Les Bazaine une famille de polytechniciens
Le bien connu maréchal Bazaine n’est pas polytechnicien, mais sa famille l’a été passablement au XIXe siècle : elle donne ainsi une idée de la vie de l’honnête élite au pénultième siècle, de ses aventures ou de ses routines professionnelles. L’aperçu ci-après commence avec un non‑X et se termine avec un autre non‑X qui a réussi son parcours, comme quoi il n’est pas indispensable de…
Le patronyme du maréchal du Second Empire, promu l’année suivant la prise de Puebla au Mexique (en mars 1863), prénommé François Achille (1811−1888), est dans la mémoire collective irrémédiablement entaché par la capitulation de Metz le 28 octobre 1870, qui entraînera sa dégradation militaire en 1873. Il est personnellement dépourvu de lien avec l’X, au-delà de son échec au concours d’entrée en 1830 : cet échec entraîna son engagement en mars suivant comme simple soldat, optant peu après pour la Légion étrangère et y développant aussitôt une brillante carrière militaire. Toutefois son père, son frère aîné et deux fils d’icelui, donc ses neveux, sont tous les quatre des polytechniciens du XIXe siècle, formant sur trois générations une petite « dynastie » dont nous allons esquisser la biographie de ses composantes.
Pierre Dominique Bazaine, le père
Il naît le 13 janvier 1786 à Scy (aujourd’hui fusionnée avec Chazelles) sur le mont Saint-Quentin, quelques kilomètres à l’ouest de Metz et lieu de résidence à partir de 1926 de Robert Schuman, un des pères de l’Europe, qui y a été enterré en 1963. Son père Pierre « monte » à Paris à la Révolution, devient contrôleur-jaugeur de l’octroi de la porte d’Enfer et se passionne pour le nouveau système métrique : il en devient un spécialiste, conversant avec le monde des savants en métrologie, notamment avec Jean Girard Lacuée, homme politique et général en vue qui conservera la présidence du conseil d’administration de l’X de 1799 jusqu’en 1814.
Pierre Dominique révèle ses talents en obtenant un prix de mathématiques au Concours général, puis l’année suivante entre à l’X en 1803 : il en sort second et opte pour le corps des Ponts et Chaussées et non l’Artillerie, car il peut parallèlement exercer la fonction rémunérée de « répétiteur d’analyse » à l’École. Sa relation avec une certaine Marie Madeleine Vasseur (1788−1840) lui donne trois rejetons, une fille aînée, Mélanie, déclarée sans père à l’état-civil qui épousera en 1834 Émile Clapeyron (X1816), puis Pierre Dominique « le jeune » en 1809 (cf. infra), Bazaine étant alors indiqué comme un prénom (!), enfin en 1811 François Achille, le futur maréchal, avec cette fois le nom du père bien inscrit.
Le militaire étant parti au loin, les enfants ne découvriront pour la première fois leur père qu’en 1835, plus d’un quart de siècle après ! Il versera des subsides pour leur existence et leur éducation, sauf pendant les périodes de guerre entre Russie et France.
En Russie tsariste
Le directeur de l’Institut (de formation) du corps du génie des voies de communication (eau et terre) à Saint-Pétersbourg, l’Espagnol Agustín de Betancourt, souhaitait un renfort de quatre enseignants de haut niveau. L’ambassadeur de Russie en France obtient de Napoléon en novembre 1809 l’envoi de jeunes ingénieurs des Ponts et Chaussées : Jacques Alexandre Fabre (X1801), notre Pierre Dominique avec Jean Antoine Destrem de sa promotion et Charles Michel Potier (X1805 et donc débutant) ; les quatre rejoignent la capitale impériale au printemps 1810, « placés en congé illimité avec un avancement en France égal à celui obtenu en Russie » car la position administrative dite du « détachement » n’existait pas encore dans la fonction publique française.
Lire aussi : Guerre et paix : les X en Russie de 1810 à 1830
Ils sont classés « lieutenant-colonel » dans la préséance du tchin (la fameuse Table des rangs instituée en janvier 1722 par Pierre le Grand et un peu simplifiée par Paul Ier à son avènement, en 1796). Bazaine et Destrem sont vite envoyés en « Nouvelle-Russie », la province méridionale gouvernée par le duc de Richelieu pendant un quart de siècle : ils s’y activent pour améliorer les infrastructures des villes d’Odessa et de Kherson.
Alors qu’ils sont remontés dans la capitale, les hostilités entre France et Russie conduisent le tsar en juin 1812 à refuser leur retour en France et même à faire arrêter les quatre X, puis à les exiler en quelques étapes jusqu’à Irkoutsk, en Sibérie centrale : en équivalent d’arrêts de rigueur, sans communications, notre Pierre Dominique reprend ses réflexions mathématiques : il publiera un document innovant sur le calcul différentiel en 1817. Ses compères eux traduisent. Je n’ai pas trouvé d’indication sur le maintien de leur traitement pendant cette période.
