Les barbares de l’intérieur
Cela fait plus de dix ans que Jean-Michel Bilhaut utilisa le terme de « nouveaux barbares » pour désigner les acteurs d’Internet qui allaient bousculer les entreprises de ce qu’il était coutume d’appeler à l’époque la vieille économie.
Les bulles et autres révolutions sont passées mais le terme de barbare se retrouve encore aujourd’hui pour parler de ces anciennes start-ups devenues des acteurs établis et dont la force d’innovation, d’évolution surprend de grands acteurs. Les Yahoo, Google, Amazon, eBay ou plus récemment Skype, MySpace ou YouTube bousculent bien en effet les acteurs institutionnels. Les opérateurs télécoms s’interrogent sur leur avenir concernant le marché de la « voix », les journalistes scrutent avec inquiétude parfois le journalisme-citoyen des blogs, quant aux majors de musique le succès de iTunes illustre bien, pour elles, la révolution induite par ce nouveau marché.
Pourtant ces barbares-là sont amusants : ils constituent de belles « success stories », sont utilisés comme exemple (ou contre-exemple) de telle ou telle pratique managériale – les livres sur le management chez Google sont légion – et n’impactent pas de manière similaire tous les secteurs économiques. Certes les entreprises de la convergence (opérateurs télécoms, monde des médias et certaines sociétés de services) sont au premier rang mais les autres secteurs sont plus spectateurs… Du moins le pensaient-ils… Car de nouveaux barbares font leur apparition, de manière précaire depuis deux ou trois ans mais de façon plus insistante aujourd’hui. Ils ne s’appellent pas Gmail, Dailymotion, MSN ou Twitter mais Nicolas, Guillaume, Camille ou Aurélie. Et ce sont des barbares de l’intérieur.
Il s’agit de la jeune génération des diplômés des grandes écoles entrant, après stages, sur le marché du travail. Leurs aînés de la décennie précédente étaient arrivés avec quelques bases en informatique mais la plupart avaient découvert e‑mails et autres outils de communication en entreprise. Pour la nouvelle génération, e‑mail et téléphone mobile avec les SMS sont naturels mais plus encore appeler ses proches par VoIP (Skype par exemple) et « tchater » par Instant Messaging via MSN. Or ce changement que nous sommes en train de vivre est un vrai défi de management.
Jusqu’à une date récente les outils dits de TIC (Technologie de l’information et de la communication) étaient découverts, appris, exploités dans le monde de l’entreprise. Il y a tout juste vingt ans les plus grands économistes se disputaient pour savoir si l’informatique contribuait au non à la productivité des entreprises (le fameux paradoxe de Solow date de 1987). Il y a quinze ans les premiers GSM étaient encore appelés « téléphones de voiture » et la cible même des opérateurs mobiles demeurait les hommes d’affaires. Les outils de communication au sein des entreprises étaient régulés car leur usage maîtrisé.
Les nouveaux barbares amènent pour la première fois au sein de l’entreprise des usages et habitudes de communication nouvelle. À ce jour ils n’ont pas encore révolutionné les modes internes mais l’aisance de communication que leur offrent ces outils, les réflexes pris dans la sphère privée ne vont pas tarder à influer dans les modes de travail en entreprise. Déjà, dans les forums Internet, sont référencées les entreprises qui autorisent l’accès ou non via leur réseau informatique aux sites communautaires ou « d’IM » (Instant Messaging). Aujourd’hui, la réponse apportée est technique (sécurité des réseaux, interfaces…) mais bientôt ce sont nos modes d’organisation du travail qui risquent d’être remis en cause (communication, échange d’information, management, formation, développement du travail à distance). Le transfert de gros fichiers, parfois sensibles, passe souvent par IM au détriment de serveurs de mails.
Depuis quelques années, les anecdotes sur les impacts en termes d’emplois liés à Internet sont fréquentes : des centaines de milliers d’Américains (et 20 000 Français) qui ne vivent que par leur activité via eBay ; des consultants indépendants qui mettent leurs prestations de services en enchères inversées sur Internet. Le tournant majeur cette fois-ci vient bien de l’intériorité des barbares en question : ce sont les salariés des grands groupes et non des indépendants, des jeunes pousses ou des chercheurs de la Silicon Valley. La question concerne donc bien le management interne de l’entreprise. D’une part, cette génération, et plus encore la suivante, va certainement devenir revendicatrice par rapport à la mise à disposition de ce minimum de l’Homo Communicus moderne : téléphone mobile 3G, PC portable, Webcam et autres IM internes. D’autre part, il serait dommage de se priver d’usages communicants maîtrisés dès le premier jour avec un investissement en formation et accompagnement a priori faible. Les entreprises ont donc intérêt à intégrer ces changements à la fois pour éviter de rater l’intégration de ces jeunes diplômés mais aussi pour profiter de ce savoir-faire (voire savoir être) acquis.
