Les cent jours qui ont changé l’Europe
Qui mieux que le Commissaire français à la Commission européenne pour tirer au niveau de l’Europe les leçons de la crise dont nous ne sommes pas encore sortis et pour tracer les axes stratégiques de la politique de l’Union qui doit s’ensuivre ?
Dans les cent premiers jours de la gestion de la crise de la Covid, l’Europe a fait tomber plus de dogmes qu’en trente ans. Réaction à une crise inédite qui voit s’élargir les fissures de l’ordre international. De fait, l’architecture du monde d’après-guerre vacille. Les États-Unis ont entrepris de faire cavalier seul au nom de l’America first, allant jusqu’à prendre le risque de déstabiliser leurs alliances stratégiques. Par exemple, en opérant un mouvement de troupes stationnées en Allemagne sans aucune consultation au sein de l’Europe. La Chine s’efforce méthodiquement d’utiliser à son profit les fragilités du multilatéralisme en déclin. De l’établissement des routes de la soie à la diplomatie du masque, elle a ouvert la voie d’un imperium économique, technologique et géostratégique de l’Asie à l’Europe et à l’Afrique.
Une Europe autonome et puissante
Nul ne saurait dire à quoi ressemblera le monde de demain. Mais ne nous y trompons pas : aucun pays européen, seul, ne peut espérer peser sur le nouvel ordre mondial. C’est à l’échelle et seulement à l’échelle d’un continent qu’il convient désormais de se projeter. On assiste aujourd’hui à l’avènement d’une Europe bien décidée à assurer la défense de ses intérêts stratégiques.
En commençant, et sans état d’âme, par protéger notre marché intérieur. Il est notre premier atout, notre bien commun, notre moteur économique et désormais notre instrument de solidarité. Il ne s’agit aucunement de nous isoler. Mais, trop longtemps sans doute, l’Europe a misé sur une hypothétique réciprocité de ses partenaires commerciaux, soumettant finalement le Vieux Continent à une concurrence déloyale et reléguant au second plan nos intérêts stratégiques. Une Europe puissante et géopolitique : ainsi, nous allons mieux protéger nos entreprises critiques contre les acquisitions étrangères prédatrices – parfois non dénuées de motivation politique – et nous renforcerons drastiquement le contrôle des aides d’État, dont bénéficient des entreprises étrangères pour concurrencer les nôtres sur le marché intérieur.
Nous devons aussi diversifier nos sources d’approvisionnement et réduire nos dépendances économiques et industrielles en les évaluant sans complaisance. En commençant, dès maintenant, par un plan d’action sur les matières premières critiques, si nécessaires à notre double transition écologique et numérique. Et, dans la foulée, par une revue complète de nos approvisionnements de santé.
“Faire une Europe puissante,
sans ostracisme ni discrimination.”
Par ailleurs, nous allons renforcer la protection de notre espace informationnel, encore trop largement dominé par des acteurs géoéconomiques non européens. L’Europe a manqué la première vague de l’économie des données personnelles. Elle ne perdra pas la main sur l’énorme potentiel des données industrielles qui attirent tous les regards, au premier rang desquels les Gafam et autres BATX. Sécuriser les réseaux 5G est un impératif : aucune vulnérabilité n’est permise dans ces infrastructures critiques. Nous y travaillons. En outre, nous finalisons une nouvelle stratégie de cybersécurité – un « cyberbouclier européen » – pour prendre en compte l’arrivée de milliards d’objets connectés, de la voiture jusqu’aux jouets d’enfant en passant par les appareils de santé ou l’électroménager. Données industrielles, 5G, cybersécurité, puissance de calcul vont conditionner notre souveraineté pour des décennies.
Enfin, il nous incombe de protéger nos démocraties contre le fléau de la désinformation. Soyons clairs : des puissances étrangères bien identifiées mènent, sur notre continent, des opérations de déstabilisation de nos démocraties, de nos processus électoraux, de nos économies. Les grandes plateformes, au mieux par manque d’anticipation, au pire par négligence, deviennent acteurs par procuration de ces stratégies. Comme elle l’a fait avec le RGPD en matière de protection des données personnelles, l’Europe présentera d’ici la fin de l’année une initiative réglementaire inédite, pour faire émerger un équilibre entre responsabilité et liberté d’expression au sein de l’espace informationnel. En construisant, aujourd’hui, les fondements de l’autonomie de demain, notre continent a l’occasion d’établir un corpus de règles, d’infrastructures, de technologies, qui en fera une Europe puissante, sans ostracisme ni discrimination.
L’Europe solidaire : un changement historique
L’Europe a changé. En quelques mois de gestion d’une crise inédite par sa dimension et ses effets sanitaires, financiers, économiques et sociaux, elle a choisi d’être solidaire dans l’adversité. Contre toute attente, elle a franchi à un moment crucial de son histoire un pas décisif vers une Union plus généreuse, autonome, indépendante, soucieuse de ses intérêts stratégiques et de sa place dans le monde.
