Train chargé de conteneurs

Les clients utilisateurs entre craintes et espérances

Dossier : Le fret ferroviaireMagazine N°699 Novembre 2014
Par Denis CHOUMERT (72)

En 2006, avec l’ouverture à la concur­rence du trans­port de mar­chan­dises, dans le sillage des direc­tives de Bruxelles, et la mise en place d’une vraie comp­ta­bi­li­té ana­ly­tique au sein de la branche Fret SNCF, de nom­breux clients uti­li­sa­teurs de trans­port ou char­geurs ont décou­vert, cer­tains à leurs dépens, d’autres à leur avan­tage, qu’ils ne payaient pas ou n’avaient pas payé le juste prix dans le trans­port de leur mar­chan­dise par le rail.

“ Fret SNCF s’est réorganisé pour ne pas disparaître ”

Cet ajus­te­ment plus ou moins brusque de l’offre en termes de prix et de condi­tions d’exécution (puisque, en quelques années, Fret SNCF s’est réor­ga­ni­sé pour ne pas dis­pa­raître et a dras­ti­que­ment chan­gé ses modes d’exploitation) a été mal vécu par les clients, sur­tout lorsque la crise éco­no­mique a fait chu­ter les volumes et les profits.

Il a entraî­né, côté char­geurs, une recherche d’économies rapides, côté opé­ra­teurs, des ajus­te­ments dans les moyens et donc le service.

Consé­quence iné­luc­table : à l’érosion des quan­ti­tés trans­por­tées due à la crise s’est ajou­té un report modal du rail vers la route, inverse de celui sou­hai­té par les gou­ver­nants suc­ces­sifs comme par les citoyens.

REPÈRES

L’auteur s’exprime ici avec son expérience de chargeur, responsable de la logistique de Ciments Calcia, doublée de la vision de ce secteur que lui apportent ses diverses responsabilités au titre de la présidence de l’AUTF (Association des utilisateurs de transport de fret).

Trois segments de clientèle

Les clients se répar­tissent en trois grandes caté­go­ries en termes de besoins et de contraintes.

Le seg­ment le plus impor­tant repré­sente plus de 65 % du tra­fic : ce sont des socié­tés indus­trielles ou agroa­li­men­taires qui chargent des trains com­plets – de 15 à 25 wagons, soit de 1000 à 1400 tonnes de charge utile, voire plus –, qui sont trac­tés par des opé­ra­teurs de bout en bout depuis le site de char­ge­ment vers des sites clients.

On y trouve prin­ci­pa­le­ment les matières pre­mières et cer­tains pro­duits de la sidé­rur­gie et des indus­tries miné­rales, extrac­tives et de maté­riaux de construc­tion, les com­bus­tibles, le car­bu­rant et cer­tains pro­duits de la chi­mie de base, les pro­duits agri­coles et les eaux minérales.

Combiné Rail-Route

Plus de 20 % des flux tran­sitent par le com­bi­né-rail route, dont les clients sont des orga­ni­sa­teurs de trans­port ou trans­por­teurs rou­tiers qui apportent et enlèvent des contai­ners ou des caisses mobiles dans les ports et les ter­mi­naux ter­restres de trans­port com­bi­né où ils sont pris en charge par les opé­ra­teurs ad hoc.

Wagons isolés

Le reste appar­tient au seg­ment que l’on appe­lait autre­fois wagon iso­lé et concerne prin­ci­pa­le­ment des chi­mistes avec des matières sou­vent dan­ge­reuses, les construc­teurs d’automobiles et une par­tie de l’acier qui n’ont pas besoin de livrer des trains entiers de point à point et donc chargent des cou­pons de quelques wagons qui vont être ras­sem­blés puis ache­mi­nés sous forme de trains entiers et enfin réécla­tés par des opé­ra­teurs de trac­tion, tran­si­tant ou non par des gares de triage dont le nombre et l’usage ont consi­dé­ra­ble­ment bais­sé en quelques années.

