Les besoins de la défense et de la sécurité
REPÈRES
La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. Le titre du livre du géographe Yves Lacoste, publié en 1976, avait fait sensation. Au-delà de la polémique, l’auteur entendait réhabiliter la géographie, dont la carte est un vecteur privilégié d’expression, comme discipline d’analyse de l’évolution du monde alors qu’elle était souvent négligée au profit de l’histoire.
La cartographie dans l’histoire militaire
Ingénieurs géographes du Génie impérial (1806). |
Dès la fin du Moyen Âge, les cartes du monde avaient accompagné explorations et conquêtes, pour les décider et pour en montrer le fruit plus que pour les conduire. Elles étaient ainsi un attribut du pouvoir. Près de trois siècles ont été nécessaires pour passer du pouvoir à l’administration avec notamment, en France, la carte de Cassini levée à partir de 1756. Napoléon utilisait les cartes pour préparer ses batailles, et ses généraux les utilisaient pour lancer leurs reconnaissances ou pour conduire le train des équipages.
Après avoir été des moyens de pouvoir, d’administration et de science, les cartes servirent à » faire la guerre « , à planifier et à conduire des opérations militaires.
Bases de données géographiques
Passons sur le XIXe siècle – et sa carte dite « de l’état-major » – pour aller directement aux années 1980 et à l’apparition des cartes numériques. 1989, symposium de l’OTAN sur les Systèmes d’information géographique pour le commandement et la conduite des opérations : selon l’esprit du temps, on y parle beaucoup de structures de données et d’appareils de production, jusqu’à ce qu’un participant déplace radicalement les centres d’intérêt.
Les cartes étaient un attribut du pouvoir
Quittant les débats techniques, il retient une seule question : les organismes cartographiques seront-ils prêts le jour où les états-majors leur demanderont les bases de données géographiques nécessaires au lancement de leurs opérations ? Certes peu de systèmes d’armes utilisaient alors des données cartographiques, mais ils servaient en particulier une capacité opérationnelle stratégique, la pénétration aérienne pour les frappes conventionnelles ou nucléaires dans la profondeur. On ne pouvait pas durablement avoir à passer en mode dégradé dès que l’on sortait des périmètres d’essai ou des zones d’entraînement.
Campagne d’Égypte
Dans la campagne d’Égypte, Bonaparte se fit accompagner d’officiers géographes, comptés dans le corps scientifique de l’expédition ; quelques années plus tard, Napoléon Ier incluait, dans son état-major, des officiers géographes chargés de dresser des cartes – et des croquis des champs de bataille – au fur et à mesure des pérégrinations de son armée.
Un usage qui se banalise
Décennie 1990, celle de la multiplication des opérations extérieures menées par des coalitions multinationales. Sur des théâtres qui n’étaient pas ceux des traditionnelles hypothèses de la guerre froide, on constate vite que les cartes disponibles sont imprécises et souvent erronées – cas de l’Irak en 1991 -, et pratiquement toujours obsolètes – cas de la Bosnie en 1993, puis du Kosovo en 1999.
Les satellites d’observation de la Terre, militaires ou civils, sont sollicités pour la production de spatiocartes (similaires à des photographies aériennes, corrigées des déformations dues au relief et complétées par des éléments cartographiques) et de modèles numériques de terrain ou pour actualiser rapidement des cartes existantes. Les étendues à couvrir incitent au partage des efforts entre quelques États alliés, mais la disponibilité de cartes apparaît vite comme un impératif de l’autonomie de décision pour étudier l’opportunité d’un déploiement sur un nouveau théâtre et pour le planifier.
Durant cette même décennie, l’emploi de données cartographiques numériques se banalise progressivement non seulement dans les systèmes d’information et de communication, mais aussi comme composante technique intégrée dans les systèmes d’armes.
Le Livre blanc 2008 sur la défense et la sécurité nationale, nouvelle doctrine
La géo-information s’est imposée en quelques années dans tous les systèmes de forces
2008. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale fixe la doctrine française dans une perspective temporelle d’une quinzaine d’années. Il définit l’objet de la stratégie de sécurité nationale, définition ayant pris force juridique en 2009 par son insertion dans la partie législative du code de la défense : « Identifier l’ensemble des menaces et des risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation, notamment en ce qui concerne la vie de la population, l’intégrité du territoire et la permanence des institutions de la République » et » déterminer les réponses que les pouvoirs publics doivent y apporter » (code de la défense, article L. 1 111–1).
Cherchant, plus que les livres blancs sur la défense de 1972 et de 1994, à assurer une cohérence entre l’analyse géostratégique, le choix d’une option politique et la détermination des moyens de sa mise en œuvre, le Livre blanc de 2008 consacre pour la première fois quelques paragraphes à l’information géographique. Sans l’aura que donne la réussite d’une opération militaire fulgurante, sans matériel spectaculaire popularisé lors d’un défilé sur les Champs-Élysées, la géo-information s’est discrètement imposée en quelques années dans tous les systèmes de forces.