Prise au dépourvu – comme la Chine, comme les États-Unis – par une pandémie que nul n’avait su prédire, l’Europe s’est vigoureusement ressaisie. Sur le terrain d’abord où, quoi qu’on en pense, elle a très vite affiché une capacité d’action et une célérité insoupçonnée. Dans la sphère économique et financière aussi, où la riposte des États membres, de la BCE et de la Commission en faveur de la liquidité a été primordiale. Pleinement conscients des enjeux, les Européens ont fait appel à la Commission pour coordonner des prérogatives de santé relevant pourtant des États. Des entreprises européennes ont été mobilisées pour la production de masques et protections, stratégiques dans la lutte contre le virus.
« Des entreprises européennes ont été mobilisées pour la production de masques et protections. »
En appliquant ce même principe cardinal au sauvetage du tissu industriel et à la lutte contre le chômage, l’Europe, au-delà de la simple obligation de relance, se devait d’imaginer une action commune à la hauteur des enjeux et guidée par trois principes : aucun pays ne saurait être laissé de côté ; aucune économie ne devrait être la victime isolée de la pandémie ; tous les États membres auraient, à conditions comparables, un accès à l’endettement nécessaire au financement de leurs plans de relance. S’endetter à Vingt-Sept pour le marché intérieur, notre bien commun : absolument inconcevable il y a seulement trois mois !
Déterminante en la matière, l’initiative du président Macron et de la chancelière Merkel a changé le cours de l’Histoire, impulsant le plan de relance conclu le 21 juillet au nom de l’intérêt général. Ce plan aurait pu être encore plus ambitieux dans sa vocation paneuropéenne. Mais, outre qu’il change la nature même de l’Union, il offre l’occasion de bâtir une Europe plus compétitive, plus durable, plus résiliente, plus inclusive au service de nos concitoyens. Il faut s’en saisir sans attendre.
En cent jours, l’Europe a plus changé qu’en trente ans. Mais ses fragilités, ses déséquilibres géographiques, économiques et sociaux demeurent. Ce sursaut nous impose désormais d’œuvrer également à la souveraineté économique et géopolitique du continent.
L’impératif de souveraineté
L’Europe doit désormais prendre en main ses intérêts stratégiques afin d’assurer une souveraineté, devenue nécessité commune. Dans un monde où les rapports de force entre blocs se durcissent, la course à l’autonomie et à la puissance bat son plein. Face à la « guerre techno-logique » à laquelle se livrent les États-Unis et la Chine, l’Europe se doit de jeter, dès maintenant, les bases de sa souveraineté pour les vingt prochaines années.
Il ne s’agit pas de céder à la tentation de l’isolement ou du repli sur soi, contraire à nos intérêts, à nos valeurs et notre culture. Il s’agit d’assumer des choix qui seront déterminants pour le futur de nos concitoyens, en développant les technologies et les alternatives européennes sans lesquelles il n’existe ni autonomie ni souveraineté. Mobilisée autour de grands projets développés en partenariat, l’Europe a démontré par le passé qu’elle avait la capacité de jouer les premiers rôles sur la scène mondiale. Le temps est venu de reprendre l’initiative commune.
Au premier rang des grands enjeux figure notre souveraineté numérique qui repose sur trois piliers indissociables : puissance de calcul, maîtrise de nos données, connectivité sécurisée. Tout d’abord, il convient d’accroître sans plus tarder la capacité de l’Europe à développer et produire les processeurs – y compris quantiques – les plus performants au monde. Ces composants microélectroniques sont à la base de la plupart des chaînes de valeur clés pour l’avenir : voitures et objets connectés, tablettes et smartphones, supercalculateurs et edge computers, intelligence artificielle et défense.
« Il devient impératif de se doter de clouds européens autonomes. »
Dans le même ordre d’idées, il devient impératif de se doter de clouds européens autonomes garantissant à nos entreprises que leurs données industrielles ne seront soumises à aucune loi d’un pays tiers et seront protégées contre toute cyberinterférence extérieure. Enfin, en complément de nos réseaux haut débit et 5G, nous devons réfléchir à une constellation de satellites en orbite basse afin de fournir à tous les Européens, où qu’ils se trouvent sur le continent, une connectivité haut débit, d’en finir avec les zones blanches et de donner accès, en Europe, au niveau de sécurité offert par la cryptographie quantique spatiale. Une telle constellation complèterait utilement nos infrastructures souveraines Galileo pour la géolocalisation et Copernicus pour l’observation. De quoi renforcer l’Europe, deuxième puissance spatiale au monde.
En matière de sécurité et de défense, renforcer l’autonomie technologique paraît désormais incontournable. L’Europe, via le Fonds européen de défense, vient d’accomplir un pas inédit et décisif car il permettra d’organiser la coopération européenne dans des projets technologiques clés tels que les drones, l’avion de combat, le char européen, les capacités spatiales, la cybersécurité. La dernière proposition budgétaire nous permettra dans les sept ans à venir de générer entre 30 et 40 milliards d’euros d’investissements supplémentaires collectifs. Et de faire en sorte que chaque État membre se sente acteur des industries de défense et opère des choix cohérents d’équipements européens.