L’u­ti­li­sa­teur confie le conte­nant au transporteur.

CONTAINERS

Pour les flux circulant par combinaison du rail et de la route, l’industriel confie les contenants qu’il a remplis au transporteur, en étant prescripteur ou non du choix par ce dernier de faire transiter la marchandise par le rail après un préacheminement ou avant un postacheminement routier. Il s’agit surtout de produits d’importation, de distribution, d’équipements et pièces, de produits agroalimentaires.

Deux critères clés : prévisibilité et fiabilité

Les cri­tères de sélec­tion ou de main­tien du mode fer­ro­viaire pour un flux don­né varient d’un seg­ment à l’autre mais tournent en géné­ral autour des deux leviers de per­for­mance atten­due des opé­ra­teurs : la pré­vi­si­bi­li­té et la fiabilité.

“ Les contraintes se sont multipliées avec l’évolution économique ”

En effet, les contraintes qui s’imposent aux clients se sont mul­ti­pliées avec l’évolution éco­no­mique : stocks zéro, exter­na­li­sa­tion, baisse des coûts fixes et des investissements.

Elles rendent cri­tiques la régu­la­ri­té et la ponc­tua­li­té des enlè­ve­ments et livrai­sons : rup­ture de fabri­ca­tion, rup­ture de stock, immo­bi­li­sa­tion d’équipes de char­ge­ment ou déchar­ge­ment, parc wagons plé­tho­rique du fait de rota­tions trop lentes, tout se tra­duit par des coûts, des sur­coûts d’autant moins tolé­rables que, dans le domaine fer­ro­viaire, les péna­li­tés pour non-res­pect des enga­ge­ments sont au pire inexis­tantes, au mieux sans com­mune mesure, encore moins qu’ailleurs, avec les dom­mages réel­le­ment subis.

Enfin, la visi­bi­li­té sur l’évolution de ces fac­teurs de per­for­mance et de coûts consti­tue une exi­gence sup­plé­men­taire des logisticiens.

Économie de l’offre et concurrence

Face aux clients uti­li­sa­teurs du mode fer­ro­viaire, le prin­ci­pal et sou­vent unique (quand le client a ses wagons ou les loue à l’opérateur) pres­ta­taire de ser­vice est le trac­tion­naire. En France, moins d’une dizaine d’opérateurs de fret fer­ro­viaire se par­tagent la traction.

Aux côtés de l’opérateur dit his­to­rique Fret SNCF, branche du groupe SNCF-Geo­dis, on trouve quelques opé­ra­teurs pri­vés, filiales d’Eurotunnel et de Bouygues, mais aus­si filiales fran­çaises des groupes publics fer­ro­viaires voi­sins alle­mand, belge, ita­lien, et même une filiale pri­vée de la SNCF.

Un TER
Les trans­ports de voya­geurs sont prio­ri­taires sur le réseau.
© KEY GRAPHIC

EFFETS CONCURRENTIELS CONTRASTÉS

Les sociétés autres que Fret SNCF ont conquis en sept ans plus du tiers du marché français subsistant, quasi exclusivement au détriment de la SNCF, donc sans vraiment créer de nouveaux trafics sur rail, alors qu’en Allemagne, où cohabitent plus de 200 sociétés, certaines très locales, la Deutsche Bahn a conservé ses volumes d’avant l’ouverture, quoique concédant 25 % de parts de marché.

Des coûts fixes élevés

La struc­ture de leurs coûts est à peu près la même pour tous ces opé­ra­teurs : 60 % à 80 % de coûts fixes et amor­tis­se­ments, le reste étant les coûts variables d’énergie et la com­po­sante majeure du péage pré­le­vé par RFF.

