Les clients, les fournisseurs et les autres
Plus de la moitié des entreprises disent avoir des relations de R&D étroites avec leurs fournisseurs ou, de façon symétrique, avec leurs clients.
De nos jours, il n’existe plus d’entreprise capable de couvrir seule toute la chaîne de valeur et toutes les compétences nécessaires. Comment développer un produit ou un procédé pertinent sans prendre en compte tout l’ensemble ?
Le concept d’innovation ouverte a été développé à partir d’exemples concrets. Les meilleurs se rapportent d’abord à l’industrie du logiciel ou à celle de la microélectronique. C’est-à-dire des industries où la prime au premier arrivé est très importante et où l’obsolescence des technologies est particulièrement rapide.
REPÈRES
En matière de « science » du management, devant une tendance nouvelle et forte, il y a une « théorie » nouvelle, portant un nom attractif, issue d’exemples pris dans un secteur donné qu’on extrapole brillamment aux autres secteurs en donnant une portée universelle à des cas concrets qui ont effectivement bien réussi, mais localement. On force le trait pour mieux faire ressortir l’originalité du concept au risque d’ignorer superbement des tas d’exemples antérieurs qui fonctionnaient déjà sur des modèles très proches.
Le nouveau concept qui porte le joli nom « d’innovation ouverte » ne peut qu’être perçu beaucoup plus positivement qu’une innovation « fermée ». Cette dernière représente la R&D d’une grande firme qui effectue tous ses développements en s’appuyant d’abord sur ses compétences internes.
L’innovation ouverte, c’est le contraire. Les développements se font quasi systématiquement en coopération, en allant chercher les compétences là où elles se trouvent, en signant de nombreux contrats de coopération avec de nombreux acteurs. L’idée de base est de partager ses connaissances avec d’autres, qui partagent les leurs avec vous, dans une relation « gagnant-gagnant ». La synergie des connaissances dégage de la productivité et permet d’arriver plus rapidement et à meilleur coût au résultat souhaité.
Une volonté politique
Dans le cas où le client est à l’origine du rapprochement, n’oublions pas que développer de véritables partenariats R&D avec des fournisseurs implique que ces derniers y gagnent quelque chose. Leur intérêt est de vendre le développement et le client souhaite, le plus souvent, garder la primeur du développement pour lui.
Il n’existe plus d’entreprise capable de réunir toutes les compétences
Discussion très classique qui se termine souvent par une période de confidentialité au-delà de laquelle le fournisseur devient libre. Je ne recommande pas la formule du genre : « Vous pouvez vendre mais il faut nous demander avant. » Le courriel de demande d’autorisation fait le tour de l’entreprise cliente et il y a toujours une personne « opérationnelle » pour dire que c’est un avantage totalement indu qu’on donne à la concurrence.
La R&D y perd un bon contact avec ses fournisseurs. Il vaut bien mieux se faire rabrouer pour une période d’exclusivité trop courte (du point de vue des opérationnels) que de se lancer dans ce genre de formule (où la relation confiante ne dure jamais très longtemps).
Dans le cas où le fournisseur désire faire un développement avec un client, il ira en démarcher plusieurs et le client pourra exiger de ne pas se retrouver pieds et poings liés avec un seul fournisseur. Être lié à un seul fournisseur présente de vrais risques : le « copain » avec qui vous aviez une bonne coopération sur le long terme est nommé ailleurs et est remplacé par un jeune loup aux dents longues, qui réussit une opération de gain à court terme en augmentant brutalement les prix et en détruisant la belle harmonie précédente.
Les discussions peuvent avoir lieu sur plusieurs points : une détermination avantageuse transitoire du prix de vente du futur produit, une clause de fournisseur privilégié, une période d’exclusivité, etc. On voit que les possibilités de négociation sont nombreuses, d’où deux remarques. Démarrer un nouveau partenariat est long et difficile. Il y faut une vraie volonté politique de part et d’autre.