Plus que le terrain
Des données indispensables
« L’évolution technologique des armements, la plus grande complexité des actions à mener et la maîtrise des dommages collatéraux placent les données d’environnement géophysiques au coeur de la maîtrise des systèmes de défense. Il y a dix ans, seuls quelques systèmes d’armes y avaient recours. Aujourd’hui, il n’est pas un système d’armes qui ne soit pas concerné par cette capacité » (Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, p. 144).
Le rôle clé reconnu aux informations géophysiques dénote un changement de paradigme. Après plusieurs décennies d’un emploi planifié sur un terrain connu, délimité et bien décrit – l’Europe -, la géographie militaire a pour champ des théâtres mal décrits et parfois peu connus, pour cadre de planification l’incertitude sur la probabilité et la nature d’un engagement, pour contrainte la conciliation entre les délais de production et l’imprévisibilité des crises, pour impératif la discrétion sur la précision et parfois même la localisation des données qu’elle doit produire.
Si son objet est en premier lieu la description du terrain, elle ne s’y limite pas et doit traiter de caractéristiques variées de la géographie humaine comme l’économie, la culture, les forces politiques, la distribution ethnique ou tribale.
Une production échelonnée dans l’espace et dans le temps
Trois types d’opérations
Les divers produits mis à disposition de la défense font appel à des données de référence définies il y a une dizaine d’années en considérant trois types d’opérations : l’évacuation de ressortissants (zones urbaines et périurbaines, aéroports et ports maritimes de desserte), la frappe de rétorsion (sites à valeur stratégique), l’opération de maintien ou d’imposition de la paix (zones étendues rurales ou urbaines avec localisation des communautés en conflit).
Malgré les technologies modernes d’imagerie satellitaire, de localisation par GPS, de diffusion universelle de connaissances via l’Internet, il est impossible de couvrir le monde entier avec des données suffisamment détaillées et tenues à jour.
Outre la définition de priorités géographiques – le Livre blanc a donné la priorité à un » arc de crise » traversant l’Afrique et le Moyen-Orient de l’Atlantique à l’océan Indien – la planification de la production s’appuie sur deux domaines de spécifications : une typologie de produits et une typologie d’opérations.
La typologie de produits définit les « couches de fond » à produire au fil du temps : points d’appui aux coordonnées précises, cartes scannées, ortho-images tirées d’images satellitaires ou de photographies aériennes, indications topographiques sur les zones urbanisées et sur les voies de communication, toponymie. Utilisables dès le processus décisionnel précédant le lancement d’une opération, ces couches seront ensuite complétées et densifiées en fonction du théâtre, du type d’engagement et des contributions d’autres États à l’opération.
La modélisation : du savoir au pouvoir
Le domaine de la sécurité n’a pas encore connu pareils développements
La qualité de la géo-information, à la fois complétude, précision et actualité, est un facteur accélérateur de réactivité et un facteur multiplicateur de précision et de sécurité. Sous cet aspect, le lien entre un jeu de données et un système d’armes ou un système d’information se fait par la détermination de l’aptitude des données à servir ledit système dans un domaine d’emploi fixé. Le suivi de terrain à très basse altitude, la frappe aérienne de précision, le calcul d’intervisibilité pour l’antisnipping en sont des illustrations simples.
Le domaine de la sécurité, entendu comme prévention et gestion des risques accidentels, n’a pas encore connu pareils développements ni pareille reconnaissance. Mais un événement comme la tempête Xynthia qui a frappé la côte vendéenne le 27 février 2010 montre que la détermination objective des zones inondables nécessite, hors de toute réaction émotionnelle, la combinaison scientifique de données topographiques et altimétriques précises avec des modèles d’écoulement.
L’exigence de qualification des données géographiques pour les besoins de la défense et de la sécurité va ainsi s’accroître. C’est une tendance lourde qui accompagne leur exploitation dans des modèles prédictifs pour maximiser les effets et sécuriser les intervenants, nouvelle application des principes de concentration des efforts et d’économie des moyens prônés par le maréchal Foch.
Le 28e Groupe géographique
Le 28e Groupe géographique a pour mission de fournir l’expertise géographique au commandant d’une force terrestre et l’appui géographique à cette force (recueil d’information, gestion de la base de géodonnées du théâtre, analyse de terrain, reproduction et distribution de produits imprimés ou numériques). Antérieurement unité de la brigade du génie, le Groupe a rejoint la brigade de renseignement : au-delà d’une réorganisation conjoncturelle de l’armée de terre, ce rattachement traduit un ancrage de la géo-information dans la fonction stratégique « connaissance et anticipation » mise en exergue dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.