Les clients utilisateurs entre craintes et espérances
En 2006, avec l’ouverture à la concurrence du transport de marchandises, dans le sillage des directives de Bruxelles, et la mise en place d’une vraie comptabilité analytique au sein de la branche Fret SNCF, de nombreux clients utilisateurs de transport ou chargeurs ont découvert, certains à leurs dépens, d’autres à leur avantage, qu’ils ne payaient pas ou n’avaient pas payé le juste prix dans le transport de leur marchandise par le rail.
“ Fret SNCF s’est réorganisé pour ne pas disparaître ”
Cet ajustement plus ou moins brusque de l’offre en termes de prix et de conditions d’exécution (puisque, en quelques années, Fret SNCF s’est réorganisé pour ne pas disparaître et a drastiquement changé ses modes d’exploitation) a été mal vécu par les clients, surtout lorsque la crise économique a fait chuter les volumes et les profits.
Il a entraîné, côté chargeurs, une recherche d’économies rapides, côté opérateurs, des ajustements dans les moyens et donc le service.
Conséquence inéluctable : à l’érosion des quantités transportées due à la crise s’est ajouté un report modal du rail vers la route, inverse de celui souhaité par les gouvernants successifs comme par les citoyens.
REPÈRES
L’auteur s’exprime ici avec son expérience de chargeur, responsable de la logistique de Ciments Calcia, doublée de la vision de ce secteur que lui apportent ses diverses responsabilités au titre de la présidence de l’AUTF (Association des utilisateurs de transport de fret).
Trois segments de clientèle
Les clients se répartissent en trois grandes catégories en termes de besoins et de contraintes.
Le segment le plus important représente plus de 65 % du trafic : ce sont des sociétés industrielles ou agroalimentaires qui chargent des trains complets – de 15 à 25 wagons, soit de 1000 à 1400 tonnes de charge utile, voire plus –, qui sont tractés par des opérateurs de bout en bout depuis le site de chargement vers des sites clients.
On y trouve principalement les matières premières et certains produits de la sidérurgie et des industries minérales, extractives et de matériaux de construction, les combustibles, le carburant et certains produits de la chimie de base, les produits agricoles et les eaux minérales.
Combiné Rail-Route
Plus de 20 % des flux transitent par le combiné-rail route, dont les clients sont des organisateurs de transport ou transporteurs routiers qui apportent et enlèvent des containers ou des caisses mobiles dans les ports et les terminaux terrestres de transport combiné où ils sont pris en charge par les opérateurs ad hoc.
Wagons isolés
Le reste appartient au segment que l’on appelait autrefois wagon isolé et concerne principalement des chimistes avec des matières souvent dangereuses, les constructeurs d’automobiles et une partie de l’acier qui n’ont pas besoin de livrer des trains entiers de point à point et donc chargent des coupons de quelques wagons qui vont être rassemblés puis acheminés sous forme de trains entiers et enfin rééclatés par des opérateurs de traction, transitant ou non par des gares de triage dont le nombre et l’usage ont considérablement baissé en quelques années.
L’utilisateur confie le contenant au transporteur.
CONTAINERS
Pour les flux circulant par combinaison du rail et de la route, l’industriel confie les contenants qu’il a remplis au transporteur, en étant prescripteur ou non du choix par ce dernier de faire transiter la marchandise par le rail après un préacheminement ou avant un postacheminement routier. Il s’agit surtout de produits d’importation, de distribution, d’équipements et pièces, de produits agroalimentaires.
Deux critères clés : prévisibilité et fiabilité
Les critères de sélection ou de maintien du mode ferroviaire pour un flux donné varient d’un segment à l’autre mais tournent en général autour des deux leviers de performance attendue des opérateurs : la prévisibilité et la fiabilité.
“ Les contraintes se sont multipliées avec l’évolution économique ”
En effet, les contraintes qui s’imposent aux clients se sont multipliées avec l’évolution économique : stocks zéro, externalisation, baisse des coûts fixes et des investissements.
