Les Caprices de Marianne
C’est peut-être ce que l’on peut dire des Caprices de Marianne, montés par la Compagnie Azzopardi au Théâtre du Lucernaire. Dans ce même lieu, M. Azzopardi nous avait réjoui l’âme avec son Tour du monde en quatre-vingts jours. Nous l’avions évoqué dans ces colonnes. Mais cette fois, il s’est confronté avec l’une des pièces les plus difficiles de Musset, et peut-être la plus déchirante.
Célio est amoureux fou de Marianne, jeune épouse d’un juge – ou d’un podestat, selon les versions d’avant et d’après censure – coléreux et sot, épouse jusqu’à présent convenable et réservée. Elle repousse Célio, lui renvoie ses lettres, n’apparaît pas derrière sa fenêtre lorsqu’il lui donne une aubade. Toutes ces agitations musicales ont mis le juge sur le qui-vive, au point qu’il se prépare à poster en secret des spadassins pour tuer quiconque oserait attenter à l’honneur de sa femme.
Désespéré par l’attitude de Marianne, Célio s’en ouvre à son meilleur ami Octave, un garçon ironique et désabusé, facilement enivré des féeries napolitaines, mais dévoué et fidèle en amitié. Octave se trouve être cousin du juge. Il tâchera d’approcher Marianne et de plaider la cause de Célio. Exaspérée par la jalousie du juge, la jeune femme décide, par caprice, de s’accorder un chevalier servant, peu importe lequel. Après quelques badinages et moqueries, elle dit à Octave qu’elle accueillera qui il voudra lui envoyer et lui remet son ruban en signe de ralliement. Elle ne le dit pas, mais il éclate au regard que c’est Octave qu’elle attend. Ce dernier pourtant lui envoie Célio, espérant que les choses s’arrangeront : Pique ce ruban à ton bonnet, Célio, prend une guitare et ton épée ; notre cause est à moitié gagnée.
Or le juge a monté son guet-apens. Marianne s’en aperçoit mais trop tard et, lorsque Célio arrive, elle s’écrie Fuyez, Octave ! Le pauvre Célio meurt poignardé et se croyant trahi par son ami. Lorsque Marianne et Octave se recueillent devant le jeune corps étendu à leurs pieds, Octave clame son désespoir, son adieu aux fêtes de la vie, à l’amitié et à l’amour.
– En êtes-vous bien sûr, Octave ? Pourquoi dites-vous adieu à l’amour ?
– Je ne vous aime pas Marianne ; c’est Célio qui vous aimait.
Trop sérieuse, trop tragique
Musset écrivit cette pièce en 1833, peu avant ses aventures à Venise avec George Sand, qui l’y trompa avec éclat. On le voit là déjà plus que réservé à l’égard de la gent féminine. C’est pourquoi, sans doute, ses rôles féminins sont souvent si difficiles à jouer. En tout cas, que ce soit le fait de l’interprète – Mme Élisa Sergent si je ne trompe – ou de la mise en scène, cette Marianne est trop sérieuse, trop tragique. On n’y trouve pas cette immoralité ingénue qui confère tant de charme aux jeunes héroïnes de Musset. Marianne est en effet très jeune : dix-huit ans. Octave s’en amuse, lors de leur première rencontre : Vous avez donc encore cinq ou six ans pour être aimée, huit ou dix pour aimer vous-même, et le reste pour prier Dieu.
Au début de la pièce tout indique, si l’on veut bien y réfléchir, que la Marianne de Musset, pas celle d’Azzopardi, joue encore « à la Madame ». Et quand elle tombe amoureuse d’Octave, elle ne le dit pas car c’est presque sans s’en apercevoir. Les deux garçons sont bons, évoquant chacun l’une des deux faces de Musset : celle d’un amateur de femmes faciles et de bon vin, revenu de tout, pour Octave, d’un quêteur d’amour absolu, éternel insatisfait pour Célio. Et le juge nous a divertis, par ses mines importantes et ses claquements de doigts : le versant comique, toujours présent dans le théâtre de Musset, ne l’oublions pas non plus.
À tout prendre, l’on sort pourtant de la salle un peu déçu : on a assisté à un drame noir, presque du genre « boulevard du crime » quand on attendait notre Musset chantre gracieux des féeries nocturnes et des amours juvéniles, même quand elles s’achèvent dans la mort. Les quelques intermèdes musicaux, d’ailleurs un peu lourds, ne rachetaient pas la noirceur de l’ambiance.
Et à présent, amis lecteurs, il me reste à prendre congé de vous : cette chronique sera la dernière sous ma plume. La charge de la régularité, lancinante comme un métronome, commençait de me peser. Voilà treize ans que le camarade Gérard Pilé créa et me confia cette rubrique, juste avant son départ. Je ne me suis point trouvé de successeur. J’ai informé la Rédaction de mon intention en février dernier. J’ignore si elle a eu plus de chance que moi dans cette recherche. Et puis, une telle chronique a‑t-elle bien sa place dans La Jaune et la Rouge ? Il m’est arrivé de me le demander.
Philippe Oblin (46)