Les Bazaine polytechniciens

Les Bazaine une famille de polytechniciens

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°794 Avril 2024
Par Jacques-André LESNARD

Le bien connu maré­chal Bazaine n’est pas poly­tech­ni­cien, mais sa famille l’a été pas­sa­ble­ment au XIXe siècle : elle donne ain­si une idée de la vie de l’honnête élite au pénul­tième siècle, de ses aven­tures ou de ses rou­tines pro­fes­sion­nelles. L’aperçu ci-après com­mence avec un non‑X et se ter­mine avec un autre non‑X qui a réus­si son par­cours, comme quoi il n’est pas indis­pen­sable de…

Le patro­nyme du maré­chal du Second Empire, pro­mu l’année sui­vant la prise de Pue­bla au Mexique (en mars 1863), pré­nom­mé Fran­çois Achille (1811−1888), est dans la mémoire col­lec­tive irré­médiable­ment enta­ché par la capitula­tion de Metz le 28 octobre 1870, qui entraî­ne­ra sa dégra­da­tion mili­taire en 1873. Il est per­son­nel­le­ment dépour­vu de lien avec l’X, au-delà de son échec au concours d’entrée en 1830 : cet échec entraî­na son enga­ge­ment en mars sui­vant comme simple sol­dat, optant peu après pour la Légion étran­gère et y déve­lop­pant aus­si­tôt une brillante car­rière mili­taire. Tou­te­fois son père, son frère aîné et deux fils d’icelui, donc ses neveux, sont tous les quatre des poly­tech­ni­ciens du XIXe siècle, for­mant sur trois géné­ra­tions une petite « dynas­tie » dont nous allons esquis­ser la bio­gra­phie de ses composantes.

Pierre Dominique Bazaine, le père

Il naît le 13 jan­vier 1786 à Scy (aujourd’hui fusion­née avec Cha­zelles) sur le mont Saint-Quen­tin, quelques kilo­mètres à l’ouest de Metz et lieu de rési­dence à par­tir de 1926 de Robert Schu­man, un des pères de l’Europe, qui y a été enter­ré en 1963. Son père Pierre « monte » à Paris à la Révo­lu­tion, devient contrô­leur-jau­geur de l’octroi de la porte d’Enfer et se pas­sionne pour le nou­veau sys­tème métrique : il en devient un spé­cia­liste, conver­sant avec le monde des savants en métro­lo­gie, notam­ment avec Jean Girard Lacuée, homme poli­tique et géné­ral en vue qui conser­ve­ra la pré­si­dence du conseil d’administration de l’X de 1799 jusqu’en 1814. 

Pierre Domi­nique révèle ses talents en obte­nant un prix de mathé­ma­tiques au Concours géné­ral, puis l’année sui­vante entre à l’X en 1803 : il en sort second et opte pour le corps des Ponts et Chaus­sées et non l’Artillerie, car il peut paral­lè­le­ment exer­cer la fonc­tion rému­né­rée de « répé­ti­teur d’analyse » à l’École. Sa rela­tion avec une cer­taine Marie Made­leine Vas­seur (1788−1840) lui donne trois reje­tons, une fille aînée, Méla­nie, décla­rée sans père à l’état-civil qui épou­se­ra en 1834 Émile Cla­pey­ron (X1816), puis Pierre Domi­nique « le jeune » en 1809 (cf. infra), Bazaine étant alors indi­qué comme un pré­nom (!), enfin en 1811 Fran­çois Achille, le futur maré­chal, avec cette fois le nom du père bien inscrit. 

Le mili­taire étant par­ti au loin, les enfants ne décou­vri­ront pour la pre­mière fois leur père qu’en 1835, plus d’un quart de siècle après ! Il ver­se­ra des sub­sides pour leur exis­tence et leur édu­ca­tion, sauf pen­dant les périodes de guerre entre Rus­sie et France.

En Russie tsariste

Le direc­teur de l’Institut (de for­ma­tion) du corps du génie des voies de com­mu­ni­ca­tion (eau et terre) à Saint-Péters­bourg, l’Espagnol Agustín de Betan­court, sou­hai­tait un ren­fort de quatre ensei­gnants de haut niveau. L’ambassadeur de Rus­sie en France obtient de Napo­léon en novembre 1809 l’envoi de jeunes ingé­nieurs des Ponts et Chaus­sées : Jacques Alexandre Fabre (X1801), notre Pierre Domi­nique avec Jean Antoine Des­trem de sa pro­mo­tion et Charles Michel Potier (X1805 et donc débu­tant) ; les quatre rejoignent la capi­tale impé­riale au prin­temps 1810, « pla­cés en congé illi­mi­té avec un avan­ce­ment en France égal à celui obte­nu en Rus­sie » car la posi­tion admi­nis­tra­tive dite du « déta­che­ment » n’existait pas encore dans la fonc­tion publique française.