Elles rendent critiques la régularité et la ponctualité des enlèvements et livraisons : rupture de fabrication, rupture de stock, immobilisation d’équipes de chargement ou déchargement, parc wagons pléthorique du fait de rotations trop lentes, tout se traduit par des coûts, des surcoûts d’autant moins tolérables que, dans le domaine ferroviaire, les pénalités pour non-respect des engagements sont au pire inexistantes, au mieux sans commune mesure, encore moins qu’ailleurs, avec les dommages réellement subis.
Enfin, la visibilité sur l’évolution de ces facteurs de performance et de coûts constitue une exigence supplémentaire des logisticiens.
Économie de l’offre et concurrence
Face aux clients utilisateurs du mode ferroviaire, le principal et souvent unique (quand le client a ses wagons ou les loue à l’opérateur) prestataire de service est le tractionnaire. En France, moins d’une dizaine d’opérateurs de fret ferroviaire se partagent la traction.
Aux côtés de l’opérateur dit historique Fret SNCF, branche du groupe SNCF-Geodis, on trouve quelques opérateurs privés, filiales d’Eurotunnel et de Bouygues, mais aussi filiales françaises des groupes publics ferroviaires voisins allemand, belge, italien, et même une filiale privée de la SNCF.
Les transports de voyageurs sont prioritaires sur le réseau.
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EFFETS CONCURRENTIELS CONTRASTÉS
Les sociétés autres que Fret SNCF ont conquis en sept ans plus du tiers du marché français subsistant, quasi exclusivement au détriment de la SNCF, donc sans vraiment créer de nouveaux trafics sur rail, alors qu’en Allemagne, où cohabitent plus de 200 sociétés, certaines très locales, la Deutsche Bahn a conservé ses volumes d’avant l’ouverture, quoique concédant 25 % de parts de marché.
Des coûts fixes élevés
La structure de leurs coûts est à peu près la même pour tous ces opérateurs : 60 % à 80 % de coûts fixes et amortissements, le reste étant les coûts variables d’énergie et la composante majeure du péage prélevé par RFF.
Ce dernier poste est susceptible d’augmenter fortement dans les années qui viennent puisque RFF reçoit de l’État une subvention, destinée à disparaître, compensant actuellement 50 % du coût d’entretien (hors investissement) des voies attribuées à la circulation du fret.
Désavantagé par un coût du travail plus élevé que celui de ses concurrents, Fret SNCF rattrape sans doute une partie de ce handicap sur les postes « locomotives », par un système de location de pool mutualisé au sein du groupe SNCF, et par son maillage du territoire quand les dispositifs de ses concurrents sont plus locaux ou étalés : ce maillage d’unités d’exploitation permet en effet des substitutions de conducteurs.
Ces deux avantages sont cependant limités par les contraintes clients exposées plus haut, qui obligent à dédier la majeure partie des moyens mécaniques et humains affectés aux acheminements réguliers, eux-mêmes constituant plus de 90 % des trafics.
Transfert de risques
Les risques économiques liés à la forte exposition aux baisses de volumes qu’entraînent l’intensité capitalistique et la grande part de coûts fixes ont été progressivement, ces dernières années, transférés en partie aux clients, en favorisant les contrats pluriannuels ou avec engagements de quantités confiées par le client au détriment des contrats « spot » auxquels sont cependant obligés d’avoir recours certains secteurs à saisonnalité marquée (agriculture, construction).
“ 60 % à 80 % de coûts fixes et amortissements ”
Enfin la location de wagons représente 10 % à 30 % des coûts du transport ferroviaire pour le chargeur. C’est une activité de rente sur le long terme principalement aux mains des opérateurs historiques nationaux qui possèdent la majeure partie des parcs de wagons européens, à part quelques parcs spécialisés.
L’externalisation des parcs de wagons des chargeurs s’est en effet accélérée suite aux dernières réglementations de Bruxelles sur la détention des wagons, dans le cadre de la mise en place progressive de standards communs d’agrément du matériel roulant et de maintenance se substituant aux standards nationaux, le tout visant l’interopérabilité des systèmes ferroviaires européens.