« Faire de l’Europe l’épicentre de la Green Tech. »
Sur le marché intérieur, la souveraineté doit aussi se décliner sur le spectre des technologies vertes et faire de l’Europe l’épicentre de la Green Tech. Cela nécessite de renforcer nos chaînes de valeur, de diversifier nos approvisionnements essentiels, voire de relocaliser certaines productions. Mais aussi d’accélérer le processus de décarbonation industrielle et de réduire nos dépendances énergétiques. Par exemple, en se donnant les moyens d’un leadership européen sur l’hydrogène propre. La production d’hydrogène par électrolyse est particulièrement consommatrice d’électricité. Elle s’appuiera sur nos énergies décarbonées (éolienne, solaire) ou sur la disponibilité de notre parc d’énergie décarbonnée de transition (nucléaire, hydraulique).
Avons-nous la volonté politique et les moyens de ces ambitions ? La réponse est oui ! Pour l’ensemble des programmes de souveraineté, c’est plus de 20 % d’augmentation par rapport au budget précédent et même 30 % après le départ du Royaume-Uni. Concernant la seule souveraineté numérique, le nouveau programme DigitalEurope permettra des investissements additionnels de plus de 20 milliards. Quant au programme CEF (Connecting Europe Facility), son volet numérique est pratiquement doublé. Par ailleurs, les plans de relance nationaux pourront eux-mêmes accroître les moyens de financement de nos grands projets européens industriels et d’infrastructures.
Tirer les leçons de la crise en Europe
Qu’avons-nous d’ores et déjà appris de la crise de la Covid ? En premier lieu, qu’il n’y a pas de solution nationale à une secousse d’une telle ampleur, mais que la réponse appropriée se situe à l’échelle du continent. Puis que l’Europe est d’autant plus forte qu’elle affiche l’expression d’une franche et totale solidarité. La solidarité est, avec la réactivité, un des acquis majeurs de la crise du virus. Elle doit faire maintenant partie de l’ADN européen. Savoir réagir, réagir vite et solidairement dans un contexte anxiogène et périlleux, c’est un autre enseignement de la crise.
L’Europe en a du reste fait la démonstration en suspendant, en quelques jours, les critères de Maastricht. Les Vingt-Sept aussi, en s’accordant en quelques semaines sur un puissant plan de relance à 750 milliards d’euros proposé par la Commission Ursula von der Leyen. L’Europe qui s’endette pour la première fois pour l’Europe ou qui suspend ses règles de gouvernance financière. Qui l’eût dit ? Ces actes, ces faits, sont la preuve de ce que l’Europe sait trouver la volonté et les ressorts pour surmonter des circonstances exceptionnelles.
“Ne pas transiger sur nos valeurs démocratiques
et l’État de droit.”
Ce qui a été mis en œuvre pour protéger nos concitoyens, préserver notre marché intérieur et relancer l’économie l’a été dans le strict respect de nos valeurs européennes, en s’appuyant sur ses principes démocratiques, en faisant barrage aux tentations autoritaires, sans transiger sur les fondements de nos valeurs démocratiques et de l’État de droit. Nous ne céderons pas non plus sur les règles de fonctionnement et de réciprocité en matière d’échanges, d’investissements, d’aides extérieures dont bénéficient parfois les entreprises non européennes à la conquête de notre marché intérieur.
Les atermoiements au début de la crise du coronavirus ont d’une certaine façon mis en évidence le besoin d’adapter les mécanismes de coopération et de décision européens en temps de crise. J’ai la conviction que l’Europe gagnerait par exemple à se doter d’une capacité d’analyse, de coordination et de décision rapide, d’une capacité de gestion et de réaction pourvue de moyens et d’autorité. Un tel dispositif, en situation d’urgence, permettrait de lancer des coopérations rapides et des décisions coordonnées entre pays. Nous pourrions aussi assurer une meilleure interopérabilité de nos systèmes de soins grâce à l’interconnexion des hôpitaux, voire à un recours à des données de santé, sous strictes conditions, à l’échelle européenne. Ce sont là autant de chantiers stratégiques.
Une nouvelle ambition
C’est la fin d’une certaine naïveté. C’est la prise de conscience de la protection de nos intérêts stratégiques. La crise nous rappelle, si besoin était, combien cruciales sont les notions d’autonomie, d’indépendance ou de souveraineté dans le monde qui se dessine. La leçon de la diplomatie des masques fera date. De même, les pressions et chantages inhérents à la guerre commerciale.
Notre continent n’entend pas devenir l’enjeu des grands affrontements géopolitiques, géoéconomiques et technologiques entre grands blocs. Et certainement pas de s’exposer à un risque d’affaiblissement, voire de déclassement. Une chose est sûre, les cent jours qui ont changé l’Europe nous enseignent que le statu quo n’est plus une option. L’Europe solidaire et moins naïve est née de la crise. L’Europe plus autonome, plus résiliente, porte une nouvelle ambition.
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