Les zones de vigilance sont cependant importantes et de quatre ordres principaux :
• Éviter les conflits de génération
Les nouveaux barbares de l’intérieur doivent s’inscrire, quoi qu’il en soit, dans les processus de l’entreprise mais ils peuvent aussi apporter des modes d’échanges facilitant la communication au sein des groupes. Il faut donc être capable de capitaliser sur eux sans créer des ghettos de génération (de la note écrite à l’e‑mail ; de l’e‑mail au chat). Cela relève donc d’un double effort de pédagogie : des jeunes générations pour apprendre les us et coutumes des organisations (le langage SMS sera peut-être à laisser à la maison mais les « smileys » sont entrés dans nos e‑mails pour faire passer des émotions), les règles à respecter, les non-dits qui ont aussi leur place ; des salariés expérimentés pour les sensibiliser à ces outils qui peuvent aussi leur servir voire améliorer leur productivité.
• Savoir gérer l’e-présence
Les outils de communication permettent de plus en plus facilement de gérer le travail à distance, le nomadisme, d’où le terme d’ubiquité fréquent depuis quelque temps dans de nombreuses publications. Ce rapport à la distance et au temps change les relations au sein des entreprises. Les managers savent-ils aussi bien gérer des équipes « sur place » que des équipes qu’ils ne voient jamais. L’e-présence (ou l’absence physique) peut-elle impacter des plans de carrière ? Les responsables, les RH savent-ils évaluer de la même manière selon cette présence ou non ? Le système de valorisation-récompense-rétention des salariés surtout dans les professions non habituées à ce cas de figure (donc en dehors des commerciaux ou des techniciens de terrain) est-il adapté à ces nouveaux modes de rapport ?
• Maintenir la frontière
Qui n’a pas pensé une fois au moins que son PC portable, son Blackberry, son téléphone mobile n’étaient pas un formidable fil à la patte entraînant plus de travail, plus de disponibilité, une joignabilité accrue pour l’employeur ? Réciproquement, quel salarié n’utilise pas occasionnellement son e‑mail ou son téléphone professionnels pour des appels personnels ? Rares sont ceux qui distinguent leur carnet d’adresses personnel ou professionnel. La jeune génération venant avec ses habitudes de l’adolescence ou des années d’études supérieures, la distinction sera encore plus faible. Depuis dix ans l’équilibre vie privée vie professionnelle est un leitmotiv, objectif numéro un des jeunes diplômés depuis plus de cinq ans. Or, paradoxalement, les outils de communication de cette nouvelle génération favorisent tous un mélange des genres. Le respect des frontières des sphères privées et sphères professionnelles va peut-être devoir être rappelé, et le comble, par les entreprises elles-mêmes a minima pour se couvrir d’abus voire pour prévenir des dérapages.
• Prendre un café
Ou bien déjeuner avec ses collègues, équipes, responsables, etc. Ce mode de communication archaïque et peu technophile conserve cependant des qualités et son intérêt pour la communication au sein de l’entreprise. En 1996, le Top Management de Général Electric avait eu cent jours pour se mettre à Internet et à l’e‑mail, des jeunes cadres de 25 ans aidant les dirigeants de 50 ans à cela… Peut-être qu’en 2020, ces jeunes cadres devenus dirigeants devront-ils organiser des formations pour les nouveaux entrants afin de faire apprendre la pause-café… ou tout simplement l’échange hors outil informatique, la simple organisation de points physiques d’équipe.
Les nouveaux barbares sont donc un beau défi des prochaines années. Il faudra savoir utiliser leur force, réussir leur intégration tout en leur expliquant les spécificités du monde de l’entreprise et capitaliser sur les talents de chacun. C’est plutôt une bonne nouvelle car tout cela s’appelle le management des hommes avec ou sans mulot.