Lire aus­si : Guerre et paix : les X en Rus­sie de 1810 à 1830


Ils sont clas­sés « lieu­te­nant-colo­nel » dans la pré­séance du tchin (la fameuse Table des rangs ins­ti­tuée en jan­vier 1722 par Pierre le Grand et un peu sim­pli­fiée par Paul Ier à son avè­ne­ment, en 1796). Bazaine et Des­trem sont vite envoyés en « Nou­velle-Rus­sie », la pro­vince méri­dio­nale gou­ver­née par le duc de Riche­lieu pen­dant un quart de siècle : ils s’y activent pour amé­lio­rer les infra­struc­tures des villes d’Odessa et de Kherson.

Alors qu’ils sont remon­tés dans la capi­tale, les hos­ti­li­tés entre France et Rus­sie conduisent le tsar en juin 1812 à refu­ser leur retour en France et même à faire arrê­ter les quatre X, puis à les exi­ler en quelques étapes jusqu’à Irkoutsk, en Sibé­rie cen­trale : en équi­valent d’arrêts de rigueur, sans com­mu­ni­ca­tions, notre Pierre Domi­nique reprend ses réflexions mathé­ma­tiques : il publie­ra un docu­ment inno­vant sur le cal­cul dif­fé­ren­tiel en 1817. Ses com­pères eux tra­duisent. Je n’ai pas trou­vé d’indication sur le main­tien de leur trai­te­ment pen­dant cette période.

Le temps des honneurs

La paix reve­nue, il demeure du « blanc » jusqu’en 1825 sur la vie de notre Bazaine, au-delà de son mariage à Saint-Péters­bourg en 1817 avec la jeune Sté­pha­nie de Séno­vert (1801−1847), fille d’un émi­gré ins­tal­lé en Rus­sie. Elle lui donne une fille en 1819, puis un fils qui mour­ra jeune. Éle­vé au grade de colo­nel (6e rang) en 1816, il devient direc­teur de l’Institut des voies de com­mu­ni­ca­tion qu’il cherche à mettre au dia­pa­son de l’École des ponts fran­çaise : un Trai­té élé­men­taire de cal­cul inté­gral de sa plume com­plète pour les élèves le trai­té pré­ci­té de 1817. Pro­mu géné­ral-major en 1820, il devient lieu­te­nant-géné­ral en 1830 (soit au 2e rang du tchin).

Dans le corps fran­çais des Ponts, ingé­nieur ordi­naire dès 1810, il passe ingé­nieur en chef en 1828, donc bien en retard sur sa pro­mo­tion russe de 1820 mal­gré la conven­tion, mais il est en revanche pro­mu « ins­pec­teur divi­sion­naire » grade som­mi­tal dès le 14 jan­vier 1831. Com­man­deur de la Légion d’honneur, il devient titu­laire du « Grand Cor­don » des ordres tsa­ristes de Sainte-Anne, Saint-Vla­di­mir et Saint-Alexandre Nevs­ki, et il par­ti­cipe à de nom­breuses aca­dé­mies savantes étran­gères, mais appa­rem­ment pas en France.

Le premier pont des Ingénieurs, sur la Moïka à Saint-Pétersbourg, a été construit en 1824-1825 par Pierre Dominique Bazaine (X1803) assisté d’Émile Clapeyron (X1816).
Le pre­mier pont des Ingé­nieurs, sur la Moï­ka à Saint-Péters­bourg, a été construit en 1824–1825 par Pierre Domi­nique Bazaine (X1803) assis­té d’Émile Cla­pey­ron (X1816). © Alex ‘Flor­stein’ Fedo­rov – CC BY-SA 4.0

De multiples réalisations

Il mul­ti­plie les construc­tions de ponts dans Saint-Péters­bourg, y fait bâtir le Sénat, s’occupe des plan­chers du palais d’Hiver et de la cathé­drale de la Sainte-Tri­ni­té, comme des voies flu­viales, avec des mesures pour frei­ner une inon­da­tion de la capi­tale, tra­vaux très sou­vent étayés de mémoires et opus­cules de sa main. Citons ain­si un Mémoire post­hume sur la construc­tion de nou­veaux plan­chers des­ti­nés à rendre les bâti­ments in­combus­tibles, retrou­vé un siècle plus tard (en 1941 !), ou bien un Nou­veau pont volant sus­pen­du, en bois, pour l’usage des armées. Épui­sé, il revient en France en 1835 mais ne se réta­blit pas assez pour pou­voir repar­tir en Rus­sie comme il en cares­sait l’idée. Son épouse devient « fou­rié­riste » et il fré­quente Vic­tor Consi­dé­rant (X1826). Pierre Domi­nique décède bru­ta­le­ment le 28 septem­bre 1838, âgé de cin­quante-deux ans seulement.

