Les biotechnologies blanches, économiques et écologiques
Les biotechnologies blanches, c’est-à-dire industrielles et non pharmaceutiques, connaissent un plein essor depuis l’avènement du bioéthanol en tant que carburant. La chimie dite de commodité se développe à grands pas. D’ici quelques années, la majeure partie des utilisations non énergétiques du pétrole pourrait être remplie par des composés biosourcés, sans remettre en cause l’équilibre alimentaire de la planète.
REPÈRES
On classe souvent les biotechnologies suivant leur domaine d’activité : biotechnologies rouges pour la production pharmaceutique, vertes pour l’amélioration des plantes et des graines, bleues pour ce qui est lié au domaine marin et blanches pour la production industrielle non pharmaceutique. Cet article se cantonne à cette dernière catégorie.
Les biotechnologies » blanches » ont connu un essor quasiment sans précédent dans l’histoire industrielle mondiale entre la fin des années soixante-dix et aujourd’hui. Cela est dû à deux phénomènes concomitants et totalement indépendants : la prise de conscience de la dépendance de nos sociétés au pétrole et ses dérivés (douloureuse prise de conscience liée aux crises de 1973 et 1979) et le développement des compétences en biologie moléculaire et en génie génétique à un niveau commercial (les premières start-ups américaines dans ces domaines, Genencor et Genetech, se développent dès la fin des années soixante-dix).
Choc pétrolier et bioéthanol
Les atouts du Brésil
Après les deux chocs pétroliers, le Brésil a décidé d’utiliser ses formidables atouts que sont la superficie de ses terres arables et ses conditions climatiques pour développer un programme de production à très grande échelle d’éthanol en remplacement de l’essence.
Ce programme a tellement bien fonctionné que, d’une production synthétique d’éthanol à 100 %, on est passé en vingt ans à une production synthétique inférieure à 5 % (le reste étant de l’éthanol biosourcé), ce qui a même mené à cette situation ubuesque où maintenant une des majeures applications de l’éthanol synthétique est l’alcool de consommation (par exemple dans le whisky).
Le symbole incontesté de cette intrusion des bioprocédés dans l’industrie chimique est la production d’éthanol. Bien entendu, l’homme sait produire de l’éthanol par fermentation depuis des millénaires mais, jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, la grande majorité des volumes d’éthanol utilisés dans le monde (notamment toutes les applications » intermédiaires de synthèse ») était issue de l’hydratation de l’éthylène.
Cette situation a été totalement bouleversée par le développement et l’utilisation de » bioéthanol » et ce, notamment au Brésil.
Aujourd’hui, trois phénomènes expliquent le développement exponentiel du bioéthanol et des biocarburants de manière générale : d’une part le retour à un pétrole cher (après avoir atteint un pic à près de 150 dollars le baril l’été dernier, nous sommes revenus à une situation inversée, mais il est probable qu’elle va s’équilibrer à terme avec les fondamentaux du marché pétrolier), d’autre part une volonté politique de plus en plus importante de certains États comme les États-Unis, la Chine ou l’Inde d’assurer leur indépendance énergétique vis-à-vis des pays producteurs de pétrole et enfin une prise de conscience sociétale de la nécessité d’avoir une alternative au » tout pétrole « .
Maïs contre canne à sucre
Ces éléments ont amené depuis une dizaine d’années à un développement gigantesque de la production d’éthanol en Amérique (et particulièrement au Brésil et aux USA). Les situations de ces deux pays, même si elles sont souvent comparées, ne sont pas du même ordre.
D’un point de vue économique, le coût de production de l’éthanol à partir de canne à sucre est très faible et compétitif vis-à-vis du pétrole, notamment grâce à la cogénération d’électricité, en brûlant la bagasse, et à l’efficacité de la photosynthèse dans la canne à sucre. Aux États-Unis, où l’éthanol est produit à base de maïs, le procédé n’est pas compétitif dans le domaine des carburants et est protégé (soit par des aides directes, soit par des quotas imposés aux pétroliers, soit par des barrières douanières importantes). Cet état de fait s’est montré encore plus criant quand le prix du maïs à la bourse de Chicago a doublé en dix-huit mois (de 149 à 281 dollars la tonne entre janvier 2007 et mi-2008).