Gérer la complémentarité dans le temps
L’objectif des chargeurs est de gérer dans le court comme le long terme la complémentarité des modes. Avoir recours au fret ferroviaire sur tel ou tel flux, prendre des engagements avec tel ou tel opérateur, ces réflexions sont devenues stratégiques dans nos entreprises, car elles débouchent sur des impacts potentiels en termes d’évolution de marge, de capacité à servir un marché, voire de pérennité de sites de production ou de distribution.
Un transport de masse
Si ses clients choisissent le fret ferroviaire ou y restent fidèles, c’est principalement pour sa capacité d’enlèvement et de livraison massive et pour sa performance en termes de développement durable (environnement mais aussi sécurité, notamment mais pas exclusivement pour les matières dangereuses).
Si les trains complets sont de plus en plus pertinents face à la route au fur et à mesure que les distances s’allongent et que des stocks importants sont possibles à l’un ou l’autre bout de la chaîne, les atouts du transport combiné résident dans la fréquence des liaisons, et leur ponctualité pour permettre un post-acheminement routier à moindre coût.
La SNCF bénéficie d’un pool important de locomotives. © KEY GRAPHIC
DES HANDICAPS SÉRIEUX
L’impact des travaux de renouvellement du réseau sur la circulation des trains de fret et la préférence donnée aux trafics voyageurs, surtout les TER aux abords des grandes agglomérations, mais aussi le temps nécessaire et l’énergie à déployer par les entreprises ferroviaires pour obtenir des sillons robustes (à capacité de circulation périodique garantie) pour le compte de leurs clients d’une année sur l’autre pour de nombreux flux, mais surtout sur des flux prospectifs à créer, constituent sans nul doute aujourd’hui la principale faiblesse de ce mode de transport.
Innover pour mieux servir
Les opportunités que nous décelons pour améliorer l’équation économique du fret ferroviaire résident dans la productivité et l’innovation.
Augmentation des longueurs de train et des capacités d’emport nécessitant certes des investissements dans le réseau et le matériel, interopérabilité européenne pour diminuer les coûts et temps de passage des frontières, gestion GPS des contenants permettant une meilleure prévisibilité des acheminements, futurs systèmes électriques de freinage et d’accrochage des wagons, accroissement de la sécurité des convois, de leur vitesse potentielle et de la productivité des opérations de triage en site industriel comme en centre de triage.
Péages et coûts salariaux en hausse
Mais nombreux sont les nuages qui assombrissent l’horizon quant au maintien de la compétitivité du fret à court ou moyen terme par rapport à la route qui a déjà engrangé tous les effets de ces différents leviers de disponibilité d’infrastructure, d’adaptation de l’offre, d’innovation technologique :
“ Nombreux sont les nuages qui assombrissent l’horizon ”
Hausses des péages pour le fret qui seront forcément répercutées par les opérateurs si elles ne sont pas compensables par de la productivité, hausse des coûts de production des opérateurs ferroviaires alternatifs si la future convention collective unique prévue par la réforme ferroviaire récemment votée par le Parlement aligne les conditions de travail de leur personnel sur celles des cheminots, avenir des réseaux capillaires de voies fret sans circulation de voyageurs (voire avec faible circulation de TER eux-mêmes menacés à terme de remplacement par des autocars) dont la maintenance n’est plus assurée par RFF du fait de contraintes budgétaires et dont la fermeture signifierait l’abandon du ferroviaire pour le chargeur en bout de ligne.
Devant tant de pistes d’amélioration comme de dégradations potentielles des conditions de service du système ferroviaire pour le transport de marchandises sur le territoire français, le chargeur aura à cœur de veiller en permanence à utiliser les différents modes, et notamment la route et le rail, en complément et non en opposition, en abordant les enjeux court terme sans oublier de se projeter sur le plus long terme.