Pierre Dominique Bazaine « le jeune », le frère

Il naît le 1er décembre 1809 hors mariage, de Marie Made­leine Vas­seur. Sa mère lui donne les mêmes pré­noms que son géni­teur, avec lequel il ne noue­ra connais­sance qu’en 1835 puisque ce der­nier est par­ti pour un quart de siècle en Rus­sie en mars 1810, alors que son cadet Fran­çois Achille, le futur maré­chal, est à peine conçu. Sa mère tient à Ver­sailles un com­merce de lin­ge­rie pour vivre, car les arri­vées de sub­sides pater­nels sont irré­gu­lières, notam­ment pen­dant le conflit de 1812–1814.

Pierre Domi­nique Bazaine entre à Poly­tech­nique en 1827 à moins de dix-huit ans, vingt-cinq pro­mo­tions après son père, et opte aus­si pour le corps des Ponts et Chaus­sées. Il devient res­ponsable de l’arrondissement d’Altkirch, se domi­ci­liant à Mul­house. Il épouse en 1832 une Anglaise, Geor­gi­na Hay­ter, fille de George, futur peintre offi­ciel de la reine Vic­to­ria. Celle-ci lui donne cinq enfants, dont quatre naissent à Mul­house, notam­ment deux gar­çons, Achille en 1840 et son frère Adolphe l’année sui­vante (cf. infra). Leur ben­ja­min, Albert, naî­tra lui à Amiens.

Réalisations alsaciennes et picardes

Très vite, notre Bazaine « le jeune » s’intéresse au che­min de fer. Il acquiert une répu­ta­tion en la matière par la publi­ca­tion d’un opus­cule mon­trant que l’usage d’un che­min de fer depuis Sar­re­bruck jusqu’à Mul­house per­met­trait d’abaisser du quart envi­ron le prix du char­bon ren­du dans cette cité. Aidant N. Kœchlin, un grand indus­triel dans le tex­tile local, impli­qué dans la vie poli­tique et pas­sion­né par ce nou­veau mode de trans­port, il éta­blit le dos­sier d’un che­min de fer pri­vé (via une SA) entre Mul­house et Thann : ce pro­jet est décla­ré d’utilité publique et auto­ri­sé par la Chambre des dépu­tés le 24 juin 1837 et sui­vi d’une mise en œuvre rapide, puisque l’inauguration inter­vient dès le 1er sep­tembre 1839.

« Très vite, notre Bazaine « le jeune » s’intéresse au chemin de fer. »

La vitesse de pointe atteint 65 km/h et les pré­vi­sions hautes de tra­fic sont d’emblée lar­ge­ment dépas­sées. Nos deux pro­mo­teurs passent paral­lè­le­ment à la vitesse supé­rieure pour éta­blir une liai­son fer­ro­viaire Bâle-Stras­bourg, soit 140 km, avec le concours avi­sé d’un ingé­nieur des Ponts, condis­ciple à l’X de Bazaine, Paul Romain Cha­pe­ron : celui-ci sera ensuite le créa­teur tech­nique de la ligne Paris-Lyon, puis de ses pro­lon­ge­ments vers la Médi­ter­ra­née. L’entreprise alsa­cienne est auto­ri­sée par les dépu­tés le 6 mars 1838 et l’inauguration offi­cielle inter­vient à l’équinoxe de l’automne 1841, ce qui vaut la croix de la Légion d’honneur à notre Bazaine, à 32 ans. 

Après quelques mois d’exploitation de cette pre­mière ligne alsa­cienne et « inter­na­tio­nale », il est muté sur sa demande en 1842 comme ingé­nieur ordi­naire à Amiens, avec la mis­sion de réa­li­ser la tra­ver­sée du dépar­te­ment de la Somme pour la ligne fer­ro­viaire « de Paris à la fron­tière belge ». Il est mis en dis­po­ni­bi­li­té le 1er jan­vier 1845 en qua­li­té d’ingénieur en chef d’une SA char­gée de la liai­son entre Amiens et Bou­logne. Elle fusion­ne­ra en 1852 pour for­mer la « Com­pa­gnie des che­mins de fer du Nord ».

Débarcadère de Koenigshoffen à Strasbourg, sur la ligne Bâle-Strasbourg.
Débar­ca­dère de Koe­nig­shof­fen à Stras­bourg, sur la ligne Bâle-Strasbourg.

