Les anciens de polytechnique reviennent sur leurs prépas
REPÈRES
Six polytechniciens reviennent sur leurs classes prépas. De la jubilation intellectuelle à la galère, de la vie quasi monacale de Louis-le-Grand à la formation humaine complète de Sainte-Geneviève, tous, à travers des expériences très différentes, insistent sur le primat du collectif et l’excellence d’un enseignement qui, souvent, modèle encore leur vie personnelle et professionnelle.
Une camaraderie très puissante qui dure toujours encore, pour Jean-Marc Otero del Val (86), directeur stratégie, solutions et biotechnologies et directeur adjoint énergies nouvelles chez Total.
Jean-Marc Otero del Val (86)
« Ainsi, François, devenu un “serial entrepreneur” à succès au service d’un idéal et soutenant corps et âme les jeunes entrepreneurs de ce pays. Vincent, toujours à l’écoute des innovations technologiques. Antoine qui a rencontré le succès très tôt et qui surfe sur cette vague. L’autre François, qui parcourt le monde au service de sa multinationale, comme moi, du reste.
« La prépa, c’était l’apprentissage de valeurs et de codes. Une coopération extraordinaire pour atteindre un but collectivement ; un travail en équipe fondé sur une confiance viscérale, qui pourrait passer pour naïve, mais qui au contraire est gage d’efficacité.
Comme dans la théorie des jeux, l’instauration de modes de fonctionnement gagnant-gagnant collectifs. Ce liant qui permet de générer une valeur ajoutée supplémentaire retrouvée occasionnellement au cours de ma carrière.
« Je dois ajouter : une phase de concentration intense et d’introspection, très largement liée à ma découverte de la religion : venu d’un milieu anticlérical bon teint, j’arrivais à Ginette. »
Une période de jublilation intellectuelle
Pour Pierre Michel (88), délégué général de la FFSA, la prépa fut « une période de jubilation intellectuelle ».
Pierre Michel (88)
« Voilà mes deux années à Louis-le-Grand. Passage du cerveau en cinquième vitesse : stimulation bienvenue, bouffée d’oxygène qui faisait apparaître le secondaire, par contraste, comme bien terne. Passion de comprendre, bonheur de progresser, apprentissage de l’humilité et déploiement d’une ténacité inoxydable.
« En sup, le cours de mathématiques a été une mise à l’épreuve. Entrapercevoir le raffinement logique et conceptuel des maths m’a fasciné, mais il me manquait la prise de recul, c’est-à-dire la capacité de visualiser en profondeur les relations et les propriétés.
“ La prépa, c’était l’apprentissage de valeurs et de codes ”
J’ai travaillé très dur, ne saisissant entièrement que certains pans mais ayant acquis un goût durable pour les maths. Le cours de physique m’a été plus facile : je me suis enthousiasmé pour la thermodynamique statistique, l’électromagnétisme et les tout premiers éléments de relativité restreinte. »
Les plaisirs de la physique
« En P’, tout a été plus naturel. J’ai abordé les maths avec une certaine fluidité et la physique a été un plaisir tel que j’ai même envisagé d’en faire mon métier.
Pour la première fois, grâce à la prof de chimie dédiée à sa matière, les expériences fonctionnaient et le raisonnement écrit au tableau revêtait un sens et un intérêt nouveaux. Cela m’a motivé, une fois entré à l’X, à choisir la majeure de chimie les deux années de suite.
« Ses enseignements me sont précieux encore aujourd’hui : ne jamais lâcher un objectif, surtout lorsqu’il est difficile à atteindre, savoir reconnaître honnêtement et simplement que l’on s’est trompé pour avoir infiniment plus de force lorsqu’on a raison, apprendre sans relâche et chercher à transmettre, comprendre que l’intellect met du piment dans la vie dès lors qu’il est, à un moment donné, mis au service de l’action. »
Un Khâgneux contrarié
Gérard Araud (73)
« J’aurais voulu faire khâgne mais je fus incapable de me faire entendre », raconte Gérard Araud (73), ambassadeur de France à Washington.
« Les parents décidaient alors. Je me suis donc retrouvé, en septembre 1971, en maths sup au lycée Thiers à Marseille. Le choc fut rude : je ne suis pas doué en sciences, je leur préférais le grec et l’histoire. Je fus un taupin besogneux, acharné à apprendre par cœur mes cours et à faire tous les exercices disponibles sur le marché.
