Les armes du combat terrestre
L’armée de terre face aux défis opérationnels du xxie siècle
L’armée de terre est un instrument de la politique de puissance de la France.
Notre présence prolongée sur un nombre important de théâtres d’opérations donne une forte priorité à la préparation du court terme, notamment au travers de l’entraînement et du maintien en condition des matériels.
Mais dans le même temps, nous ne devons pas négliger la constitution et la disponibilité de forces terrestres capables de s’intégrer dans des coalitions multinationales (OTAN, UE…) à haut niveau de savoir-faire technique et opérationnel, et le cas échéant de les diriger. Dès à présent, l’armée de terre française supporte une part majoritaire des efforts faits par les Européens dans le cadre de la PESD. Elle constitue ainsi un vecteur d’influence dans le domaine de la défense européenne.
L’armée de terre est donc à la fois une armée de statut, qui relève de l’ambition de long terme de la France de jouer un rôle de premier plan dans les affaires du monde, et une armée d’emploi, qui témoigne au jour le jour de la soutenabilité de cette ambition.
Les engagements futurs, comme la plupart des récents, fixent à nos forces terrestres des objectifs capacitaires bien différenciés.
Les phases de combat violent, où la destruction d’un adversaire constitue l’objectif de la force, ne pourront jamais être totalement évitées. Pour espérer en réduire la durée et l’intensité, l’exploitation rapide du progrès technologique, comme toujours dans le passé, constitue la voie la plus prometteuse.
Cependant, l’essentiel des missions des forces terrestres se déroule dès à présent dans des opérations de longue durée, dites de stabilisation, avec ou sans opposition violente. Ces opérations prennent la forme asymétrique que notre vieille armée a affrontée dès la campagne d’Espagne au début du xixe siècle. Si dans ces situations opérationnelles le recours à la technologie reste un élément essentiel de l’action des forces terrestres, c’est principalement par sa capacité à accroître le rendement de dispositifs fortement liés au contrôle durable des milieux physiques et humains.
On ne peut pas parler des défis opérationnels de l’armée de terre sans évoquer la question » des chars pour quoi faire ? « , et plus généralement : sommes-nous encore une armée de la guerre froide ?
Pris séparément, les équipements issus des programmations de la guerre froide restent indispensables pour la conduite des opérations actuelles, puisque ces opérations réclament toujours l’efficacité des effets et la protection des hommes. Leur adaptation à certaines conditions d’emploi, comme le combat à courte distance et l’engagement en zone urbaine habitée, est dès à présent en cours.
En revanche, ce qui reste à améliorer pour obtenir plus de souplesse d’emploi, c’est l’organisation et l’environnement des forces, pour leur permettre l’engagement par petits éléments, la collecte du renseignement, la recherche systématique de la précision des effets, l’autonomie logistique. C’est le défi des prochaines années.
Tout naturellement, ce sont les spécificités de l’engagement terrestre qui structurent les besoins en équipements et leurs caractéristiques militaires
Quelle que soit la nature de leur mission, les forces terrestres s’engagent toujours dans un milieu complexe marqué, d’une part par la diversité et l’hétérogénéité (plaines, montagnes, forêts, désert, jungle, marécages, villages, villes), d’autre part par la variabilité due aux saisons, au climat (pluie, vent, neige, brouillard, inondations) ou aux rythmes solaires (jour, nuit). Personne n’envisage qu’une force terrestre ne soit pas » tous lieux, tous temps ! « .
Caesar © EUROSATORY
Dans ce cadre, l’engagement terrestre, ce sont des hommes regroupés dans des cellules nombreuses, de taille très variable, qui agissent au sol ou près du sol, alternativement isolées ou au contraire imbriquées au milieu de militaires amis ou ennemis, de civils favorables, hostiles ou indifférents, souvent imbriquées avec les ONG, sous l’observation permanente des médias, largement dispersées sur des zones d’action étendues, le plus souvent dans des opérations de longue durée, dont l’intensité est à la fois variable et aléatoire, avec des changements assez fréquents d’articulation, de liaisons, voire de subordination, et depuis une quinzaine d’années, au sein de coalitions multinationales qui impliquent une interopérabilité technique et tactique descendant parfois à un niveau très bas.
Enfin, les forces terrestres sont confrontées à la nécessité de disposer de capacités leur permettant d’enchaîner, voire de combiner, les actions de combat de haute intensité et les actions plus diffuses liées aux phases de stabilisation de longue durée.