Ce der­nier poste est sus­cep­tible d’augmenter for­te­ment dans les années qui viennent puisque RFF reçoit de l’État une sub­ven­tion, des­ti­née à dis­pa­raître, com­pen­sant actuel­le­ment 50 % du coût d’entretien (hors inves­tis­se­ment) des voies attri­buées à la cir­cu­la­tion du fret.

Désa­van­ta­gé par un coût du tra­vail plus éle­vé que celui de ses concur­rents, Fret SNCF rat­trape sans doute une par­tie de ce han­di­cap sur les postes « loco­mo­tives », par un sys­tème de loca­tion de pool mutua­li­sé au sein du groupe SNCF, et par son maillage du ter­ri­toire quand les dis­po­si­tifs de ses concur­rents sont plus locaux ou éta­lés : ce maillage d’unités d’exploitation per­met en effet des sub­sti­tu­tions de conducteurs.

Ces deux avan­tages sont cepen­dant limi­tés par les contraintes clients expo­sées plus haut, qui obligent à dédier la majeure par­tie des moyens méca­niques et humains affec­tés aux ache­mi­ne­ments régu­liers, eux-mêmes consti­tuant plus de 90 % des trafics.

Transfert de risques

Les risques éco­no­miques liés à la forte expo­si­tion aux baisses de volumes qu’entraînent l’intensité capi­ta­lis­tique et la grande part de coûts fixes ont été pro­gres­si­ve­ment, ces der­nières années, trans­fé­rés en par­tie aux clients, en favo­ri­sant les contrats plu­ri­an­nuels ou avec enga­ge­ments de quan­ti­tés confiées par le client au détri­ment des contrats « spot » aux­quels sont cepen­dant obli­gés d’avoir recours cer­tains sec­teurs à sai­son­na­li­té mar­quée (agri­cul­ture, construction).

“ 60 % à 80 % de coûts fixes et amortissements ”

Enfin la loca­tion de wagons repré­sente 10 % à 30 % des coûts du trans­port fer­ro­viaire pour le char­geur. C’est une acti­vi­té de rente sur le long terme prin­ci­pa­le­ment aux mains des opé­ra­teurs his­to­riques natio­naux qui pos­sèdent la majeure par­tie des parcs de wagons euro­péens, à part quelques parcs spécialisés.

L’externalisation des parcs de wagons des char­geurs s’est en effet accé­lé­rée suite aux der­nières régle­men­ta­tions de Bruxelles sur la déten­tion des wagons, dans le cadre de la mise en place pro­gres­sive de stan­dards com­muns d’agrément du maté­riel rou­lant et de main­te­nance se sub­sti­tuant aux stan­dards natio­naux, le tout visant l’interopérabilité des sys­tèmes fer­ro­viaires européens.

Gérer la complémentarité dans le temps

L’objectif des char­geurs est de gérer dans le court comme le long terme la com­plé­men­ta­ri­té des modes. Avoir recours au fret fer­ro­viaire sur tel ou tel flux, prendre des enga­ge­ments avec tel ou tel opé­ra­teur, ces réflexions sont deve­nues stra­té­giques dans nos entre­prises, car elles débouchent sur des impacts poten­tiels en termes d’évolution de marge, de capa­ci­té à ser­vir un mar­ché, voire de péren­ni­té de sites de pro­duc­tion ou de distribution.

Un transport de masse

Si ses clients choi­sissent le fret fer­ro­viaire ou y res­tent fidèles, c’est prin­ci­pa­le­ment pour sa capa­ci­té d’enlèvement et de livrai­son mas­sive et pour sa per­for­mance en termes de déve­lop­pe­ment durable (envi­ron­ne­ment mais aus­si sécu­ri­té, notam­ment mais pas exclu­si­ve­ment pour les matières dangereuses).

Si les trains com­plets sont de plus en plus per­ti­nents face à la route au fur et à mesure que les dis­tances s’allongent et que des stocks impor­tants sont pos­sibles à l’un ou l’autre bout de la chaîne, les atouts du trans­port com­bi­né résident dans la fré­quence des liai­sons, et leur ponc­tua­li­té pour per­mettre un post-ache­mi­ne­ment rou­tier à moindre coût.