L’abondance de terres cultivables au Brésil permet une augmentation de la production d’éthanol
D’un point de vue indépendance énergétique, le Brésil est aujourd’hui à la fois très largement exportateur d’éthanol et possède un marché domestique très dynamique (depuis mi-2005, les ventes de véhicules flex fuel représentent plus de 50 % des ventes de véhicules particuliers). L’abondance de terres cultivables (hors réserves naturelles et Amazonie) permet une augmentation encore astronomique de la production d’éthanol (doublement prévu d’ici 2015), seules 1 % des terres cultivables au Brésil étant attribuées à la culture de la canne. Aux États-Unis, la demande en carburant étant beaucoup plus importante et les terres arables non utilisées beaucoup plus restreintes, la question de l’indépendance énergétique ne peut se concevoir que dans le développement de l’éthanol de » seconde génération » c’est-à-dire à partir de cellulose et autres déchets agricoles.
Enfin, si on compare les émissions de CO2 liées à l’éthanol américain à base de maïs et à l’éthanol brésilien à base de canne à sucre, on observe que le carburant brésilien est très efficace en termes de réduction d’émission vis-à-vis de l’essence, ce qui est beaucoup moins marqué avec l’éthanol américain, créant de nombreux débats et controverses sur l’utilisation de ces biocarburants.
Ces différentes considérations politiques et sociales et les améliorations des technologies de production semblent montrer un inexorable avènement des procédés de bioproduction et notamment des procédés fermentaires dans le domaine des carburants.
Les produits de commodité
Quels sont les difficultés, les avantages et les inconvénients de la production fermentaire de produits dits de commodité (c’est-à-dire des produits combinant de larges volumes, des prix modérés et des applications et marchés déjà bien établis) ? On peut les illustrer par le cas du n‑butanol, produit développé au sein de METabolic EXplorer, et qui est une importante » commodité » chimique, avec un marché mondial de l’ordre de 3 millions de tonnes par an et des applications dans les acrylates, les acétates et les éthers de glycols.
La pétrochimie
La tendance observée pour les carburants se vérifie aussi dans une autre partie de l’activité pétrolière : la pétrochimie.
Entre 7 et 10 % du volume de pétrole extrait est utilisé aujourd’hui dans la chaîne pétrochimique depuis le crackage d’éthylène et de propylène jusqu’à la synthèse d’engrais ou de polymères de spécialité à haute valeur ajoutée.
Dans ce domaine, la problématique se pose de manière quelque peu différente : si l’intérêt sociétal pour un produit biosourcé se traduit par une différenciation dans l’accès au marché, la question de l’indépendance en termes de ressources ne se pose pas.
Enfin, l’aspect économique joue encore un rôle important puisque avec l’augmentation du prix des matières premières liées au pétrole (comme l’éthylène ou le propylène) qui représente à peu près 70 % du coût de production d’un produit chimique de commodité, les bioprocédés deviennent compétitifs voire plus performants économiquement.
Souche bactérienne et procédé de fermentation
Une combinaison compétitive
La combinaison d’une souche performante (c’est-à-dire qui produit rapidement et tolère beaucoup du produit désiré tout en générant peu de coproduits) et d’un procédé efficace (c’est-à-dire peu gourmand en énergie et en investissements » spéciaux » et donc coûteux) va permettre d’atteindre un procédé de production fermentaire du butanol compétitif des procédés classiques issus de la pétrochimie.
Le développement et l’amélioration des souches bactériennes sont un concept vieux comme le monde avec des techniques de sélection naturelle et de pression de sélection (c’est-à-dire que seules les bactéries les plus performantes survivent). Dans les années vingt déjà, des unités de productions industrielles produisaient du butanol en mélange avec de l’acétone et de l’éthanol (procédé ABE ou Weizmann).
L’apport essentiel de ces dernières années réside dans le concept de » design rationnel » puisqu’on est capable aujourd’hui de comprendre de manière quasi exhaustive les voies métaboliques qui mènent d’un substrat comme du sucre à un produit comme le butanol.
Comprendre les voies métaboliques qui mènent d’un substrat comme le sucre à un produit comme le butanol
On est alors capable de comprendre, comme dans une usine, où sont les goulots d’étranglements, où sont les voies sans issue et où sont les fuites qui empêchent une production optimale. Fort de cette connaissance, on peut alors élargir ces goulots, colmater ces fuites et éliminer ces voies sans issue grâce à de l’ingénierie métabolique afin de construire une souche bactérienne optimale pour la production de butanol à partir de sucre.
Les problèmes de procédés rencontrés dans la fermentation sont intrinsèquement différents de ceux existant dans l’industrie chimique » classique « .
Là où dans la chimie classique, on a souvent des procédés à rendements très importants, dans des conditions de températures et de pressions élevées, dans des milieux concentrés sans eaux, les procédés fermentaires se passent avec des rendements plus modérés (car la bactérie utilise de l’énergie pour survivre), dans des conditions biologiques de température et de pression (autour de 1 bar et de 37 °C) et dans des milieux aqueux et souvent assez dilués. L’extraction du produit de l’eau et sa purification sont alors des éléments déterminants dans les économies du procédé.