Coopérer avec d’autres entreprises
En microélectronique, la prime au premier arrivé est très importante. © ISTOCK
Il faut distinguer deux catégories bien distinctes : les concurrents et ceux qui n’ont rien à voir. Le deuxième cas est apparemment plus facile mais plus rare. Il faut qu’il y ait de vraies raisons de coopérer et d’y passer du temps. En général, une des entreprises a détecté chez l’autre une technologie qui pourrait être complémentaire de son business. L’autre se dit qu’il y a peut-être des choses à glaner. On écrit alors un accord de confidentialité (NDA) et on se parle.
Souvent, les choses s’arrêtent là ; les deux partenaires ont appris ce qu’ils souhaitaient savoir. Si un sujet d’intérêt commun est détecté, il est en général facile de trouver un terrain d’entente dans la mesure où les domaines d’exploitation sont disjoints.
Le cas des coopérations entre concurrents est plus fréquent qu’on ne le pense généralement : 20% à 30% des entreprises déclarent avoir des relations techniques suivies de cette sorte. Des études montrent d’ailleurs que, lorsqu’elles réussissent, ces coopérations sont souvent les plus efficaces en termes de gain.
Il faut cependant prendre des précautions, elles sont strictement encadrées par les règles antidumping des États, en particulier de l’Europe. Cependant, les États et l’Europe encouragent, par le biais de procédures publiques de financement, les coopérations de R&D entre industriels, y compris entre concurrents.
Là aussi, il faut être patient : un temps long est nécessaire pour faire les dossiers, le contrat de coopération, etc., il faut donc bien peser le surcoût par rapport au gain.
Les coopérations avec la recherche publique
L’entreprise est intéressée pour embaucher des étudiants (ingénieur, mastère, thèse) qu’elle a pu tester en réel, à avoir un contact régulier avec des laboratoires qui ont plus le temps d’éplucher la littérature, etc.
À l’inverse, le laboratoire est intéressé pour trouver des stages, pour avoir des cas concrets montrant que sa discipline a des vraies applications, que ses étudiants trouvent des débouchés, que ce laboratoire affiche des collaborations industrielles, etc.
Tous ces aspects sont au moins aussi importants que ce qui est mis dans le contrat. Bref, je recommande chaudement ces relations en précisant qu’elles doivent s’inscrire dans la durée.
Le lancinant problème de la propriété intellectuelle
La notion de propriété des résultats est quasi toujours « le » point d’achoppement des discussions dans un contrat de partenariat. S’il n’y a pas une volonté réelle de la direction d’aboutir et si les juristes ne sont pas pilotés pour trouver une solution, il y a de fortes chances que la négociation s’enlise.
Démarrer un nouveau partenariat est long et difficile
Il n’y a rien de plus flou que la notion de « résultat » alors qu’on n’a pas encore fait le travail. Les techniciens pèchent souvent par excès d’optimisme, surestiment l’importance de leur projet pour leur hiérarchie et sous-estiment le temps qu’il faut pour mettre au point tous ces « petits détails » entre hiérarchies de deux entités différentes.
À l’inverse, la direction juridique surestime fréquemment l’importance possible du « résultat ». D’où la nécessité d’une implication de la direction des deux côtés pour arriver à des principes partagés que les directions juridiques seront chargées de mettre en musique.
S’inscrire dans la durée
L’aspect contractuel est déterminant pour une innovation ouverte réussie. Dès lors, il faut bien réfléchir au poids réel en termes de délai et de coût avant de se lancer dans l’aventure. Lorsqu’on a eu la chance de développer des relations confiantes dans le passé, ledit poids est considérablement réduit et il faut donc entamer de nouveaux partenariats en partant de l’idée qu’on s’inscrit dans la durée.
C’est pourquoi il s’agit d’une décision stratégique sur le long terme nécessitant un engagement réel de la direction, pas un feu vert donné en cinq minutes entre deux portes : il faut une vraie volonté d’aboutir.