Les engagements en opérations extérieures des deux décennies passées, pour s’en tenir aux seules forces françaises, sont venus conforter cette vision.
Sur le plan des équipements, cela se traduit en premier lieu par la part importante des équipements directement liés à la nature individuelle d’un grand nombre d’actions opérationnelles, ou à la prédominance des cellules collectives de petite taille : les programmes de l’armée de terre sont dans de nombreux cas des séries importantes (par exemple, le système du combattant individuel, FELIN, en 30 000 exemplaires).
Cet effet » série » est essentiel dans la perception qu’a l’armée de terre de la conduite de ses programmes d’armement, notamment avec la part prise par les composants électroniques dans l’architecture des matériels.
Une autre caractéristique est la multiplicité des équipements, qui découle de l’articulation même des forces, avec une proportion notable des » petits » programmes par rapport aux grands programmes.
Ce qui sur un avion ou un bateau peut n’être qu’un » équipement » au sein d’un programme majeur devient presque systématiquement un » programme » dans l’armée de terre. C’est le cas par exemple des radars.
Franchissement. © EUROSATORY
Il en découle que l’armée de terre a un besoin fort de technologies pour optimiser des effectifs désormais coûteux et comptés, pour accroître l’efficacité opérationnelle de ses nombreux modules opérationnels engagés dans des espaces très étendus et diversifiés, et pour assurer une protection de haut niveau de ses dispositifs.
L’intégration de la technologie dans les forces terrestres pose des défis spécifiques, car elle s’effectue avec le combattant, individuel ou en petite équipe, comme système d’armes principal, et non comme » simple » opérateur de système d’armes.
Très répartie entre de nombreux combattants et systèmes éparpillés dans des milieux difficiles, la technologie est » employée » face à un adversaire réactif, qui peut entraîner sa dégradation en cours d’action, à la différence de certains grands systèmes qui fonctionnent loin du contact ou » à temps « , et intègrent cette » opposition » dans une même approche technologique de contre-mesures et de redondances automatiques. Son maintien en condition est soumis aux contraintes de cet emploi et l’interopérabilité technique en coalition est à la fois plus demandée et plus difficile à réaliser.
Contrairement aux idées reçues, dans le domaine terrestre, le besoin se concentre aujourd’hui dans des domaines fortement duaux de haute technologie, montrant que l’équipement des forces terrestres contribue largement au développement et à la compétitivité des industries de pointe. On peut citer à titre d’exemples :
• la vétronique et l’architecture des plateformes, pour les rendre plus facilement adaptables, maintenables, interconnectables…,
• les techniques de propulsion hybride, d’économie d’énergie (carburant et piles),
• la mise en réseau ou l’interopérabilité technique de systèmes très répartis,
• l’intégration de la microélectronique et de l’optronique dans des volumes réduits, du » système combattant » à la munition de précision métrique,
• les technologies de la protection, physique et électronique, individuelle (hommes et plateformes) et collective, dynamique comme statique,
• la robotique et les automatismes, pour des systèmes dynamiques, comme les drones, ou statiques,
• l’ergonomie au sens large, y compris dans la mise en œuvre des technologies de l’information.
Les exigences de la conduite des programmes d’armement terrestre se déclinent tout autant des contraintes qu’impose le cadre d’engagement très diversifié des forces terrestres que de la rupture que représente l’intégration massive des technologies de pointe dans un nombre aussi important de systèmes d’armes largement interdépendants.
Hélicoptère d’attaque © EUROSATORY
La première exigence est sans nul doute la satisfaction des interfaces, ou des interopérabilités, sans lesquelles chaque programme ne peut pas produire les effets particuliers qui en sont attendus. Cet interfaçage prend des formes diverses, non exclusives. Certaines sont classiques, mais plus compliquées à réaliser aujourd’hui : arme et munitions, système principal et systèmes secondaires ou accessoires – mieux connus sous le terme de » programmes de cohérence opérationnelle » -, prise en compte des facteurs humains.
Une forme nouvelle d’interfaçage, désormais essentielle, est l’intégration des systèmes d’armes dans la numérisation d’ensemble des forces terrestres, y compris dans la perspective d’un niveau défini d’interopérabilité avec les alliés.
La qualité des interfaçages constitue ainsi un critère essentiel dans la procédure d’adoption d’un nouveau matériel par l’état-major.
