Les coopératives agricoles : une réponse au défi de la souveraineté alimentaire
La restauration de la souveraineté alimentaire de la France passe par un certain nombre de conditions qui demandent des efforts significatifs et progressifs. Dans cette perspective, les coopératives agricoles apparaissent comme la forme d’entreprise la plus adaptée à cet objectif d’intérêt national. Encore faut-il créer les facteurs leur permettant d’assumer leur rôle dans un bon contexte.
La souveraineté alimentaire est une dynamique globale et collective qui ne pourra aboutir qu’à partir de nos territoires et avec l’ensemble des acteurs de la chaîne alimentaire. Parmi ces acteurs, les coopératives agricoles se révèlent de puissants piliers des filières agroalimentaires. Elles œuvrent à préserver, développer et diversifier une agriculture et une alimentation françaises, traçables, de qualité et accessibles à tous, répondant à toutes les attentes et à tous les modes de consommation. Les coopératives agricoles sont donc bien à ce titre l’un des principaux acteurs et l’une des réponses au défi de la souveraineté alimentaire.
La leçon des crises
Les crises des trois dernières années, pandémie, guerre en Ukraine, épizootie de grippe aviaire, ont montré la fragilité de certaines routes d’approvisionnement. Si nous n’avons pas craint d’avoir faim, nous avons subi de plein fouet l’inflation brutale sur les intrants, en particulier sur les engrais azotés issus de Biélorussie ou de Russie. Les tensions sur le marché du soja ont amené l’Inde à brièvement fermer ses frontières aux exportations vers l’Europe, pendant que le Brésil cessait la commercialisation du soja non OGM. Enfin l’inflation se propageant à l’ensemble du panier alimentaire, le problème de souveraineté a glissé vers une question de pouvoir d’achat, et les consommateurs, distributeurs et restaurateurs ont augmenté significativement leurs achats de produits importés et bon marché, marquant ainsi les limites de la politique de différenciation par le haut de gamme de l’industrie agroalimentaire française.
Restaurer la souveraineté alimentaire
Au-delà de l’équilibre à retrouver de notre balance commerciale en termes réels, ces exemples éclairent en partie les questions liées à la souveraineté alimentaire : dans l’immédiat, une sécurisation des flux attendus, en quantité mais aussi en qualité et en niveau de prix ; la compatibilité de ces flux avec les attentes extra-économiques (sécurité sanitaire, transformation agro-écologique, lutte contre la déforestation et le changement climatique, sauvegarde de la biodiversité) ; la préservation d’une accessibilité économique, pour que la souveraineté alimentaire de la France reste aussi celle de tous les Français.
Pendant la crise de la Covid, les coopératives agricoles ont démontré leur capacité à réagir rapidement en orientant la production dans les exploitations, pour s’adapter aux demandes des différents marchés et des consommateurs, et elles poursuivront ainsi pour répondre aux défis qui nous attendent. Le temps de l’après-crise doit être celui de la restauration de notre souveraineté alimentaire, dans une perspective de relance économique au sein de l’UE et d’accélération des transitions agroécologiques de la fourche à la fourchette.
La dégradation de la situation
La France ne cesse de perdre des parts de marché : deuxième exportatrice mondiale il y a vingt ans, elle se situe désormais au sixième rang. Même en Europe elle est passée de première à troisième, derrière l’Allemagne et les Pays-Bas. Elle importe aujourd’hui environ pour 60 milliards d’euros de denrées alimentaires, soit 2,2 fois plus qu’en 2000. La balance commerciale reste gonflée par les exportations de vins et de spiritueux, sans lesquels elle deviendrait lourdement déficitaire.
Le secteur de la viande est particulièrement représentatif de cette évolution : dans les années 90, la France était le premier exportateur de volailles, désormais un poulet sur deux consommés en France est importé. Et cela cache le fait qu’en outre une partie essentielle de l’aliment consommé par le poulet élevé en France est elle-même importée. Pourquoi ? Les filières françaises ne sont plus compétitives et il faut remédier à cette situation.
Renforcer un modèle agroalimentaire compétitif
Ce qui pèse aujourd’hui très lourd dans les coûts de production est l’application des normes sanitaires, environnementales et sociales, qui ne sont malheureusement pas les mêmes dans les pays tiers et au sein même de l’Europe. En France, les règles de bien-être animal sont parmi les mieux-disantes au monde, nous devrions en être fiers. Mais cette inégalité fait pencher notre balance d’importation, car à la fin dans les rayons le prix l’emporte bien souvent sur les conditions d’élevage ou de production, très peu valorisées aujourd’hui. Un principe d’équivalence des normes pour le secteur alimentaire est la seule voie possible pour espérer garder notre modèle agricole ; en attendant il est urgent de mettre en place des mesures de compensation.
