Les Chaussettes opus 124
Les Chaussettes opus 124, mise en scène Daniel Colas, avec M. Galabru et G. Desarthe, au Théâtre des Mathurins, 36, rue des Mathurins, 75008 Paris. Tél. : 01.42.65.90.00.
Un mauvais public
On va au théâtre : il arrive que la pièce soit mauvaise, ou les acteurs, ou même les deux à la fois. L’autre jour au Théâtre des Mathurins, c’était le public. Il s’agissait pourtant d’une pièce de haute tenue, pleine de finesse malgré un titre un peu inattendu : Chaussettes opus 124, écrite et mise en scène par Daniel Colas.
Une pièce à deux voix, celles de deux vieux comédiens en mal d’engagements. Seulement voilà : le rôle d’un de ces deux-là est tenu par M. Galabru. Et il a ses fans, transportés d’aise quand il « en fait beaucoup », ce qui lui arrive certes, mais pas dans cette interprétation, et loin de là au contraire. Or il ne pouvait ouvrir la bouche sans qu’aussitôt chacun s’esclaffât dans la salle, même si ce qu’il disait n’avait, de soi, rien de drôle. Au point que l’on perdait des répliques, tant les rires intempestifs étaient bruyants. À croire que toutes ces rombières endimanchées étaient venues aux Mathurins pour se dévieillir en retrouvant le Galabru des films de leur jeunesse, et point pour écouter une évocation, magnifiquement interprétée, des déceptions propres à la vie comédienne.
Des comédiens sur le déclin
Le thème des comédiens sur le déclin aura déjà été traité au théâtre : Petits boulots pour vieux clowns, de Matei Visniec par exemple, dont nous disions un jour du bien dans ces colonnes, et surtout l’émouvant Chant du cygne de Tchekhov. Ici, Daniel Colas nous montre deux professionnels besogneux, l’un d’âge mûr, plutôt réservé, ironique et hautain, Verdier (joué par Gérard Desarthe), le second, Brémont, plus mûr encore (joué par Michel Galabru, portant avec aisance ses quelque quatre-vingt-cinq ans) ancienne célébrité de la scène et du film aujourd’hui oubliée et vivant chichement de sa retraite, avec un vieux chat. Des malheurs familiaux les ont, de surcroît, rendus solitaires.
Un peu écrivain sur les bords, Verdier est venu chercher Brémont pour tenter de créer avec lui un spectacle de sa conception : un montage de textes poétiques entrecoupés de morceaux musicaux – d’où la seconde partie du titre. Verdier tiendra le violon, Brémont le violoncelle, qu’il ne pratique pourtant qu’en amateur. Verdier a parlé de son idée à un producteur de renom et il s’agit de mettre l’affaire au point pour la lui faire auditionner.
Or Brémont se révèle être un ronchonneur, trouvant toujours tout mal, exaspéré par exemple lorsqu’il s’aperçoit que Verdier porte des chaussettes trouées – d’où la première partie du titre – de sorte que chaque fois qu’ils se réunissent en vue de répéter, ils commencent par se disputer à propos de tout et de rien, des sujets les plus sérieux ou les plus saugrenus : les chaussettes trouées, la neige dehors, l’absence de chauffage du théâtre dont on leur a prêté la scène, la façon de dire La Mort du loup, le bien-fondé de rincer la vaisselle à l’eau chaude plutôt qu’à l’eau froide, le choix des perruques et des costumes : l’idée de Verdier est en effet de les faire jouer en clowns, pour créer une « distanciation », ce qui exaspère son comparse, furieux à la perspective de se ridiculiser avec un faux nez tout rouge.
Plusieurs fois, ils en arrivent même au bord de la rupture, pour néanmoins, lorsqu’il devient de plus en plus évident que le producteur de renom ne viendra jamais les auditionner, avoir pitié l’un de l’autre et essayer de s’arranger pour au moins dîner ensemble le soir de Noël.
Je ne saurais alors trop vous recommander d’aller voir ce touchant En attendant Godot, où les deux clochards seraient des « has been » des planches et Godot un impresario. Un spectacle où l’inattendue drôlerie de certaines répliques s’enrichit d’une profonde humanité, où vous verrez un tout autre Galabru que celui du Gendarme de Saint-Tropez, incarnant là le désarroi d’une ancienne vedette désargentée et lucide sur soi.