Les cent sept ans du corps des Télécommunications
Le corps des Télécommunications aura connu une existence formelle relativement brève. Créé en janvier 1902, il a fusionné avec le corps des Mines début 2009. Les compétences qui avaient fait la spécificité du corps se sont très largement banalisées. Le rôle des corps techniques a été revu avec la redéfinition du rôle de l’État. Le passé est brillant et l’avenir ne se prépare pas avec de la nostalgie. Il est à construire par les jeunes générations.
REPÈRES
Des étapes assez sinueuses ont jalonné le démarrage des télécommunications électriques en France : introduction du télégraphe électrique (1845) ; création d’une Direction générale du télégraphe (1854); fusion des Administrations des postes et des télégraphes (1877) et création d’un ministère des Postes et Télégraphes (1879) ; démarrage du téléphone dans le cadre de plusieurs concessions privées (1879) ; nationalisation et intégration dans l’administration des Postes (1889). C’est dans ce contexte que s’est constitué progressivement un corps technique dédié aux télécommunications électriques : recrutement régulier d’ingénieurs polytechniciens (1844), création d’une première école d’application, l’École supérieure de télégraphie (1878), officialisation du corps interministériel (1902).
L’ÉMERGENCE D’UNE CULTURE
Sans aller jusqu’à dire que Claude Chappe, le créateur du télégraphe optique sous la Révolution, a été le premier ingénieur des Télécoms au sens où on l’entend aujourd’hui, son système aura marqué le début des réseaux techniques et structurés de transmission de l’information.
L’environnement n’était pas favorable aux innovations de base
À la veille de la guerre de quarante, le corps restait limité en effectifs (de l’ordre de 200 ingénieurs) et relativement discret, même si commençant à alimenter sérieusement le débat sur la nécessité d’une plus forte autonomie des télécommunications.
Le bilan global de cette première période fut mitigé, que ce soit en matière de taux d’équipement téléphonique, de recherche avancée ou d’industrie. L’environnement n’était pas favorable aux innovations de base. Par exemple, Gustave Ferrié ou Édouard Branly, contributeurs français à l’invention de la radio, n’étaient pas accueillis dans les PTT.
Les réalisations les plus significatives de cette période se firent dans le domaine des grands projets techniques : télécommunications internationales (par câbles sous-marins et radio), réseau de radiodiffusion (géré par les PTT jusqu’à la guerre), automatisation du réseau parisien.
L’AFFIRMATION D’UNE IDENTITÉ
Le régime de Vichy aura, pour les télécommunications comme dans d’autres domaines économiques, pris quelques décisions décisives : création d’une Direction générale des télécommunications (DGT) au sein du ministère des PTT, création du Centre national d’études des télécommunications (CNET) à vocation interministérielle. Ces décisions attendues par les ingénieurs depuis les années trente étaient porteuses de progrès futurs. Mais paradoxalement, ce qu’il est convenu d’appeler les « trente glorieuses » ne furent pas encore glorieuses pour les télécommunications françaises. Ces années auront cependant préparé les succès des décennies suivantes.
Une vision ambitieuse
C’est au sortir de la guerre que les ingénieurs ont affirmé une vision ambitieuse et ont lutté avec passion pour pouvoir la réaliser : lancer une recherche avancée, contribuer à créer une industrie nationale puissante et compétitive et surtout rattraper le retard téléphonique devenu un scandale national. L’opération de transmission par satellite de Pleumeur-Bodou, l’implantation du CNET à Lannion contribuèrent à créer une première image de modernité liée aux télécommunications. Le programme le plus emblématique de cette époque fut le développement d’un système de commutation électronique et temporelle, le projet Platon, lancé dès 1962.
La France était la dernière de la classe en matière d’équipement téléphonique
Trois ans d’attente
Pendant ce temps, le scandale national du « 22 à Asnières » persistait. Le retard accumulé depuis le début du siècle était resté constant dans les années soixante. L’indicateur du degré d’automatisation du réseau téléphonique marquait le même retard relatif. La France était bon dernier de la classe avec un taux de 75 % en 1966, la référence internationale des pays développés étant alors, déjà, près de 100%. On a du mal à imaginer aujourd’hui, à l’ère de l’i-Phone et de la boîte ADSL multiplay, que le délai d’attente pour les candidats au téléphone pouvait aller jusqu’à trois ans.
Le bon niveau de priorité, enfin !
À la pointe de l’industrie mondiale
Platon était un système révolutionnaire pour l’époque, introduisant l’informatique, la numérisation des signaux, aussi bien en transmission qu’en commutation. Cette architecture, portée par Louis-Joseph Libois, domina les réseaux téléphoniques jusqu’à aujourd’hui, avec leur remplacement progressif par les technologies dérivées d’Internet. Le transfert industriel s’est opéré à partir du début des années soixante-dix au profit de CIT devenu Alcatel, qui fut à la pointe de l’industrie mondiale de la commutation téléphonique jusqu’aux années quatre-vingt-dix.