Le temps des honneurs
La paix revenue, il demeure du « blanc » jusqu’en 1825 sur la vie de notre Bazaine, au-delà de son mariage à Saint-Pétersbourg en 1817 avec la jeune Stéphanie de Sénovert (1801−1847), fille d’un émigré installé en Russie. Elle lui donne une fille en 1819, puis un fils qui mourra jeune. Élevé au grade de colonel (6e rang) en 1816, il devient directeur de l’Institut des voies de communication qu’il cherche à mettre au diapason de l’École des ponts française : un Traité élémentaire de calcul intégral de sa plume complète pour les élèves le traité précité de 1817. Promu général-major en 1820, il devient lieutenant-général en 1830 (soit au 2e rang du tchin).
Dans le corps français des Ponts, ingénieur ordinaire dès 1810, il passe ingénieur en chef en 1828, donc bien en retard sur sa promotion russe de 1820 malgré la convention, mais il est en revanche promu « inspecteur divisionnaire » grade sommital dès le 14 janvier 1831. Commandeur de la Légion d’honneur, il devient titulaire du « Grand Cordon » des ordres tsaristes de Sainte-Anne, Saint-Vladimir et Saint-Alexandre Nevski, et il participe à de nombreuses académies savantes étrangères, mais apparemment pas en France.
De multiples réalisations
Il multiplie les constructions de ponts dans Saint-Pétersbourg, y fait bâtir le Sénat, s’occupe des planchers du palais d’Hiver et de la cathédrale de la Sainte-Trinité, comme des voies fluviales, avec des mesures pour freiner une inondation de la capitale, travaux très souvent étayés de mémoires et opuscules de sa main. Citons ainsi un Mémoire posthume sur la construction de nouveaux planchers destinés à rendre les bâtiments incombustibles, retrouvé un siècle plus tard (en 1941 !), ou bien un Nouveau pont volant suspendu, en bois, pour l’usage des armées. Épuisé, il revient en France en 1835 mais ne se rétablit pas assez pour pouvoir repartir en Russie comme il en caressait l’idée. Son épouse devient « fouriériste » et il fréquente Victor Considérant (X1826). Pierre Dominique décède brutalement le 28 septembre 1838, âgé de cinquante-deux ans seulement.
Pierre Dominique Bazaine « le jeune », le frère
Il naît le 1er décembre 1809 hors mariage, de Marie Madeleine Vasseur. Sa mère lui donne les mêmes prénoms que son géniteur, avec lequel il ne nouera connaissance qu’en 1835 puisque ce dernier est parti pour un quart de siècle en Russie en mars 1810, alors que son cadet François Achille, le futur maréchal, est à peine conçu. Sa mère tient à Versailles un commerce de lingerie pour vivre, car les arrivées de subsides paternels sont irrégulières, notamment pendant le conflit de 1812–1814.
Pierre Dominique Bazaine entre à Polytechnique en 1827 à moins de dix-huit ans, vingt-cinq promotions après son père, et opte aussi pour le corps des Ponts et Chaussées. Il devient responsable de l’arrondissement d’Altkirch, se domiciliant à Mulhouse. Il épouse en 1832 une Anglaise, Georgina Hayter, fille de George, futur peintre officiel de la reine Victoria. Celle-ci lui donne cinq enfants, dont quatre naissent à Mulhouse, notamment deux garçons, Achille en 1840 et son frère Adolphe l’année suivante (cf. infra). Leur benjamin, Albert, naîtra lui à Amiens.
Réalisations alsaciennes et picardes
Très vite, notre Bazaine « le jeune » s’intéresse au chemin de fer. Il acquiert une réputation en la matière par la publication d’un opuscule montrant que l’usage d’un chemin de fer depuis Sarrebruck jusqu’à Mulhouse permettrait d’abaisser du quart environ le prix du charbon rendu dans cette cité. Aidant N. Kœchlin, un grand industriel dans le textile local, impliqué dans la vie politique et passionné par ce nouveau mode de transport, il établit le dossier d’un chemin de fer privé (via une SA) entre Mulhouse et Thann : ce projet est déclaré d’utilité publique et autorisé par la Chambre des députés le 24 juin 1837 et suivi d’une mise en œuvre rapide, puisque l’inauguration intervient dès le 1er septembre 1839.
« Très vite, notre Bazaine « le jeune » s’intéresse au chemin de fer. »
La vitesse de pointe atteint 65 km/h et les prévisions hautes de trafic sont d’emblée largement dépassées. Nos deux promoteurs passent parallèlement à la vitesse supérieure pour établir une liaison ferroviaire Bâle-Strasbourg, soit 140 km, avec le concours avisé d’un ingénieur des Ponts, condisciple à l’X de Bazaine, Paul Romain Chaperon : celui-ci sera ensuite le créateur technique de la ligne Paris-Lyon, puis de ses prolongements vers la Méditerranée. L’entreprise alsacienne est autorisée par les députés le 6 mars 1838 et l’inauguration officielle intervient à l’équinoxe de l’automne 1841, ce qui vaut la croix de la Légion d’honneur à notre Bazaine, à 32 ans.