L’épanouissement du technicien du chemin de fer

Il réin­tègre l’administration en 1849, en qua­li­té d’ingénieur en chef du canal de la Sauldre, entre Blan­ca­fort et Lamotte-Beu­vron, sur près de 47 km, mais dès l’été il intègre le Conseil géné­ral des Ponts comme « secré­taire de la sec­tion des che­mins de fer ». 

En 1855 il devient « pro­fes­seur de che­mins de fer » à l’École des ponts, tout en obte­nant un « congé illi­mi­té » qui lui per­met d’œuvrer dans maintes construc­tions de nou­velles lignes, notam­ment entre Saint-Étienne et Mont­bri­son ou entre Roanne et Lyon via Tarare. Il est éle­vé au grade d’officier de la Légion d’honneur en 1861. 

La red­di­tion de Metz de son maré­chal de frère l’amène à sol­li­ci­ter sa mise à la retraite. Son acti­vi­té pro­fes­sion­nelle se ter­mine en Cha­rente comme « ingé­nieur-conseil » pour la construc­tion du réseau local. Il meurt dans sa 84e année, le 2 février 1893, et est enter­ré au cime­tière de Montmartre.

Deux neveux sans éclat particulier

Les deux fils nés à Mul­house, Achille Georges en 1840 et Adolphe en 1841, suivent la même voie de for­ma­tion et entrent tous les deux à l’École au concours de 1860, consti­tuant un cas sta­tis­ti­que­ment fort rare de deux frères (non jumeaux) appar­te­nant à la même pro­mo­tion : rien ne m’est appa­ru de la car­rière d’Achille Georges dans les sources, au-delà de la men­tion « ingé­nieur civil » et de « sans pos­té­ri­té » Il ne figure pas non plus dans les onze patro­nymes Bazaine de la « base Léo­nore » qui recense tous les légion­naires du pre­mier ordre national. 

Adolphe, lui, embrasse la car­rière mili­taire dans le corps de l’Artillerie : selon les indi­ca­tions trou­vées dans la base Léo­nore, sous le Second Empire il a ser­vi comme aide de camp de son maré­chal d’oncle, en France, à trois reprises, en alter­nance avec des régi­ments d’artillerie « à pied » ou « mon­tée », après un court séjour au Mexique (novembre 1864-mars 1865). Bles­sé au pied à Gra­ve­lotte, il devient che­va­lier de la Légion d’honneur le 31 mai 1871, alors jeune capi­taine affec­té comme adjoint à la MAC (Manu­fac­ture d’armes de Châ­tel­le­rault, dans la Vienne). 

Il alterne ensuite de mul­tiples affec­ta­tions dans des régi­ments d’artillerie, entre­cou­pées par un séjour à la « com­mis­sion d’expérimentation de Tarbes ». Pro­mu chef d’escadron, il ter­mine sa car­rière sans éclat comme chef d’état-major d’une divi­sion d’artillerie, puis du 8e corps à Bourges en 1890, y étant pro­mu offi­cier de la Légion d’honneur le 31 décembre, avant de par­tir en retraite d’une manière anti­ci­pée, au grade semble-t-il de lieu­te­nant-colo­nel. Il ne décède qu’en 1935, à 94 ans. Il est répu­té avoir eu quatre enfants dont l’un engen­dre­ra Jean Bazaine, peintre abs­trait de renom au xxe siècle (1904−2001).

Le troisième neveu, brillant mais pas X…

Né le 4 décembre 1843, Georges Albert, dit Bazaine-Hay­ter, car il ajou­te­ra le nom de sa mère très tôt, n’est pas pas­sé par Poly­tech­nique car il s’engage dès juillet 1862 pour l’expédition du Mexique. 

Aide de camp de son oncle Fran­çois Achille qui com­mande le corps expé­di­tion­naire, il est pro­mu sous-lieu­te­nant en 1864 et déve­loppe une belle car­rière dans l’infanterie : colo­nel trente ans plus tard, géné­ral de bri­gade en octobre 1899, puis divi­sion­naire quatre ans plus tard, il com­mande le 13e corps d’armée à Cler­mont-Fer­rand puis le 4e au Mans, où il s’intéresse à l’aviation bal­bu­tiante des frères Wright, subo­do­rant son poten­tiel emploi militaire. 

Grand offi­cier de la Légion d’honneur lors de sa retraite fin 1908, il rédige une pré­face remar­quée, somme de son expé­rience, à un ouvrage de réflexion sur L’infanterie à la Guerre, publié en 1911. Il meurt en 1914, le 30 jan­vier ou le 2 février, selon les diverses entrées dans Wiki­pé­dia. 

Commentaire

Ajouter un commentaire

de Bod­manrépondre
17 avril 2024 à 22 h 15 min

Bra­vo .
Je découvre la paren­té du (grand) peintre Bazaine avec cette inté­res­sante dynastie

Répondre