Les ingénieurs, plus nombreux, sont sortis de leur discrétion pour convaincre de l’importance des télécommunications dans l’économie et pour lutter contre les divers conservatismes.
Il s’agissait de mettre les télécommunications au bon niveau de priorité afin d’allouer les financements nécessaires et de dénoncer l’inadaptation du cadre administratif des PTT pour gérer efficacement les télécommunications.
C’est vraiment au début des années soixante-dix, avec les ministres Robert Galley et Hubert Germain, que le système commença à se débloquer : création de sociétés de financement dédiées au téléphone, premières étapes de séparation opérationnelle des télécommunications sur le terrain vis-à-vis de la Poste, recrutements de techniciens sur des postes créés dans la fonction publique.
L’ÂGE D’OR
La période 1975–1995 est considérée comme l’âge d’or du corps.
Fin 1974, peu de temps après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, Gérard Théry fut nommé à la tête de la DGT, avec une feuille de route approuvée par le comité interministériel. Il s’agissait de lancer à pleins feux le rattrapage des services de télécommunications dans le cadre d’un programme financier pluriannuel, opposable au ministère des Finances, tout en contribuant à la compétitivité internationale de l’industrie française des télécommunications.
Le levier des commandes publiques
La deuxième caractéristique de cette période concerna la politique industrielle. Il s’agissait évidemment d’acquérir les équipements les plus modernes au prix du marché international, tout en satisfaisant l’impératif industriel.
On souhaitait utiliser le levier des commandes publiques pour renforcer les capacités exportatrices de l’industrie nationale. Des grandes manoeuvres de francisation privée furent entreprises (rachat de filiales de l’ITT et d’Ericsson par Thomson), afin de créer un deuxième pôle en concurrence de la CIT dans le domaine le plus structurant, à savoir celui de la commutation électronique.
Un fonctionnement industriel
Le lancement du programme de rupture se fit à marche forcée avec une transformation radicale des services de la DGT pour les rapprocher d’un fonctionnement industriel : programmation pluriannuelle des opérations ; pilotage rigoureux ; gestion des ressources humaines, conciliant les contraintes de la fonction publique avec le contexte spécifique de croissance accélérée ; gestion énergique des cadres supérieurs ; renforcement des moyens de formation dans les technologies de l’information ; négociation avec les organisations syndicales sur les problèmes délicats (reclassement de 18000 opératrices en quelques années, nécessité d’une sous-traitance massive, etc.). Les fortes tensions de cette période étaient largement compensées par le caractère enthousiasmant de la mission à laquelle adhérait la majorité du personnel.
Rester dans le peloton de tête
Des grandes manoeuvres de francisation privée
Le troisième domaine caractéristique de cette période fut celui de l’innovation. Nous avons déjà mentionné la commutation électronique lancée dans les années soixante. Les innovations dont il est question ici ont eu plusieurs motivations : élargir le champ d’activité de la DGT par des nouveaux services, notamment dans le domaine de la télématique (suggestion du rapport Nora-Minc), alimenter l’industrie avec des relais de croissance, faire face à la concurrence potentielle des grandes multinationales comme IBM sur le marché des télécommunications d’entreprises, ou tout simplement rester dans le peloton de tête de la technologie mondiale.
Le succès du GSM
Une grande vitalité
Certains programmes ont été de grands succès, d’autres plus discutables, quelques-uns de vrais échecs. En tout cas, la liste dénote la grande vitalité de la filière DGT-CNET-Industrie pour lancer des programmes innovants en technologies et en services. Qu’on en juge d’après les dates de décision des exemples qui suivent : Transpac (1975), Annuaire électronique, Télécopie grand public, Télétex, Satellite Télécom 1, Monétique avec carte à puce (1978), réseau commuté optique de Biarritz (1979), Plan câble (1983), Service de mobiles Radiocom 2000 (1984).
Le réseau longue distance français (câbles coaxiaux et faisceaux hertziens), quoique récent et moderne, fut entièrement démonté et remplacé à la fin de la décennie quatre-vingt par un réseau en fibres optiques. Le réseau téléphonique entièrement numérisé a permis d’ouvrir, en 1986, le RNIS, le nec plus ultra des services numériques… qui est seulement maintenant en cours de remplacement par les technologies IP dérivées d’Internet.
Enfin, la France était restée très en retard au milieu des années 1980 pour les services de téléphonie mobile. Le CNET a très largement contribué à la conception du GSM, technologie européenne devenue le succès mondial que l’on sait.
L’aventure du Videotex
Anticiper Internet
La polémique subsiste de nos jours pour savoir si Télétel a anticipé ou freiné le démarrage d’Internet en France. Le « grand équilibre » économique du programme a été largement atteint mais tout ce savoir-faire est resté franco-français, avec un échec de l’exportation industrielle du système.
