jour). Puis en 1906, on a eu le dimanche pour se reposer. Dans les années 1960, on est passé à la semaine de 5 jours (« la semaine anglaise »). Le Temps de Travail est une variable naturelle d’ajustement du travail à l’activité et la productivité.
1974 | 1994 | Évolution | |
P.I.B. | 100 | 150 | + 50 % |
Total des heures travaillées (en milliards) |
37,9 | 34 | - 10 % |
Population active* (enmillions) |
22,3 | 24,5 | + 10 % |
* Y compris les demandeurs d’emploi. |
Pour maîtriser un débat sur l’ARTT, il est nécessaire d’avoir conscience d’un certain nombre d’idées reçues.
« La question est pour ou contre le partage du travail ? »
Dans un pays qui compte 4 millions de gens qui « travaillent » 0 h par semaine et 20 millions qui travaillent 39 h ou plus12, le partage du travail existe déjà… mais il est subi par la société et ne correspond pas à des valeurs choisies.
Partout de par le monde, le temps de travail a déjà été réduit, suivant des valeurs différentes :
- au Japon, la femme est à la maison,
- aux États-Unis ou au Royaume-Uni, les emplois de services à faible durée se sont multipliés (« boulots Mac Donald’s » à 8 h par semaine),
- aux Pays-Bas, le temps partiel est très développé…,
- en France, les jeunes n’ont pas accès à un travail avant 25 ans, et sont envoyés à la retraite après 55 ans : notre partage du travail se fait sur la durée de la vie, en le concentrant sur la tranche 30–50 ans.
« Ce sont les pays où le temps de travail est élevé qui créent le plus d’emploi »
À force d’entendre hommes politiques et journalistes le répéter, l’opinion fait son chemin. Or c’est faux. Exemple : les Pays-Bas, où le temps de travail est le plus bas d’Europe (durée effective pour l’ensemble des salariés : 31,7 heures par semaine) connaissent un taux de chômage inférieur à 6 %. Aux États-Unis, contrairement à l’opinion commune, le temps de travail hebdomadaire est de 34 heures 30 (source : Département d’État au travail, juillet 97). Ce chiffre est la résultante d’un temps de travail assez élevé dans les grandes branches industrielles (42 ou 43 h) et de durées faibles dans les services, avec notamment de nombreux emplois à 8 ou 10 heures par semaine.
« Pour l’emploi, la vraie solution : c’est la croissance »
De 1988 à 1990, la France a connu une croissance de 4 % par an, et le chômage n’a baissé que de 180 000 personnes. Du coup, on estime qu’il faudrait à peu près 6 % de croissance par an pendant dix ans pour ne serait-ce que réduire le chômage par deux. On en est loin : même de 1960 à 1969, ils n’ont pas été atteints (+ 5,6 % par an) et depuis les années 80, la moyenne est inférieure à 2 %… S’en remettre à la croissance, c’est en fait se résigner au chômage de masse. Le nombre de chômeurs et d’exclus au sens large a été récemment évalué à 7 millions par le Commissariat général au Plan : le statu quo est-il vraiment une solution de bon sens ?
Par ailleurs, il n’y a aucune raison d’opposer croissance et réduction du temps de travail. Si 1,5 à 2 millions de personnes retrouvent un emploi stable et un revenu régulier, si des millions de salariés voient s’éloigner la menace du chômage, quel en sera l’impact sur l’économie ?
La réduction du temps n’est pas la solution miracle : elle peut réussir ou échouer selon la façon dont elle est menée. Mais elle paraît aujourd’hui incontournable pour s’attaquer vraiment au chômage. Réussir la réduction du temps de travail nécessite notamment de créer une vraie dynamique nationale et de donner un sens au changement.
Créer une vraie dynamique
On en est loin ! La confusion règne autour de la question du temps de travail. Or, on ne change pas le rapport au travail et les modes de vie et de pensée de millions de personnes par un simple texte de loi. Il faut donc dans notre pays un vrai débat public sur le temps de travail. Un référendum, précédé pendant plusieurs mois d’un débat approfondi, permettrait de casser les doutes et les inquiétudes du plus grand nombre, de revivifier la démocratie et de responsabiliser tous les acteurs du changement.
Donner du sens
39 h, 35 h ou 32 h ? En fait, ça nous est égal. Ce n’est pas un problème de thermostat. C’est un enjeu de société, un choix de valeurs. Solidarité, qualité de vie et exigence : il ne s’agit pas de « travailler moins » mais d’être plus nombreux à « travailler mieux ».
Les 35 h peuvent être une heure de télévision en plus chaque jour… La semaine de 4 jours à la carte, c’est une ouverture vers la société de pleine activité, où l’identité humaine n’est plus confinée au salariat et où la vie personnelle, civique, associative prend enfin tous ses droits. Quel sera le modèle social européen de demain ? C’est peut-être à nous d’en décider.
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1. Concept développé par Bossard Gemini Consulting.
2. Fondateur du Mouvement citoyen 4 Jours-Nouvel Équilibre.
3. Cité de Négocier la flexibilité, Bernard Brunhes Consultants.
4. Par l’enrichissement des tâches, le développement de la polyvalence, l’accroissement du niveau de délégation…
5. Voir le site Internet www.loi-robien.net ou le rapport de l’Assemblée nationale de mi-97 réalisé à la demande de M. Méhaignerie.
6. L’ancien commissaire au Plan, J.-B. de Foucault, distingue plusieurs niveaux de crise qui se superposent et s’aggravent mutuellement : la crise du travail (plus de 3 millions de demandeurs d’emploi et un grand nombre de cadres et autres catégories de travailleurs surmenés), la crise du lien humain et du lien social (7 millions de chômeurs et d’exclus au sens large selon un récent rapport du Commissariat général au Plan), la crise du sens et la crise de la participation. La bonne utilisation du temps est donc un levier puissant d’attaque simultanée de tous ces niveaux de crise.
7. Les marchés évoluent vers plus de flexibilité. Du fait de la globalisation du jeu concurrentiel, la France ne pourra durablement laisser perdurer un système de marché ouvert avec une législation sociale fermée.
8. Des réalités de chacune des entreprises, qui ne possèdent pas les mêmes spécificités (suivant les secteurs, la taille) ni les mêmes marges de manœuvre (suivant leur rentabilité, leur position concurrentielle).
9. Les partenaires sociaux éprouvent nécessairement des difficultés à s’engager dans des négociations d’un genre nouveau car globales (temps de travail, rémunération, emploi, compétence…) et nécessitant une connaissance fine de l’organisation.
10. Cette problématique du <i>knowledge management</i> se pose de plus en plus dans des organisations « en réseaux », plus complexes et moins tayloriennes.
11. 4 Jours-Nouvel Équilibre.
Le site Internet http://www.paloalto.fr/4jours.htm détaille les mécanismes proposés par l’association, donne des exemples d’entreprises.
93, rue Lafayette, 75010 Paris. Tél. : 01.53.25.14.14.
12. Caricature ne tenant pas compte des temps partiels, heures supplémentaires…