Locomotive de fret SNCF
La SNCF béné­fi­cie d’un pool impor­tant de loco­mo­tives. © KEY GRAPHIC

DES HANDICAPS SÉRIEUX

L’impact des travaux de renouvellement du réseau sur la circulation des trains de fret et la préférence donnée aux trafics voyageurs, surtout les TER aux abords des grandes agglomérations, mais aussi le temps nécessaire et l’énergie à déployer par les entreprises ferroviaires pour obtenir des sillons robustes (à capacité de circulation périodique garantie) pour le compte de leurs clients d’une année sur l’autre pour de nombreux flux, mais surtout sur des flux prospectifs à créer, constituent sans nul doute aujourd’hui la principale faiblesse de ce mode de transport.

Innover pour mieux servir

Les oppor­tu­ni­tés que nous déce­lons pour amé­lio­rer l’équation éco­no­mique du fret fer­ro­viaire résident dans la pro­duc­ti­vi­té et l’innovation.

Aug­men­ta­tion des lon­gueurs de train et des capa­ci­tés d’emport néces­si­tant certes des inves­tis­se­ments dans le réseau et le maté­riel, inter­opé­ra­bi­li­té euro­péenne pour dimi­nuer les coûts et temps de pas­sage des fron­tières, ges­tion GPS des conte­nants per­met­tant une meilleure pré­vi­si­bi­li­té des ache­mi­ne­ments, futurs sys­tèmes élec­triques de frei­nage et d’accrochage des wagons, accrois­se­ment de la sécu­ri­té des convois, de leur vitesse poten­tielle et de la pro­duc­ti­vi­té des opé­ra­tions de triage en site indus­triel comme en centre de triage.

Péages et coûts salariaux en hausse

Mais nom­breux sont les nuages qui assom­brissent l’horizon quant au main­tien de la com­pé­ti­ti­vi­té du fret à court ou moyen terme par rap­port à la route qui a déjà engran­gé tous les effets de ces dif­fé­rents leviers de dis­po­ni­bi­li­té d’infrastructure, d’adaptation de l’offre, d’innovation technologique :

“ Nombreux sont les nuages qui assombrissent l’horizon ”

Hausses des péages pour le fret qui seront for­cé­ment réper­cu­tées par les opé­ra­teurs si elles ne sont pas com­pen­sables par de la pro­duc­ti­vi­té, hausse des coûts de pro­duc­tion des opé­ra­teurs fer­ro­viaires alter­na­tifs si la future conven­tion col­lec­tive unique pré­vue par la réforme fer­ro­viaire récem­ment votée par le Par­le­ment aligne les condi­tions de tra­vail de leur per­son­nel sur celles des che­mi­nots, ave­nir des réseaux capil­laires de voies fret sans cir­cu­la­tion de voya­geurs (voire avec faible cir­cu­la­tion de TER eux-mêmes mena­cés à terme de rem­pla­ce­ment par des auto­cars) dont la main­te­nance n’est plus assu­rée par RFF du fait de contraintes bud­gé­taires et dont la fer­me­ture signi­fie­rait l’abandon du fer­ro­viaire pour le char­geur en bout de ligne.

Devant tant de pistes d’amélioration comme de dégra­da­tions poten­tielles des condi­tions de ser­vice du sys­tème fer­ro­viaire pour le trans­port de mar­chan­dises sur le ter­ri­toire fran­çais, le char­geur aura à cœur de veiller en per­ma­nence à uti­li­ser les dif­fé­rents modes, et notam­ment la route et le rail, en com­plé­ment et non en oppo­si­tion, en abor­dant les enjeux court terme sans oublier de se pro­je­ter sur le plus long terme.

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