L’aventure du Videotex est la plus emblématique de cette période souvent qualifiée de « Colbertisme high-tech « . Le programme avait été lancé avec plusieurs objectifs affichés : industriels (recherche de relais de croissance), écologiques (suppression de l’annuaire papier), sociétaux (informatisation de la société). Le modèle économique était audacieux (distribution gratuite des terminaux, tarification originale). Les innovations marquantes ont été plus sociétales que techniques, avec la création d’un véritable « écosystème » des services en ligne (services transactionnels interactifs, bases de données, messageries instantanées, etc.).
Au début des années 1980, France Télécom était devenue le premier investisseur civil et dégageait des excédents financiers importants. En une vingtaine d’années, on était passé d’une administration souffrant de sous-financement chronique à une véritable » machine à cash « .
MUTATIONS ET ADAPTATIONS
De la monoculture à l’ouverture
De sa création en 1941 et jusqu’en 1990, la responsabilité du poste de DGT (puis de président de France Télécom de 1990 à 1996) a été confiée à un ingénieur du corps.
1941–1951 : Charles Lange ;
1951–1957 : Jean Rouvière ;
1957–1967 : Raymond Croze ;
1967–1971 : Pierre Marzin ;
1971–1974 : Louis-Joseph Libois ;
1974–1981 : Gérard Théry ;
1981–1986 : Jacques Dondoux ;
1986–1996 : Marcel Roulet.
La quasi-monoculture à la tête de France Télécom a été remise en cause pour aller vers une plus grande ouverture du management supérieur de l’entreprise, à commencer par le Président qui a été nommé en 1996 lors de l’ouverture du capital de l’entreprise.
Au début des années quatre-vingt-dix, le corps des ingénieurs avait atteint les principaux objectifs qui avaient justifié son existence et auxquels il avait longtemps rêvé : un ensemble de réseaux et des services, à la pointe de la modernité mondiale, gérés par une entreprise publique ; une industrie des télécoms compétitive et exportatrice que le corps avait contribué à créer ; la réforme des structures attendue depuis de nombreuses décennies avec la fin du ministère des PTT et la création de France Télécom. Avec des effectifs de l’ordre de 1200 ingénieurs dont près des deux tiers étaient employés dans le groupe France Télécom, le corps bénéficiait enfin d’une bonne image, traduite aussi bien par le rang à la sortie de l’X que par l’accélération et la qualité des essaimages dans l’industrie et la haute administration.
Du public au privé
Ce bel édifice a été rapidement déstabilisé au début des années 2000.
La déréglementation par étapes des télécommunications françaises, avec l’ouverture complète de la concurrence en 1998, a retiré à France Télécom le privilège de l’exploitation d’un service public bénéficiant d’un monopole.
L’ouverture du marché a profité en premier lieu aux mobiles en plein développement, puis à l’ensemble des services. L’arrivée d’Internet, avec la convergence des services, a progressivement remis en cause le modèle économique des opérateurs de télécommunications traditionnels.
L’ouverture du capital de France Télécom (1996) a été poursuivie jusqu’à la perte de majorité de l’État (2004), en conséquence de la quasi-faillite de 2002 due aux acquisitions imprudentes qui ont coïncidé avec l’éclatement de la bulle Internet. Le recrutement d’ingénieurs de l’État ne se justifiait plus dans une société à majorité privée.
Des compétences partagées
La fibre optique et les composants optoélectroniques permettent de faire face aux capacités de transmissions terrestres et intercontinentales. |
Le monde des technologies de l’information innerve maintenant toute la société. Au début des années soixante, le nombre d’ingénieurs en France compétents en technologies de l’information (IT) était de l’ordre de quelques dizaines de milliers (PTT, militaires, constructeurs de télécoms et d’informatique).
En 2006 le nombre d’ingénieurs spécialisés en IT a été évalué en France à plus de 750 000 (chez les opérateurs de télécoms et FAI, les industriels de télécoms et d’informatique, les SSII et éditeurs de logiciels, les services IT spécialisés internes aux entreprises, etc.).
Autant dire que les compétences distinctives qui avaient fait la spécificité du corps se sont très largement diffusées dans l’ensemble de l’économie.
L’avenir est à construire
L’ouverture du marché a profité en premier lieu aux mobiles
Les interrogations sur l’évolution du corps des Télécommunications étaient donc devenues souhaitables. Ces interrogations étaient d’ailleurs à replacer dans une réflexion plus générale sur le rôle des corps techniques dans cette période de redéfinition du rôle de l’État.
Le choix s’est logiquement porté sur une fusion avec le corps des Mines. Cela implique évidemment un changement radical de paradigme, à commencer par l’éloignement progressif du corps vis-à-vis de France Télécom. Il y a longtemps que le corps des Mines a vécu l’expérience d’une mutation similaire en se détachant de sa base minière. Ce n’est pas sans regrets que les anciens « télécommunicants » vivent la disparition du nom de leur famille d’origine. Mais l’avenir ne se prépare pas avec de la nostalgie. Il est à construire par les jeunes générations.