Autre sujet important : bien vérifier que les compétences sont complémentaires et se donner les moyens d’arbitrer les inévitables conflits de compétences : il faut tout faire pour que les experts s’apprécient sur le plan technique. Ne pas hésiter à changer les équipes si on sent que ça cafouille et, à l’inverse, les encourager à se voir régulièrement.
Enfin, donner un cadre clair aux services juridiques qui précise bien l’intérêt de chacun (« gagnant-gagnant » mais en quoi ?), si l’on veut éviter de perdre du temps en longs palabres. Bref, une vraie volonté, de la compétence et de la ténacité.
Recherche publique et PME
On constate une dérive récente des institutions de recherche publique vers une négociation marathon de la propriété intellectuelle, qui nécessite cinquante allers et retours pour un document finalement signé alors que le travail est quasi terminé. Nous sommes probablement dans une période transitoire, suite à la montée en puissance desdites collaborations et aux remarques de la Cour des comptes sur la protection des savoirs.
S’en sont suivies une surévaluation de la valeur de la propriété intellectuelle, puis l’embauche de jeunes juristes qui apprennent leur métier et ont du mal à réaliser combien il est nécessaire de peser tous les avantages et les inconvénients d’une relation partenariale suivie face à l’obtention d’un « résultat ».
La majorité des industriels considèrent que la situation actuelle ne peut pas continuer. Espérons que nous reviendrons rapidement à une situation plus raisonnable permettant des négociations confiantes et rapides. L’exercice est aussi compliqué pour des partenariats entre entreprises de tailles très différentes.
La PME a quelque raison de craindre de se faire manger et ne dispose pas des moyens que l’autre peut mettre sur la table. Elle est donc sur le qui-vive dans la négociation et peut •être terrorisée à l’idée de se faire voler son savoir-faire. La négociation est faisable mais difficile. Il faut beaucoup d’écoute, de diplomatie et de compréhension du point de vue du partenaire.
Tout dépend du problème posé
J’aimerais finir par une petite histoire que m’a racontée un chercheur en informatique. Vous disposez de n ordinateurs tous identiques qui doivent résoudre un problème de taille variable. La question porte sur la façon de les organiser pour résoudre le problème le plus gros possible. On imagine facilement deux organisations limites.
L’une dite « centralisée » où un ordinateur est chargé de cadencer le travail des autres qui exécutent les commandes et renvoient les résultats. Chacun n’a besoin de communiquer qu’avec le central qui communique avec tous.
Bien peser le surcoût par rapport au gain
L’autre dite « décentralisée » où chacun est libre de communiquer avec n’importe quel autre. Ils échangent alors pour exécuter le travail et transmettre les informations nécessaires. On peut imaginer des quantités de cas intermédiaires.
Dans tous les cas, lorsque la taille du problème augmente, il vient un moment où le système s’effondre, travaillant sans arrêt sans faire avancer la résolution du problème. Dans le premier cas limite, l’ordinateur central travaille sans arrêt tandis que tous les autres attendent les ordres et, dans l’autre, les ordinateurs ne font que communiquer entre eux et ne travaillent plus.
La réponse sur la question de la meilleure organisation est évidente :
« Ça dépend du problème posé. »
De la même manière, opter pour la coopération ou préférer travailler en interne dépend du problème posé.
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Remède contre le « lancinant problème de la PI »
Bonjour, merci pour cet article sur la collaboration en matières de R&D. L’observation des écarts d’appréciation et de comportement entre les « techniciens » et les « juristes » me semble pertinente et la propriété intellectuelle est un problème « lancinant ».
Permettez-moi de proposer un diagnostic. Les problèmes de propriété intellectuelle sont douloureux à traiter parce qu’on ne les traite que rarement et pour des enjeux stratégiques, lors des accords de partenariat d’innovation. Et pourtant, les occasions de s’y frotter au quotidien de manquent pas : ce sont les accords en logiciel open source au niveau de la direction des systèmes d’information, et au niveau de chaque employé, la citation des sources tierces dont on emprunte les idées innovantes.
Voici donc le remède : commençons par un entrainement avec les « petites » transactions de PI avant d’attaquer les grandes.