Transformer les unités de production
La transformation des unités de production est une condition majeure pour répondre à l’évolution de la demande, renforcer la productivité et la compétitivité, et faire de la réindustrialisation une réalité. Les usines françaises sont confrontées à un triple enjeu d’investissement : moderniser, décarboner et numériser. La réindustrialisation d’un territoire doit avant tout s’articuler autour d’une logique de proximité (spatiale, organisationnelle et cognitive) et d’une dynamique évolutive qui prend appui sur l’histoire et les ressources disponibles sur un territoire. Il est donc essentiel de renforcer les coopératives dans leurs missions de structuration des filières afin d’accélérer la transition agroécologique.
Reconquérir les marchés
Il est impératif de produire plus pour reconquérir les marchés que nous avons perdus sur certaines denrées agricoles et agroalimentaires, dès lors que celles-ci pourraient être produites sur notre territoire au lieu d’être importées. Accentuer notre rythme de production doit également se faire en tenant compte des impératifs environnementaux qui nous préoccupent tous. Pour produire mieux et durablement, nous devons aller plus loin dans la mise en place de mesures de sécurisation des ressources telles que l’eau, de politiques de prévention des risques climatiques dans les territoires, et dans le développement de l’autonomie énergétique à l’échelle des exploitations agricoles.
Utiliser les atouts du modèle coopératif
Ces feuilles de route font partie intégrante des stratégies des coopératives agricoles, car leur « raison d’être » relève de la préservation des exploitations agricoles et de leur transmission.
Avec un besoin de renouvellement d’environ 100 000 chefs d’exploitation sur les dix ans à venir, il est indispensable de réserver des financements pour soutenir ce modèle collectif vertueux. Vecteurs de la mutualisation des moyens, et représentant la profession vis-à-vis des parties prenantes, elles permettent la mise en œuvre de ce plan ambitieux en évitant un éparpillement des moyens et un manque de cohérence à l’échelle de leur territoire. Leur organisation spécifique d’une démocratie participative à l’échelle de chaque exploitation en fait un interlocuteur privilégié tant des collectivités locales, des régions, que des partenaires nationaux, tant exécutifs que législatifs.
Il est également nécessaire d’investir dans la modernisation et la numérisation de l’outil de production pour avoir des entreprises plus agiles et connectées pour répondre à la demande. Trop d’industries sont encore organisées en flux poussés, notamment les coopératives agricoles qui ont pour mission de valoriser les productions de leurs agriculteurs, alors qu’il est nécessaire de passer à un fonctionnement en flux tirés par la demande, évolution rendue possible par le numérique.
Automation et robotisation
L’augmentation substantielle de la production des industries transformatrices devra faire appel à une automation assurant la traçabilité totale des filières amont-aval, garantes de l’autonomie retrouvée, ainsi qu’à une robotisation du travail plus poussée, diminuant d’autant le besoin à des ressources humaines supplémentaires. En effet, les compétences sont déjà actuellement en déficit : le secteur agroalimentaire est le premier employeur industriel français avec 360 000 emplois permanents, il comporte à l’été 2023 pas moins de 90 000 postes vacants.
La disponibilité en quantité et en qualité d’une main‑d’œuvre qualifiée est aussi une condition sine qua non de retour à l’équilibre commercial de la filière. Un effort de formation engageant les acteurs locaux doit être mené, impliquant le développement des écoles de production et les dispositifs d’apprentissage. Numérisation et robotisation sont les deux leviers indissociables pour faire basculer l’industrie alimentaire vers ce fonctionnement plus performant, plus productif et orienté vers les besoins des consommateurs.
Accompagner la décarbonation
Le secteur agricole et agroalimentaire a une place particulière et un rôle essentiel dans la décarbonation des activités humaines. Il doit prendre sa part dans les objectifs de décarbonation, tout en répondant à ses autres défis territoriaux nationaux et planétaires. L’alimentation compte pour environ 24 % de l’empreinte GES (gaz à effet de serre) d’un Français, dont 19 % pour l’amont agricole. Si l’on fait abstraction de la déforestation justement liée aux importations, les deux facteurs primordiaux relevant de la production nationale sont l’émission de méthane par fermentation entérique des ruminants et les évaporations de protoxyde d’azote par usage d’engrais azotés, chacun comptant pour 40 % à 50 % du total. Une politique de retour à la souveraineté alimentaire ne peut donc faire abstraction d’un programme de réduction forte de l’un et de l’autre, déjà inscrits dans la SNBC (stratégie nationale bas carbone).