Investissement et matière première
Les investissements dans une unité de fermentation se décomposent fondamentalement en deux : d’une part ceux liés à la fermentation et d’autre part ceux liés à la purification. Les premiers vont être influencés par le rendement et la productivité de la bactérie ainsi que par l’optimisation du procédé de fermentation. Les derniers vont être liés au titre (c’est-à-dire à la concentration maximale de produit dans l’eau) et au procédé choisi pour extraire le butanol de l’eau.
Accessibilité et transport
Malgré les évolutions récentes des prix des matières premières agricoles, celles-ci restent (en termes de » prix de carbone ») très compétitives par rapport au prix du pétrole et même du charbon.
C’est notamment le cas du sucre de canne qui est resté relativement stable par rapport aux autres matières premières.
C’est cet effet principal qui permet aux procédés fermentaires d’être compétitifs vis-à-vis des procédés chimiques classiques.
Ces matières premières ont l’avantage d’être beaucoup plus régulièrement accessibles autour du globe et dans des pays à faibles risques politiques, mais elles sont en revanche plus difficilement transportables et stockables, ce qui pose le problème de logistique pour l’approvisionnement de très grosses unités fermentaires.
Malgré des performances » apparentes » (rendement et concentration) inférieures au procédé classique pétrochimique, les investissements dans un procédé fermentaire sont généralement inférieurs à ceux de la chimie du fait des conditions que doivent supporter les réacteurs dans la pétrochimie (qui impliquent des aciers spéciaux, plus épais…).
Un deuxième effet vient accentuer ce ticket d’entrée plus faible dans la fermentation, c’est la taille d’efficience.
On sait bien que, pour tout procédé, l’augmentation d’échelle permet d’améliorer l’efficacité d’un procédé jusqu’à arriver à une taille minimale efficiente où cela a un sens industriel et économique. Or cette taille est beaucoup plus importante pour la pétrochimie que pour la fermentation ce qui a pour effet d’augmenter la différence pour un nouvel entrant entre un investissement fermentaire et un investissement chimique (qui peut aller jusqu’à un facteur 4).
Le prix du pétrole, dont la tendance devrait à terme rester globalement à la hausse, entraîne mécaniquement à la hausse le prix du propylène, matière première pour la production du butanol.
Comme dans la majorité des produits de chimie de commodité, la part des matières premières dans le coût de production totale représente entre 60 et 70 %. On comprend alors l’importance d’avoir accès à des matières premières peu coûteuses.
Pétrole contre nourriture
Les difficultés techniques liées aux bioprocédés peuvent être surmontées, l’on peut développer des procédés très efficaces à partir de matières premières renouvelables pour fabriquer à des coûts compétitifs des produits de commodité. Mais qu’en est-il du débat actuel sur l’augmentation du prix des matières premières agricoles du fait des biocarburants, problématique dite du fuel versus food ? En d’autres termes, nos sociétés accepteront-elles à moyen terme le développement de ces bioprocédés fermentaires pour les commodités chimiques si le prix de la nourriture doit augmenter ?
Les investissements dans un procédé fermentaire sont inférieurs à ceux de la chimie
Si cette problématique a une réelle pertinence dans la production de biocarburants (en dehors de tout extrémisme partisan dans un sens comme dans l’autre), elle ne l’est pas, pour au moins trois raisons, dans le domaine des commodités.
D’une part le volume de matières premières dont nous avons besoin pour remplacer les procédés chimiques est sans commune mesure avec celui nécessaire pour les biocarburants. Par exemple, avec des procédés non optimisés du début du XXe siècle, il faudrait 10 millions de tonnes de sucre pour remplacer 100 % de la production de butanol (le Brésil produit aujourd’hui plus de 40 millions de tonnes de sucre majoritairement à des fins non alimentaires) ; d’autre part, la valeur ajoutée dans la pétrochimie est beaucoup plus importante que dans les carburants ce qui veut dire que des matières premières plus coûteuses peuvent être utilisées dans le remplacement de la pétrochimie ; enfin, de nombreux développements aujourd’hui se concentrent sur l’utilisation de matériaux renouvelables non alimentaires (bagasse, pulpe de bois, jatropha, etc.), qui permettraient de lever définitivement ce débat.
Quoi qu’il arrive dans le domaine des biocarburants, le développement de la biotechnologie blanche va se poursuivre, répondant à la double nécessité d’être efficace économiquement et écologiquement. D’ici quelques années la majeure partie des utilisations non énergétiques du pétrole pourrait être remplie par des composés biosourcés sans remettre en cause l’équilibre alimentaire de la planète et en améliorant son empreinte écologique.