Après quelques mois d’exploitation de cette première ligne alsacienne et « internationale », il est muté sur sa demande en 1842 comme ingénieur ordinaire à Amiens, avec la mission de réaliser la traversée du département de la Somme pour la ligne ferroviaire « de Paris à la frontière belge ». Il est mis en disponibilité le 1er janvier 1845 en qualité d’ingénieur en chef d’une SA chargée de la liaison entre Amiens et Boulogne. Elle fusionnera en 1852 pour former la « Compagnie des chemins de fer du Nord ».
L’épanouissement du technicien du chemin de fer
Il réintègre l’administration en 1849, en qualité d’ingénieur en chef du canal de la Sauldre, entre Blancafort et Lamotte-Beuvron, sur près de 47 km, mais dès l’été il intègre le Conseil général des Ponts comme « secrétaire de la section des chemins de fer ».
En 1855 il devient « professeur de chemins de fer » à l’École des ponts, tout en obtenant un « congé illimité » qui lui permet d’œuvrer dans maintes constructions de nouvelles lignes, notamment entre Saint-Étienne et Montbrison ou entre Roanne et Lyon via Tarare. Il est élevé au grade d’officier de la Légion d’honneur en 1861.
La reddition de Metz de son maréchal de frère l’amène à solliciter sa mise à la retraite. Son activité professionnelle se termine en Charente comme « ingénieur-conseil » pour la construction du réseau local. Il meurt dans sa 84e année, le 2 février 1893, et est enterré au cimetière de Montmartre.
Deux neveux sans éclat particulier
Les deux fils nés à Mulhouse, Achille Georges en 1840 et Adolphe en 1841, suivent la même voie de formation et entrent tous les deux à l’École au concours de 1860, constituant un cas statistiquement fort rare de deux frères (non jumeaux) appartenant à la même promotion : rien ne m’est apparu de la carrière d’Achille Georges dans les sources, au-delà de la mention « ingénieur civil » et de « sans postérité » Il ne figure pas non plus dans les onze patronymes Bazaine de la « base Léonore » qui recense tous les légionnaires du premier ordre national.
Adolphe, lui, embrasse la carrière militaire dans le corps de l’Artillerie : selon les indications trouvées dans la base Léonore, sous le Second Empire il a servi comme aide de camp de son maréchal d’oncle, en France, à trois reprises, en alternance avec des régiments d’artillerie « à pied » ou « montée », après un court séjour au Mexique (novembre 1864-mars 1865). Blessé au pied à Gravelotte, il devient chevalier de la Légion d’honneur le 31 mai 1871, alors jeune capitaine affecté comme adjoint à la MAC (Manufacture d’armes de Châtellerault, dans la Vienne).
Il alterne ensuite de multiples affectations dans des régiments d’artillerie, entrecoupées par un séjour à la « commission d’expérimentation de Tarbes ». Promu chef d’escadron, il termine sa carrière sans éclat comme chef d’état-major d’une division d’artillerie, puis du 8e corps à Bourges en 1890, y étant promu officier de la Légion d’honneur le 31 décembre, avant de partir en retraite d’une manière anticipée, au grade semble-t-il de lieutenant-colonel. Il ne décède qu’en 1935, à 94 ans. Il est réputé avoir eu quatre enfants dont l’un engendrera Jean Bazaine, peintre abstrait de renom au xxe siècle (1904−2001).
Le troisième neveu, brillant mais pas X…
Né le 4 décembre 1843, Georges Albert, dit Bazaine-Hayter, car il ajoutera le nom de sa mère très tôt, n’est pas passé par Polytechnique car il s’engage dès juillet 1862 pour l’expédition du Mexique.
Aide de camp de son oncle François Achille qui commande le corps expéditionnaire, il est promu sous-lieutenant en 1864 et développe une belle carrière dans l’infanterie : colonel trente ans plus tard, général de brigade en octobre 1899, puis divisionnaire quatre ans plus tard, il commande le 13e corps d’armée à Clermont-Ferrand puis le 4e au Mans, où il s’intéresse à l’aviation balbutiante des frères Wright, subodorant son potentiel emploi militaire.
Grand officier de la Légion d’honneur lors de sa retraite fin 1908, il rédige une préface remarquée, somme de son expérience, à un ouvrage de réflexion sur L’infanterie à la Guerre, publié en 1911. Il meurt en 1914, le 30 janvier ou le 2 février, selon les diverses entrées dans Wikipédia.
Commentaire
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Bravo .
Je découvre la parenté du (grand) peintre Bazaine avec cette intéressante dynastie