De cette complexité technique des programmes découle la deuxième exigence, qui peut être formulée comme l’anticipation dès le lancement d’un programme des processus d’intégration des systèmes d’armes dans les forces.
C’est précisément le rôle de l’équipe pluridisciplinaire d’état-major qui, sous le pilotage de l’officier de programme, en liaison étroite avec le directeur de programme de la DGA, doit identifier et conduire toutes les actions qui permettront de garantir la mise en service opérationnelle effective des unités.
Cette exigence met en lumière le lien étroit qui doit être maintenu tout au long du déroulement d’un programme entre l’équipe chargée de la conduite du programme et les structures de l’armée de terre qui sont responsables de son intégration, sous des aspects divers : doctrine, formation individuelle et collective, utilisation en garnison et en opération, maintenance…
Il n’est guère nécessaire d’insister sur la troisième exigence, celle de la maîtrise des coûts. Encore faut-il bien mettre en évidence certains des risques pesant sur le coût global d’acquisition et de possession des équipements : maintien de la qualité tout au long de la production en série, compromis entre d’une part l’objectif de simplicité de la maintenance en opération, d’autre part la limitation du coût de disponibilité technique du matériel en temps normal.
Opérationnel, ingénieur de l’armement, responsable industriel : les conditions du succès
À l’origine de tout programme d’armement, on trouve l’état-major qui exprime un besoin opérationnel, de nature capacitaire, et le traduit par un objectif physique à délivrer dans un créneau calendaire et sous contrainte de coûts.
Système de sécurité intégré. © EUROSATORY
Les autres intervenants, dont l’industrie, obéissent à des logiques différentes de celle de l’opérationnel.
Ces logiques sont industrielle et technologique, commerciale, avec une forte connotation internationale – coopération industrielle et exportation -, sociale, budgétaire et politique. Leur poids relatif peut s’apprécier différemment selon que l’on se place dans une vision de court ou de long terme, tant du point de vue opérationnel qu’industriel.
Dans le système de production d’armements qui a prévalu jusqu’à la fin des années 1980, l’état-major, la délégation générale pour l’armement et l’industrie pouvaient se cantonner assez facilement dans leurs rôles respectifs, au sein d’un processus relativement séquentiel et linéaire, facilité par la logique de renouvellement de familles d’équipement dans un contexte stratégique stable, et par la solidité de la plupart des technologies utilisées, à forte spécificité militaire. Le fait que l’industrie d’armement terrestre ait été le plus souvent une émanation directe de la puissance étatique, comme l’état-major et la DGA, a pu également faciliter la conduite de ces processus.
Depuis, ce cadre a fortement évolué. Le besoin capacitaire n’est plus aussi lisible et stabilisé, les technologies évoluent à un rythme supérieur au tempo de la conduite des opérations d’armement, les restructurations industrielles, administratives et militaires nécessitent de réarticuler régulièrement les conditions du dialogue, tandis que les budgets de plus en plus contraints placent toutes les opérations sur des chemins d’emblée critiques.
Les difficultés rencontrées au cours des quinze dernières années dans la conduite des opérations d’armement, certaines avec des échecs coûteux et non sans conséquences en termes capacitaires, ont dans la plupart des cas trouvé leur origine dans la cohabitation mal maîtrisée de ces logiques parfois divergentes et désormais nettement plus compliquées à mettre en synergie.
Dans ce nouveau contexte, le maintien de la répartition traditionnelle des rôles peut entraîner une plus grande difficulté à faire converger la demande des opérationnels et l’offre des industriels. De la même façon que le dialogue entre l’état-major et la DGA a été mieux structuré et organisé en parallèle de la création des systèmes de forces interarmées, un dialogue entre l’industrie et les opérationnels doit s’établir, dès l’amont des phases de réalisation physique des programmes.
L’armée de terre s’engage résolument dans cette voie, notamment en participant activement à la mise sur pied du laboratoire technico-opérationnel développé par la DGA et en favorisant l’organisation du travail en plateau avec l’industrie dans la conduite des projets les plus complexes. Il en découle de nouvelles exigences pour les acteurs de la préparation et de la conduite des opérations d’armement. La prise en considération par chacun de la totalité des intérêts de ses partenaires devient ainsi un élément fort du dialogue, qui ne peut cependant être fructueux qu’à condition que la confrontation de ces intérêts soit tempérée par un sens aigu de la responsabilité partagée pour « forger les armes du combat terrestre ».