“Les coopératives agricoles apparaissent comme une solution évidente au défi de souveraineté alimentaire.”
Les études menées indépendamment par l’Inrae d’une part, les recommandations nutritionnelles de l’OMS, d’autre part, permettent de proposer des réductions de consommation de viande de 30 % à 60 % selon les catégories de personne (sexe, âge), ce qui correspondrait aussi à la poursuite des activités d’élevage sur l’ensemble des prairies et pâturages permanents de France (environ un tiers des surfaces agricoles) ; la surface récupérée permettant un développement de protéagineux, à destination tant de la consommation humaine en substitut de la moindre consommation de viande que de l’alimentation animale en substitut d’importations (de soja en particulier). Le maintien en l’état des surfaces de prairies permanentes et pâturages naturels, avec les délimitations de haies et bosquets, étant par ailleurs le vecteur principal de préservation de la biodiversité dans le paysage rural, en sus des surfaces cultivées en agriculture biologique.
Soutenir la rentabilité de l’effort
C’est donc tout un système à mettre en place pour accélérer la décarbonation tout en conservant nos capacités à produire et à nourrir. Les études menées sur la rentabilité des investissements de transition attestent sur le court terme d’un coût d’investissement additionnel en capital très élevé contre de faibles économies sur les coûts d’exploitation. Ce n’est que dans un second temps, estimé au minimum à vingt ans, que les économies réalisées se révèlent supérieures aux investissements annuels réalisés pour la transition. Or les opérateurs privés ne peuvent à eux seuls supporter le coût total de ces investissements, ce qui nécessite un appui financier et normatif des pouvoirs publics, sous peine de voir la compétitivité des industriels se dégrader pendant ce temps d’amortissement des investissements de transition.
Promouvoir le « produire en France »
Même si la législation va dans le bon sens et demande de plus en plus d’étiquetage indiquant l’origine des productions, la réalité reste bien différente. Seuls 15 % des restaurants affichent aujourd’hui l’origine de leur viande, alors que l’étiquetage est obligatoire en restauration hors domicile depuis maintenant plus d’un an. Les importations, qui ne font qu’augmenter, sont en partie le fruit de l’ignorance de ce fait par les consommateurs. Si nous souhaitons passer à l’étape ultérieure, il nous faut intensifier l’approvisionnement en produits français par l’application stricte de l’étiquetage de l’origine, ajouter un critère d’origine pour les appels d’offres publics et instaurer une proportion minimale de mises en avant des productions agricoles françaises par les enseignes.
La réindustrialisation comme garantie
La situation est critique et, sans infléchissement profond, le pays risque de ne plus être en mesure d’assurer la sécurité alimentaire de ses citoyens et de ne pas atteindre ses objectifs environnementaux. Or la réindustrialisation est la garantie de mieux maîtriser notre destin en termes aussi bien de souveraineté, de compétitivité, que de lutte contre le dérèglement climatique. Dès lors, il est essentiel de définir une stratégie pour renforcer la base productive du pays et faire face aux évolutions de consommation nationale et mondiale.
L’avenir de l’industrie agroalimentaire devra s’articuler autour de ces quatre axes de développement : avoir des productions décarbonées inscrites dans une démarche d’économie circulaire ; basculer vers des entreprises plus agiles et connectées, capables de répondre à la demande ; rendre les métiers et les parcours professionnels plus attractifs sur les territoires ; ancrer les usines dans les territoires et leurs écosystèmes, tout en préservant leur compétitivité.
La pente est raide
Le chemin à parcourir est long, complexe et coûteux, car la désindustrialisation a induit un sous-investissement dans les unités de production et à court terme nous serions bien en peine de rapatrier sur le territoire national les productions délestées au cours des décennies sur des territoires étrangers : nous n’en avons ni l’espace nécessaire, ni l’outil agricole ou industriel, ni les compétences.
Ce sous-investissement pénalise la capacité des entreprises à répondre aux évolutions et aux fluctuations de la demande. Alors que les coopératives agricoles apparaissent comme une solution évidente au défi de souveraineté alimentaire, elles sont malheureusement encore plus pénalisées. En effet, l’investissement est aujourd’hui très contraint, du fait d’un taux d’endettement déjà élevé et de fonds propres insuffisants au regard d’un bilan qui s’alourdit. Une montée significative des pouvoirs publics dans le haut des bilans des entreprises (fonds propres ou quasi-fonds propres des banques publiques, subventions ciblées ou bonifiées) permettrait de déclencher un important effet de levier financier sur la structure financière des TPE-PME et des coopératives agricoles.