Il me manquait cette intuition qui fait toute la différence. Je savais qu’être le meilleur en français ne m’aiderait pas beaucoup le jour des concours. Mais la souffrance devenait cauchemar lorsque nous devions nous appliquer au dessin industriel. »
Tous dans la même galère
« Nous avions 18 ans, nous étions tous dans la même galère, même si les rames pesaient plus sur certains, nous étions donc solidaires entre blagues bien grasses d’adolescents prolongés et explications données par les plus doués aux autres.
« Et, comme j’étais à Marseille, lorsque l’été se rapprochait, je restais toujours aussi pâle tandis que mes condisciples bronzaient au rythme de leurs sorties à la plage. Marseillais, je l’étais, puisque, lorsque je passais l’épreuve d’anglais du concours, après que j’eus prononcé trois mots, l’examinateur me dit : “Vous êtes Méridional ?”, ce qui n’était pas encourageant, reconnaissons-le. »
La beauté des démonstrations
« Mais ne noircissons pas le trait : même moi, je fus sensible à la beauté des démonstrations et à l’économie de moyens de certaines ; j’éprouvais, trop rarement certes, l’impression de dominer la matière et de faire partie d’un cercle d’initiés à un jeu grave et ésotérique.
“ L’impression de dominer la matière et de faire partie d’un cercle d’initiés ”
Qui ne se souvient de l’excitation presque physique éprouvée à trouver une solution à un exercice, qu’on juge astucieuse, voire élégante ? Moments trop rares qui paraissaient justifier les sacrifices de ces années où les loisirs avaient trop peu de place, en tout cas pour moi.
« À défaut de talent, le travail et la chance me permirent d’intégrer l’X où je ne pensai, dès mon admission dans un rang moyen, qu’à un but, ne pas devenir ingénieur.
C’est ainsi que je devins diplomate, mais c’est une tout autre histoire. »
Efficacité
SAVOIR GÉRER SON TEMPS
« J’ai suivi récemment une formation au management dans laquelle il y avait un module sur la gestion du temps », rapporte un camarade de la 88. « À l’issue de quelques exercices pratiques, le formateur, trouvant mon approche intéressante, m’a demandé comment j’avais appris à m’organiser de la sorte.
La réponse était évidente : en prépa. Tous les conseils de formation qu’il prodiguait ne faisaient que reprendre sur le mode théorique ce que j’avais expérimenté de manière empirique en prépa et que j’ai continué à mettre en œuvre tout au long de ma carrière. »
« Nous sommes 27 à avoir intégré l’X sur les 37 élèves de ma classe de maths spé au lycée Louis-le-Grand », rappelle Ayalon (Alain) Vaniche (87), directeur général d’EDF en Israël.
« C’était un formatage intensif, dont nous, les X, avons bien profité. Les enseignants hors normes et les moyens exceptionnels dont nous avons bénéficié semblaient entièrement mobilisés vers un objectif unique et étroit : notre admission à l’X. Normale sup ne concernait qu’un petit nombre d’élèves qui sauraient se reconnaître et s’y préparer si nécessaire.
La préparation des autres concours devait découler naturellement de la préparation à l’X. Tout autre centre d’intérêt devait être mis en sommeil, et personne ne trouvait rien à redire à ce gaspillage de talents. Et même parmi les épreuves du concours de l’X, seules celles jugées discriminantes méritaient un investissement.
« Je n’avais aucune expérience familiale des classes préparatoires. Mes parents, enseignant les langues orientales et la cuisine, n’étaient pas familiers du système, et me poussaient à abandonner la prépa pour étudier la médecine. Je sortais de sept années insouciantes à Lakanal, à Sceaux, entre les mains d’une équipe enseignante extraordinaire qui m’a fait progresser et m’a orienté logiquement vers la maths sup.
Aéromodélisme et petits avions en balsa, club d’électronique, club d’informatique pour bidouiller un Apple II, TP de chimie pour les Olympiades nationales organisées par Elf Aquitaine, sport, latin, allemand : plus de la moitié des heures que j’ai passées dans l’enceinte du lycée étaient consacrées à des activités sans rapport avec le baccalauréat. »
Un casting idéal
« Recadrage immédiat à l’entrée en maths sup : emploi du temps écrasant, devoirs sans fin, internat, administration efficace, surveillant général impitoyable (“Béru”) : l’infrastructure était parfaite, bien rodée. Le casting de l’équipe enseignante était idéal.
D’un côté, les professeurs de mathématiques et de physique qui étaient tous excellents, y compris de véritables stars. De l’autre, les professeurs des matières “moins importantes” qui avaient renoncé à motiver des élèves dont l’attention était ailleurs – à l’exception notable du regretté Alain Etchegoyen, qui avec panache continuait à nous enseigner la philosophie même aux heures les plus sombres de nos révisions.
Les absences répétées de la prof d’anglais ne gênaient personne. La tentative d’organiser un cours d’allemand en seconde langue n’a tenu que quelques semaines. Le prof de sports ne prenait même plus la peine de faire acte de présence. »
Une focalisation extrème
ESPACES DE RESPIRATION
« J’ai essayé de préserver des espaces de respiration, plus ou moins consciemment. Je suis resté externe. Je me suis efforcé de maintenir une pratique religieuse relativement exigeante. J’ai trouvé une camarade pour m’accompagner dans un jogging (presque) hebdomadaire autour du jardin du Luxembourg. Et surtout j’ai continué à investir dans la chimie, vue par la plupart des taupins comme une matière aussi inutile que le dessin industriel.
Je filais tous les mercredis vers le labo de l’ENCPB pour suivre quatre heures de cours de chimie en préparation des Olympiades internationales. Je suis même parti en Hongrie pendant dix jours au milieu des oraux de l’X pour participer à la finale des Olympiades, ce qui aurait pu me coûter cher. Après coup, je ne regrette pas ces petits grains de folie. »
Alain Vaniche (87)
« La philo, les langues, le sport figuraient bien au programme du concours de l’X, mais le modèle dominant était que la différence se joue sur les mathématiques. Et même en cours de maths nous faisions l’impasse sur certains types d’exercices de géométrie qui ne sortaient que dans des épreuves spécifiques des concours de Centrale ou des Mines.
« Cette focalisation reste la seule chose que je regrette de la prépa, alors que la quantité de travail, la compétition, même l’humour affligeant et contagieux des taupins ne me laissent que de bons souvenirs aujourd’hui.
« J’ai voulu lutter contre l’exclusivité donnée aux mathématiques et à l’X, mais je me suis laissé persuader par mes enseignants qu’il valait mieux pour moi passer en maths spé M’ plutôt que P’, même si je voulais faire de la chimie plus tard. Quand ensuite il a fallu choisir entre l’X et Normale sup en chimie, j’ai choisi l’École pour l’ouverture qu’elle permettait.
« “Le monde entier est un pont étroit, l’essentiel est de ne pas avoir peur”, dit rabbi Nahman de Breslev. »
Parisiens et provinciaux
« L’entrée dans le chaudron de Sainte- Geneviève s’effectue par une journée d’intégration – rien à voir avec un bizutage – passée en travail manuel », se souvient David Morgant (86), aujourd’hui spécialiste du développement urbain et régional à la direction des projets de la Banque européenne d’investissement (BEI), au Luxembourg.
« Rien de tel pour briser quelques barrières, notamment entre Parisiens surentraînés et provinciaux moins avertis. En effet, Ginette accueille aussi bien les uns que les autres, contraignant même les uns, au début de la scolarité en internat, à inviter les autres dans leur univers familial pour pouvoir rentrer chez eux. De grandes découvertes et de solides amitiés en sont nées.
« Au travail, de grands écarts existent. Loin de considérer cela comme une sélection naturelle, un système de “binômage” est mis en place, conduisant le premier de la classe à aider un soir par semaine le dernier, le second l’avant-dernier, et ainsi de suite. Extrêmement efficace pour reprendre pied. »
Une formation humaine
« Le sport est très présent à l’école. Les disjoncteurs veillent aussi à la régulation des heures de sommeil, de même que les Jésuites à la formation humaine de leurs élèves : quotidiens affichés, activités sociales, heures réservées à la réflexion sur les sujets de société.
“ J’ai choisi l’École pour l’ouverture qu’elle permettait”
« Quand arrive le mois M, l’entraide reste de mise : révisions en commun par petits groupes pendant les vacances de printemps chez l’un ou chez l’autre, déplacements communs sur les lieux des concours, soutiens mutuels, etc. On doit donc parler de succès collectifs plutôt qu’individuels.
« Certains y retrouveront bien des aspects de la spiritualité ignacienne. Bien sûr, c’est efficace, mais c’est surtout extrêmement solide et formateur pour toute la vie. Il ne s’agit pas seulement de produire des mécaniques intellectuelles mais aussi et surtout des hommes et des femmes capables de s’engager dans la complexité de ce monde. »